HypnoFanfics

Interdit aux moins de 16 ans

Le Prince & L'Idiot

Série : Merlin (2008)
Création : 14.07.2015 à 16h54
Auteur : Listelia 
Statut : Terminée

« Ce jour-là au marché, Arthur se contente de faire ce qui lui semble juste. Il n'a aucune idée à quel point ce simple acte de bonté, un peu bourru, va changer sa vie et celle de tout un peuple... » Listelia 

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Basé sur les épisodes : 3x12, 3x13, 5x10

 

TOUJOURS DEBOUT, TOUJOURS ENSEMBLE

 

 

Ils fuient.

L'aube ourle le sommet dentelé des montagnes bleues d'un fin trait de lumière et le ciel cotonneux se pare de soieries roses comme une aquarelle. De longs filaments d'or s'étendent sur la vallée remplie d'une brume grisâtre. Au loin, les clochettes d'un troupeau de vaches tintinnabulent. Un renard jappe dans l'obscurité de la forêt. Un autre lui répond. Deux oiseaux traversent l'immensité claire en gazouillant joyeusement. La rosée perle en gouttes brillantes dans l'herbe verte qui embaume. Tout est paisible.

Ils fuient.

Un petit groupe hagard aux vêtements déchirés et aux armures souillées, trébuchant de fatigue et de chagrin dans les bois sombres. Ils se hâtent en silence entre les troncs, dans un froissement de feuilles mortes et le cliquetis de leurs cottes de mailles. Leurs jambes sont lourdes, leurs épaules affaissées, leurs visages crispés. Personne ne les poursuit – pas encore – mais ils ne s'arrêtent pas, ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas. Les tours noircies de Camelot s'éloignent derrière eux, à travers les arbres.

Ils fuient.

Gwaine et Sir Léon soutiennent Arthur, un de chaque côté, ses bras passés autour de leurs cous, leurs mains agrippées à sa ceinture. Il avance en trainant sa jambe blessée dans la terre noire du sous-bois, le menton sur la poitrine, à peine conscient. Il ne sent plus la douleur, maintenant. Ses oreilles bourdonnent, comme si les dernières heures de la nuit se rejouaient derrière ses paupières à demi-baissées.

 

Tout semblait prendre un tour favorable pour eux, pourtant, au début. Les deux hommes n'ont eu aucun problème pour atteindre l'armurerie désertée. Derrière le plus grand bouclier, quand Arthur a frappé le vieux code de son enfance sur la petite porte en bois, la tête blonde frisée de Sir Léon est apparue, puis celle la jeune femme aux yeux noisette dont le visage s'est illuminé en les voyant. Le prince a rapidement expliqué son plan pour sortir le roi du château. Mais lorsqu'il a mentionné Morgane, les yeux du chevalier se sont rétrécis et Guenièvre s'est mordu les lèvres avec une expression de souffrance telle qu'Arthur l'a examinée en cherchant quelle était la blessure qui la provoquait.

- Oh, Sire, j'aurais m'en apercevoir, a gémi la servante en entortillant son tablier. "Je ne pouvais pas y croire mais c'était elle qui empoisonnait le roi et quand elle m'a dit avant l'attaque que je serais saine et sauve si je restais près d'elle, j'… c'était trop tard… je suis désolée..."

- La princesse n'est pas notre alliée, a dit sourdement Sir Léon. "Elle nous a tous trahis. Des centaines de vies ont été perdues parce qu'elle a ouvert la crypte pour laisser passer les soldats de Cenred."

Arthur n'y a pas cru, bien sûr. Il a attribué ce qu'ils disaient à leur séjour confiné dans le passage secret mal aéré et/ou à d'éventuelles blessures à la tête qu'il ne pouvait pas voir. Mais avant qu'ils ne puissent insister, Gwaine est revenu de son poste de guet à la porte de l'armurerie, en disant qu'il se passait quelque chose dans la cour d'honneur que le prince devait venir voir.

Ils se sont faufilés dans les communs jusqu'au préau qui donne en face des grands escaliers blancs, se sont tapis derrière le lavoir.

La lune ronde et pleine bleuissait les pavés de façon fantomatique.

Et peut-être que tout ceci n'était qu'une illusion, en fait…

Arthur a senti son cœur chavirer.

