Mariés, deux enfants

 

"Peg, passe-moi une bière, c'est l'heure de mon émission".
Sériphiles, préparez-vous à l'arrivée d'une des familles les plus cultes et bizarres qu'ait connu la télévision! L'HypnoVintage du mois d'Avril 2015 se consacre cette fois-ci aux Bundy. Véritable phénomène du petit écran, le show mené par Ed O'Neill et par Katey Sagal a régalé les téléspectateurs du monde dans les années 1990. Diffusée à partir du 8 avril 1987 et annulée dix ans plus tard, la sitcom créée par Ron Leavitt et par Michael Moye possède pas moins de 262 épisodes de 23 minutes chacun répartis en 11 saisons et a vu naître de nombreux remakes et spin-off jusqu'à contrecarrer le très renommé "Cosby Show" alors diffusé sur le réseau NBC. Humour potache voire caricatural, "Mariés, deux enfants" nous plonge dans l'univers triste et malchanceux d'Al Bundy, simple vendeur de chaussures dont l'épouse et les deux enfants ne lui apportent que des ennuis.

 

Les protagonistes de "Mariés deux enfants" tiennent un rôle primordial. Entre Al Bundy, le pauvre vendeur de chaussures, crade et blasé et Marcy, la femme active plate et autoritaire, la sitcom tente d'utiliser tous les stéréotypes du genre afin de représenter la société américaine des années 1990. Chacun reprend ainsi plus ou moins les caractéristiques des a priori, émis et considérés comme acquis par notre communauté. Les situations vécues par Al et ses amis reprennent la réalité et permettent aux téléspectateurs de s'identifier plus facilement à eux. Les personnages féminins sont les meilleurs exemples de cette représentation. Alors que Peggy est une belle femme qui ne travaille pas et qui sait comment prendre l'argent de son mari, Marcy assume pleinement sa vie active. Son physique androgyne reflétant également sa personnalité, le show de Leavitt et de Moye tente de démontrer qu'une femme active pouvait être considérer comme un homme si elle travaillait. À de nombreuses reprises, Al la confond avec un homme et se moque physiquement d'elle comme le prouve "C'est bientôt l'heure d'Hondo" de la saison 8 où il l'appelle tout bonnement "Monsieur". Une idée reçue accentuée par le physique avantageux de Peggy et Kelly Bundy qui illustre allégrement l'idéologie occidentale où une femme se doit d'avoir des formes pour être considérée comme telle. Une critique sexiste qui aurait pu attiser la colère des féministes de l'époque.

Heureusement, l'identité masculine n'est pas épargnée. Les créateurs de la sitcom souhaitent démontrer qu'être un homme n'est pas forcément ce que l'on croit. Al Bundy, ancien joueur sportif au lycée, possède un job qu'il déteste alors que les deux époux de Marcy (l'un après l'autre, rassurez-vous) sont totalement dépendants de leur épouse. Mais rassurez-vous aussi, bien que la série s'apparente à l'un des plus grands cas de misogynies, elle est pourtant loin de cela. Elle cherche en effet à démontrer que chacune des personnalités référencées par les idées reçues américaines est loin d'être aussi réaliste que la société veut bien le croire. Moye et Leavitt peignent ainsi une bataille entre les sexes, drôle et caricaturée. Dans l'épisode "Le triomphe de Peggy", Peggy montre aux autres femmes comment voler leur mari et donne les points positifs d'une femme au foyer en parvenant à convaincre une juge alors qu'Al crée le "No Ma'am" au cours du huitième chapitre de la série afin de contrer la montée en puissance des femmes, une peur qu'avait alors le corps social et qui rappelle aujourd'hui le combat féministe pour l'égalité des droits entre les deux sexes. Chacun des points de vues poussés à l'extrême est ainsi dessiné par les différents héros du show. Même le chien Buck a son rôle à jouer, étant lui-même personnifié, le public pouvant entendre ses pensées les plus intimes.

