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Critique par le Quotidien du cinéma

Good Kill

Si jamais vous avez grandi aux États-Unis dans les années 80, alors le cinéma reaganien n’a plus aucun secret pour vous. Les productions Amblin de Steven Spielberg achevaient de mettre un terme à la carrière de réalisateurs, tels Hal Ashby, perdus quelque part au crépuscule d’une décennie d’excès en tous genres ; déléguant ainsi la science-fiction adulte au seul John Carpenter. 

Il suffit de se pencher sur l’année 1983 pour prendre le pouls d’une industrie vendue à un public adolescent élevé au pop-corn et à la télévision. La voiture maléfique "Christine" (John Carpenter) ouvre la voie dès le mois de Janvier aux gentils Ewoks du "Retour du Jedi" (George Lucas) qui envahissent les salles obscures à partir d’Octobre, alors que "La Quatrième Dimension" déroule le tapis rouge à Joe Dante dont on connaît la filmographie ultérieure. L’époque est aux franchises et au merchandising effréné, loin du cynisme d’un Michael Cimino banni du Nouvel Hollywood depuis que "La Porte du Paradis" s’est refermée sur lui trois ans auparavant.

Les grands studios concentrent leur attention sur les nouvelles technologies très en vogue chez les jeunes, dont l’informatique, et plus particulièrement les jeux vidéos, popularisés en 1982 par le film "Tron" réalisé par Steven Lisberger pour… Disney ! Les premiers geeks avant l’heure qui eurent la (mal ?)chance de jouer au déplorable E.T. sur l’Atari 2600 trouvèrent un écho à leur passion naissante dans un film sorti cette même année symptomatique : "War Games" (John Badham). Le jeune Matthew Broderick, en passe de devenir le Ferris Bueller de John Hughes, y incarne un jeune pirate informatique sur le point de démarrer une guerre nucléaire via un supercalculateur qu’il prend par mégarde pour un jeu vidéo.
 
Trente ans plus tard, un réalisateur d’origine néo-zélandaise vient bousculer Hollywood avec des « idées chères mais non conventionnelles ». C’est ainsi qu’Andrew Niccol se présente, fier d’une filmographie courte mais prestigieuse qui, de "Bienvenue à Gattaca" en passant par "S1m0ne" et "Time Out", détonne dans un paysage cinématographique rongé par les « prequels », « sequels » et autres « spin-offs », novlangue du blockbuster en droite lignée de la saga des années 80. Les geeks, devenus rois d’une contre-culture industrialisée, ont déserté les arcades pour le confort d’une chambre où la PlayStation, la Xbox et la Wii rassemblent une communauté de « gamers » spécialisés dans le maniement du « joystick » pour tuer une cible quelconque ou piloter un avion.

Ce glissement progressif du jeu vidéo vers la réalité augmentée abolit la frontière qui nous séparait de la science-fiction jusqu’à présent. « The Future is now » semble nous dire Andrew Niccol qui montre dans "Good Kill" des soldats américains faire la guerre aux terroristes d’Afghanistan en larguant des bombes à 11000 km de distance des États-Unis grâce à des drones qu’ils pilotent via… Une manette de console de jeu ! C’est presque un film en costumes pour le réalisateur dont l’œuvre n’a de cesse de regarder vers l’avenir. Les plus malicieux justifieront cette motif récurrent par la prédestination d’un prénom à la science-fiction, l’androïde Andrew étant l’Homme Bicentenaire du grand Isaac Asimov dans sa nouvelle éponyme. Quoi qu’il en soit, ce leitmotiv rejoint ici une veine politique déjà exprimée en 2005 dans l’excellent "Lord of War" qu’il a réalisé et le court-métrage documentaire relativement méconnu, "Making a Killing : Inside the International Arms Trade", qu’il a scénarisé.
 
Qui rêve encore de faire ses classes à la prestigieuse école de l’aéronavale Top Gun quand le bruit court que l’armée américaine recrute ses pilotes de drones parmi les « gamers » formés aux simulateurs de vol ? Sûrement Jerry Bruckheimer, qui a inspiré la carrière du père de Niccol mais aussi Tom Egan/Ethan Hawke, condamné à rester cloué au sol dans une boîte métallique d’où il mène une guerre totalement inédite sous la houlette de la CIA. L’interaction, pour ne pas dire l’aliénation, entre l’homme et la machine qu’il a créée s’exprime ici sous la forme du mode de vie schizophrénique d’un pilote qui tue des Talibans douze heures par jour dans une cabine sur une base aérienne en plein désert du Nevada, puis rentre à la maison pour jouer avec ses enfants.

Le réalisateur s’engouffre volontairement dans une impasse éthique en filmant la réalité impensable d’un adulte qui désintègre de la chair humaine et de son fils endormi auprès d’une console de jeu après avoir fait exploser des pixels. Le point de non-retour touche à l’obsession du soldat pour le champ de bataille quand Tom Egan/Ethan Hawke scrute attentivement le ciel depuis le jardin de la banlieue résidentielle où il vit, tel un ange déchu condamné à errer dans un paradis artificiel, Las Vegas, qui attire aussi bien cinéastes en quête de rédemption (Francis Ford Coppola et son "Coup de cœur") que pilotes d’élite amateurs de guerre et de casinos, tels Vera Suarez/Zoe Kravitz. Ce regard porté sur un hors-champ objet de fascination se brise contre la ligne d’horizon des montages identiques à celles survolées par écran interposé en Afghanistan. Le personnage d’Ethan Hawke devient ainsi l’héritier du capitaine Willard d’"Apocalypse Now", obnubilé par la jungle viêtnamienne et ses brumes hallucinogènes imbibées de napalm.
 