Morgause et Morgane, debout au milieu d'une cinquantaine de soldats de Cenred qui ne faisaient pas un geste pour les attaquer, étaient en train de discuter de son sort. Les yeux de perle de sa fragile petite sœur lançaient des éclairs et elle tremblait de rage malgré les mains de son aînée posées sur ses épaules.

Et ensuite la sensation d'être en train de tomber, tomber sans aucun espoir d'être rattrapé, s'est intensifiée jusqu'à ce qu'il soit obligé de se rattraper au bord du lavoir pour ne pas perdre l'équilibre.

Cenred est venu à la rencontre des deux femmes, descendant souplement les grands escaliers, ses yeux noirs louchant avec fatuité. Il a baisé la main de Morgause qui l'a laissé faire avec une condescendance à peine dissimulée.

Puis les mercenaires ont amené Uther Pendragon dont les jambes traînaient et la tête pendait mollement entre leurs bras. Ils l'ont jeté au sol, lui ont vidé un seau d'eau sur le visage et, lorsqu'il a remué faiblement, deux gardes l'ont redressé brutalement et l'ont forcé à faire face à Cenred.

Mais le roi regardait Morgane, uniquement Morgane, sans un mot.

Morgause a souri, montrant ses dents blanches qui brillaient à la lumière pâle de la lune.

- Père, a-t-elle dit de sa voix froufroutante. "Vous voici enfin. Je pensais n'avoir jamais la joie de vous présenter à mon époux, le roi Cenred."

L'homme en armure noire a éclaté de son rire gras et bête, les poings sur les hanches, et ses soldats se sont joints à lui.

Arthur, pétrifié d'horreur, avait les yeux fixés sur Morgane qui ne disait pas un mot, ses lèvres délicates retroussées en une moue cruelle.

Uther pleurait.

A partir de là, le prince ne sait plus trop ce qui s'est passé. Il se rappelle de Sir Léon qui l'entraine de nouveau vers l'armurerie, d'avoir entendu Gwaine lui dire qu'il les rejoindrait mais qu'il devait d'abord savoir ce qu'il était advenu de Merlin et Gaius.

Il se souvient d'attendre dans le passage secret où l'air est rare, chargé de poussière de charbon et d'une odeur de vase. Guenièvre est là, à côté de lui. De temps en temps, elle lui presse la main et elle répète que tout ira bien d'une petite voix étranglée.

Puis des chuchotements, des lumières fugaces, Sir Léon qui aide le médecin de la cour à passer par l'étroite ouverture.

- Morgause ne m'a pas jeté un regard. Elle a dû croire que le coup du soldat m'avait mis à terre pour de bon. Mais il en faut plus pour abattre un vieux bonhomme coriace comme moi, marmonne Gaius en remettant en ordre ses longues robes chiffonnées d'un geste digne et machinal, avant de se pencher sur le prince et de vérifier la blessure.

- Comment va-t-il ? demande le chevalier avec inquiétude. "Il n'a pas dit un mot depuis… et ses yeux sont vitreux."

La question qu'il ne formule pas à haute voix est : "ce que nous venons de voir l'a-t-il brisé ?"

Le vieil homme secoue la tête. Il y a du sang coagulé sur son front ridé, à l'endroit où le soldat l'a frappé avec le plat de son épée.

- La potion que je lui ai donné tout à l'heure a seulement cessé de faire effet, rassure-t-il.

Guenièvre pousse un soupir de soulagement, puis son visage se contracte de nouveau avec anxiété.

- Où est Merlin ?

- Gwaine le cherche toujours, répond Sir Léon, l'air préoccupé. "Nous devrions partir. Plus nous restons, plus augmente le risque que nous soyons découverts en émergeant de l'autre côté. L'aube approche. Nous devrions profiter de l'obscurité…"

Arthur essaie de lever la main dans le brouillard qui enserre ses tempes. Son bras est trop faible, comme si son cerveau n'était plus connecté à ses muscles.

- M'rlin… pas… sans… Mer… lin…

Il a mal, il se sent nauséeux, il tremble. Le visage blafard de son père, avec cette larme qui coule le long du nez, le hante. Et quand il le repousse au fond de son esprit, c'est la douleur dans sa cuisse qui prend le relais, fouaillant dans sa chair comme une lame chauffée à blanc.