 

C'est très simple, "Mariés deux enfants" se permet tout et se moque de tout. En passant par le tribunal jusqu'aux activités sportives. Rien n'est épargné par la production. Leavitt et Moye nous offrent l'une des plus grandes satires du petit écran. Dans "L'amour à tout prix", Peggy et Al participent à un jeu télévisé, un épisode qui illustre les dérives du genre en se moquant notamment des couples hétérosexuels classiques et des gens corpulents. Une critique acerbe que beaucoup pourraient prendre mal mais qui permet surtout d'ouvrir les yeux sur la perception des gens sur autrui. Qu'on se rassure, même le couple Bundy a le droit à sa part d'humiliation lorsque l'un n'hésite pas à martyriser l'autre juste pour le plaisir de se venger et gagner un objet. Une image récurrente pour la série. Dans "Que d'eau, que d'eau", Al fait tout pour réparer la fuite d'eau et est électrocuté à cause d'un orage. Aucun des Bundy ne se soucie de lui. En voulant réparer lui-même la maison, Al répond tout simplement aux critères prescrits par la société américaine où un homme se doit d'assouvir tous les besoins de sa famille et doit savoir entretenir sa maison en bricolant. "Bien joué Peggy" joue la carte du comique en montrant Peggy battre le record d'Al au bowling sans savoir y jouer et en faisant constamment des strikes. Mais la série va beaucoup plus loin. Dès l'épisode pilote, le public croit regarder un divertissement potache et réaliste, placé dans le temps et l'espace. Mais "Mariés deux enfants" cache bien son jeu et parvient à s'extirper de cette idée en revenant notamment sur des croyances urbaines. En passant du Père Noël aux extra-terrestres jusqu'à la peur des pieds, les réalisateurs s'amusent de tout! Al rencontre des aliens qui viennent chercher ses chaussettes sales pour en faire du carburant par exemple ou encore dans "La pomme de la discorde", le père Bundy parvient à soulever avec un crique la maison de ses voisins en faisant le moins d'efforts possibles. La moquerie et la cocasserie prennent ainsi une allure cartoonesque et permettent aux téléspectateurs de se détendre en revenant sur ce qu'ils pourraient penser de leur propre famille ou de leur voisin.

 

Le thème de la famille est incontournable pour toute série qui se respecte. Nommés ainsi d'après le catcheur King Kong Bundy, Les Bundy sont tout ce qui est de plus conventionnel à la différence près que leur mentalité diffère quelque peu de la famille américaine classique. Chaque membre est loin d'être parfait. Bud, le fils, est intelligent pour son âge et manipule ses parents et sa soeur. Kelly représente merveilleusement la blonde potiche et idiote. Redoublante multirécidiviste et adolescente au corps parfait, elle plait aux garçons et n'hésite pas à les ramener à la maison alors que son père la surveille de près. Peggy, quant à elle, est loin de la femme au foyer classique. Elle déteste la cuisine et le ménage préférant dépenser l'argent pour des futilités. À plusieurs reprises, les Bundy meurent de faim allant jusqu'à manger chez leurs voisins ou bien jusqu'à voler. L'unité familiale n'est pas uniquement critiquée. Elle est également saluée par ses deux créateurs. "La vengeance de Bud" montre au public que la famille Bundy n'est pas que sarcastique et moqueuse, elle sait s'unir quand la situation le demande. Alors qu'Al assomme un homme qui drague sa femme, Kelly venge son frère qui a été humilié, créant ainsi une antithèse parfaite émise par la série depuis son pilote. Al critique sa femme et refuse de coucher avec elle tout simplement parce qu'elle est son épouse. Kelly et Bud se font des reproches mais parviennent à s'allier comme le feraient un frère et une soeur. Ainsi, les Bundy représentent malgré eux une famille américaine banale mais normale. Heureusement, le thème familial n'est pas l'unique leitmotiv de la série qui se veut moderne.