La guerre par drone de combat qu’Andrew Niccol survole à coups de plans zénithaux s’inscrit dans le processus de dématérialisation d’un mode de combat défendu par ses partisans au nom de son économie et de sa précision chirurgicale, au détriment du tapis de bombes incendiaires cité précédemment. C’est toute une nouvelle langue qui s’invente sous nos yeux et nos oreilles. Les nettoyeurs de tranchées de 1914 ont cédé leur place un siècle plus tard au balayage optique des drones téléguidés. Le champ lexical militaire traditionnel s’enrichit des anglicismes du jeu vidéo.  Le « splash », qu’on pourrait prendre pour la sirène dont Tom Hanks tombait amoureux en 1984, devient par exemple le nom de code d’une opération réussie après un « double up » (ou frappe redoublée) dans le cadre d’un « targeted killing » (attaque ciblée).

Il faut reconnaître, à ce sujet, l’acharnement d’un réalisateur qui n’a pas pu bénéficier du soutien de l’armée américaine pour atteindre un tel degré de véracité. Sans doute faut-il blâmer l’enlisement d’un conflit vieux de quatorze ans qui a vu le moral des troupes sombrer au point d’interdire l’accès au public à ses bases de drones dont elles s’enorgueillissaient encore ouvertement il y a encore quelques années de cela. Cependant, aucune frappe reconstituée dans le cadre du film, qu’elle éclate lors d’un enterrement ou d’un mariage, n’est le fruit de l’imagination d’Andrew Niccol. C’est que le réalisateur a pu profiter des fuites de l’affaire WikiLeaks en consultant des heures et des heures d’images filmées en Afghanistan par les drones de combat américains. Ces mêmes enregistrements ont également nourri le travail d’Ethan Hawke pour s’imprégner du syndrome post-traumatique dont souffre son personnage.
 
Car l’ambiguïté schizophrénique de Tom Egan, qui pourrait trouver sa place dans l’univers eugéniste de Gattaca, se double d’un sentiment de culpabilité décuplé par la lâcheté de ses actes. Cet Icare, élevé au rang de muse par Andrew Niccol, qui semble résolument décidé à interdire le ciel aux personnages interprétés par Ethan Hawke, ne peut plus voler dans sa cage métallique dont la pancarte indique sous forme de boutade « Vous sortez du territoire américain ». Le scénario de "Good Kill" explore, en effet, le territoire mental d’un pilote perdu dans un conflit moral qui touche à la fin d’une civilisation. La rage contenue de Tom Egan face à un acte de viol redoublé par un Taliban se heurte à son impuissance effective quand la CIA, devenue centrale d’élimination plutôt que d’espionnage, le contraint à bombarder des cibles potentiellement dangereuses, civiles ou militaires.

Cette situation de crise se répercute sur le couple qu’il forme avec Molly Egan/January Jones, délaissée par un mari qui sombre peu-à-peu dans l’alcoolisme quand il n’a pas les yeux rivés vers le ciel. Le prestige du blouson de cuir cousu d’insignes s’estompe au profit de sa valeur marchande estimée à l’aune de son potentiel « cool » et « vintage» par un caissier de supérette. Tom Egan refuse même de se reconnaître dans le reflet d’une caméra de surveillance qui lui renvoie directement l’image distordue d’un « héros » écorché. Seule une distance physique et idéologique sépare le Chris Kyle ("American Sniper") de Clint Eastwood du Tom Egan d’Andrew Niccol. Le soldat ultime du XXIème siècle sera sniper ou ne sera pas.
 
"Good Kill" n’est rien d’autre que cela, à savoir l’histoire d’un soldat qui essaie de retrouver son humanité car son travail relève de la folie. Le dilemme cornélien final (que je ne prendrai pas le malin plaisir de vous révéler) achève un programme qui n’aurait rien pour déplaire à Stanley Kubrick. En effet, Andrew Niccol use du film de guerre pour s’interroger sur le voyeurisme intrinsèque à la condition de pilote de drone, témoin impuissant de scènes d’horreur (encore une fois, l’ombre du Colonel Kurtz plane sur ces lignes).

Qu’est-ce qui fait un homme ? La possibilité du choix. Tuer l’autre, c’est finir par se tuer soi-même. C’est pourquoi il serait injuste de reprocher au réalisateur une défaillance critique à l’égard du conflit en Afghanistan. Le parti pris ouvertement humaniste de l’œuvre ne laisse aucun doute quant à son intention de montrer une vérité, la vérité, que seuls les spectateurs sont en mesure de juger. Le Kubrick de "Full Metal Jacket" rejoint ainsi celui d’"Eyes Wide Shut" lorsqu’il s’agit de dépeindre une crise conjugale en plein milieu d’un désert, quelque part au cœur d’une guerre dématérialisée. "Good Kill" commençait en invoquant Spielberg et son film inachevé, "Watch the skies", pour finir par réunir ces deux figures tutélaires sous la bannière d’"Intelligence Artificielle", à l’heure où s’impose le choix de reconquérir (ou pas) son humanité.
 
Le nouveau film d’Andrew Niccol, qui remet à jour plus qu’il ne réinvente le film de guerre, fait partie de ces œuvres qui touchent « dans le mille » (« good kill » en anglais), soit en totale adéquation avec leur époque, au même titre, certes dans un autre genre, que "The Social Network" de David Fincher, réalisateur qui partage ici son fameux title designer, Kyle Cooper. 

Auteur : Robert Z. Fink
Publié le 03/04/2015 sur Le Quotidien du cinéma

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Ecrit par pretty31 
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