 

La malchance et le sexe sont également des enjeux répétés du show. Outre les nombreuses pin-up et les allusions coquines, "Mariés deux enfants" s'intéresse surtout à l'idéalogie de la société occidentale en revenant sur les stéréotypes. Intelligente, audacieuse ou au contraire sexiste, la série a su plaisanter des non-dits sur ces sujets en filmant l'interdit. Ainsi, elle pouvait facilement se détacher de la trop sage "Cosby Show". Bud ne trouve pas l'amour ou du moins une partenaire. Pendant ce temps, Kelly utilise son sex appeal pour parvenir à ses fins. Son personnage se révèle plus passionnant qu'il n'y paraît. Sa personnalité sexualisée sert régulièrement de démonstration afin de dénoncer la manière dont les femmes sont perçues. Ainsi, nous la retrouvons en Miss Météo ou bien encore en mannequin dans "La torpille humaine". Dans ce sixième volet de la cinquième saison, Kelly joue une fois de plus de son physique et invente une danse afin de vendre des voitures. Son personnage pouvant alors faire penser à un féminisme déguisé, cette idée est rapidement contrée, la féminité étant l'un des multiples thèmes tournés en ridicule régulièrement. En effet, la série dépasse une nouvelle fois la ligne rouge en consacrant un épisode entier et controversé aux règles des femmes, une idée qui a suscité la colère des puritains américains. Mais c'est "S.O.S mes deux seins" qui a fait le plus de bruit en dévoilant tout ce qui était jusque-là interdit de montrer sur le petit écran: un homme travesti, un homosexuel et une femme montrant sa poitrine à Al. Rien n'est épargné aux yeux moralistes des conservateurs.
Cette impudence n'est pas la seule prise de risque travaillée. La malchance également. Alors que des séries souhaitent illustrer le rêve américain, "Mariés deux enfants" peint une fois de plus la réalité des choses. Al est malchanceux et pourtant il avait tout pour réussir et pour être heureux. Il est endetté, a une voiture pourrie et n'est pas reconnu à sa juste valeur. Pourtant, sa personnalité reflète entièrement la pensée américaine. Il travaille dur et a une définition bien ancrée de ce qu'est être un homme. La fatalité semble s'acharner sur lui sans qu'il puisse en réchapper. Une image illustrée dans "Bien joué Peggy" où il fini prostré et en boule face à la victoire de son épouse. Il est heureux uniquement quand il se trouve aux toilettes, un endroit qu'il juge comme le lieu définissant complètement la masculinité. Une référence géniale puisque les toilettes sont surnommés "le Trône". En y restant des heures, Al a ainsi l'impression d'être le Roi. C'est du moins ce qu'est démontré dans "Le cabinet de papa", où Al installe son Ferguson, un modèle jugé comme l'objet ultime de la virilité en faisant un cours à son fils sur le bruit que doit faire la chasse d'eau. Mais la malchance n'étant jamais très loin, il est vite contré par sa femme. A noter que cet épisode fait également écho à "Touche pas à mes toilettes" où Peggy s'empare des cabinets en refaisant la décoration.

 

Un autre grand atout du show est son générique qui prend le rôle de dénonciateur. Chanté par le grand Frank Sinatra lui-même, "Love and Marriage" joue une fois de plus la carte du cynisme en mettant en avant un décalage édifiant entre un préjugé et les faits. Les paroles et les images tournées continuent de surprendre en jonglant sur le côté rêvé et la réalité de la vie matrimoniale. Alors que la musique nous présente un monde idyllique où les époux s'entendent à merveille, la famille Bundy dévoile l'envers du décor de l'union maritale. Al est constamment harcelé par Peggy, Bud, Kelly et le chien Buck qui lui réclament de l'argent puis se retrouve ruiné. Cette image burlesque n'est pas seulement pathétique et drôle puisqu'elle fait également passer un message sardonique et pessimiste. Si vous vous mariez alors vous ne serez jamais heureux. La vie promise est ainsi loin de la vie vécue. Et tout cela se retrouve à travers le personnage d'Al, assis sur son canapé et son visage fermé. Enfin, l'intelligence des réalisateurs se retrouve notamment dès l'ouverture de l'opening où le public peut enfin placer les Bundy dans un lieu précis, Chicago, grâce à l'image de la célèbre Buckingham Fountain.

 

"Mariés deux enfants" n'est pas devenue culte uniquement à cause de ses idéologies controversées et de son générique sarcastique mais bien en utilisant un véritable public! Les rires entendus ne sont pas enregistrés mais proviennent bien des spectateurs présents lors du tournage. En écoutant la version originale et en ouvrant l'oreille, nous pouvons entendre plusieurs remarques émises allant d'un "Don't do it" à un "Is it real". Ron Leavitt et Michael Moye ont ainsi su manier le côté théâtral chaleureux et celui de la télévision où il existe régulièrement une distance entre le public et les acteurs. Ce procédé a ainsi créé par la même occasion un sentiment de proximité entre les comédiens et leur audience. La sitcom se transforme alors en une sorte d'hybride mêlant à la fois l'enregistrement télévisé et monté et le direct.

 

Son casting est flamboyant et la série a su devenir un véritable tremplin pour eux. Ed O'Neill tire son épingle du jeu en incarnant à merveille Al Bundy. L'acteur qui avait commencé sa carrière dans le 7ème art dans les années 1970 parvient enfin à goûter au succès tant escompté. En 2001, il revient dans la policière "Dragnet" avant de retourner dans une sitcom en incarnant le patriarche Jay Prischett dans la renommée "Modern Family". Katey Sagal, quant à elle, s'imposera à nouveau dans la comique "Touche pas à mes filles" puis touche à la moto dans "Sons of Anarchy". Mais c'est surtout l'interprétation de Christina Applegate que les téléspectateurs retiennent le plus. La série lance sa carrière et la comédienne tourne notamment dans la flamboyante "Mars Attacks" avant de revenir sur le petit écran dans "Samantha Who?" en 2007.
"Mariés deux enfants" ne serait pas devenu aussi culte sans le jeu de David Garrisonn, alias Steve Rhoades avant que celui-ci décide de se plonger entièrement dans le théâtre.
La série a également su révéler de nombreux talents. Ainsi, le public a pu retrouver entre autres Pamela Anderson, Tia Carrere, Matt LeBlanc et Ian Ziering. Des célébrités ont aussi fait une apparition tels que le renommé Robert Englund ou bien encore Casper Van Dien ou Milla Jovovich. La liste des guests est tellement longue qu'on ne pourrait pas tous les citer.

 

Comédie authentique, la série est devenue une référence à elle seule et a permis à de nombreux remakes de voir le jour à travers le monde en passant par la Russie, le Royaume-Uni et même l'Allemagne. Malheureusement, aucun n'a connu le succès de "Mariés deux enfants", encore moins les trois tentatives de spin-off très vite enterrés. Ces échecs rendaient alors la célébrité de la sitcom unique. L'ironie du sort ne semble pourtant pas s'acharner. Alors que dans le show, Al cherche à tout prix la reconnaissance aux yeux du monde, les téléspectateurs se passionnent pour ses aventures. La comédie de Leavitt et de Moye entre ainsi dans la culture populaire au point de faire d'innombrables apparitions dans les inévitables "Simpson" et "Futurama". Elle est également la source d'inspiration de "Malcolm" et de "The Middle".

 

Amusante, cocasse et audacieuse, "Mariés, deux enfants" fut malheureusement annulée après sa onzième saison sans posséder de conclusion. La réalité dépassant peut-être la fiction, elle a permis aux téléspectateurs de plaisanter sur leur propre vie mais ne remporta aucun Emmy Awards. Incontournable, elle entre dans la catégorie des séries cultes à connaître absolument. Et peut-être que la chance sourit finalement aux Bundy puisque l'intégrale du show est disponible en DVD.