Il voudrait hurler : "Merlin ! Où étais-tu ? Ramène-toi !" comme il le fait quand son serviteur débarque avec le petit déjeuner et une heure de retard alors que c'est un jour de chasse, mais tout ce qui sort de sa bouche n'est qu'un gargouillis pitoyable.

"Merlin.

Faites qu'il ne soit rien arrivé à Merlin."

Il ne l'abandonnera pas.

Ils ont perdu Camelot, il a dû laisser son père entre les griffes de Cenred et Morgause, il a vu disparaître l'âme de Morgane…

Mais ils ne partiront pas sans Merlin.

Le code résonne contre le battant de bois et Sir Léon tire son épée pendant que Guenièvre tourne la clé dans la vieille serrure.

- Je l'ai trouvé ! s'écrie Gwaine à voix basse, dès qu'ils ont ouvert. "Il est un peu dans les choux, mais ça va aller."

Il fait la courte-échelle au serviteur et Sir Léon le rattrape de l'autre côté.

- Mon garçon ! souffle Gaius en se précipitant vers lui et en l'examinant autant qu'il le peut à la lueur de la torche que tient Guenièvre. "Tu vas bien ? Tu n'es pas blessé ? Mais… qu'est-ce que… tu es couvert d'encre !"

Merlin secoue le menton et manque perdre l'équilibre, puis il adresse un sourire grimaçant à son grand-père. A part sa tunique trempée et visqueuse, et des égratignures sur le visage, il semble indemne.

- Apparemment cette femme… euh, Morgause, c'est ça ? Elle l'a jeté dans les escaliers, explique Gwaine avec un grognement de colère rétrospective. Puis son expression s'adoucit et il sourit en ébouriffant les cheveux noirs du garçon. "Mais notre Merlin a tellement l'habitude de débarouler les marches avec l'armure de son Altesse que ça ne lui a pas fait tellement d'effet !"

Gaius fronce les sourcils. Il voudrait examiner son petit-fils de plus près, comprendre pourquoi il se tient un peu bizarrement, avec une épaule plus haute que l'autre. Il fait sombre dans le passage secret et toute cette encre n'arrange rien.

- Partons, presse Sir Léon. "Nous nous reposerons et soignerons nos blessures lorsque nous serons suffisamment éloignés de Camelot."

- Où allons-nous ? interroge Guenièvre, la torche toujours à la main, en surveillant Gwaine qui hisse le prince sur ses pieds.

- Nemeth, répond brièvement le chevalier. "En route."

 

L'aube commence à poindre lorsqu'ils repoussent la grille rouillée qui ferme l'accès au souterrain, sous la voute de pierres mangées par la mousse. Guenièvre est la seule à jeter un long regard vers le château qui dépasse à travers les arbres, avant de soulever ses jupons et de suivre les hommes qui s'enfoncent dans la forêt.

Ils avancent assez vite, au début, même si Gwaine et Sir Léon doivent à moitié porter Arthur qui laisse échapper des râles et des jurons chaque fois que sa jambe blessée heurte une racine. Il s'est mordu les lèvres jusqu'au sang et la fièvre le consume.

Gaius peine à suivre la marche, visiblement épuisé, la bouche entrouverte et les sourcils froncés, poussant son vieux corps ventripotent au-delà de ses limites. Il y a bien longtemps qu'il ne va plus cueillir ses herbes lui-même et que monter aux appartements du roi l'essouffle autant qu'un marathon.

Guenièvre lui a offert son épaule, mais comme elle trébuche tout le temps sur les pans de sa robe, il craint qu'elle ne le fasse tomber et a refusé.

Merlin ferme la colonne d'un pas titubant, les yeux à moitié fermés. Il ne s'est pas encore pris les pieds dans un trou de lapin, c'est un miracle. Sa main droite est crispée sur sa poitrine, ses doigts tachés d'encre enfoncés dans les plis de sa tunique.

Lorsque Sir Léon décide qu'ils vont s'arrêter et faire une pause dans une clairière au bord d'un petit ruisseau, le soleil est haut dans le ciel. Il doit être midi et l'estomac de Gwaine crie famine. Il aide le chevalier à asseoir Arthur au pied d'un arbre, puis il part en quête de nourriture.

Guenièvre s'est agenouillée à côté de l'eau. Elle a bu longuement, se lave maintenant le visage et les bras. L'eau fraiche est un soulagement après cette nuit horrible et elle retrouve un peu son sourire tout en tordant ses longs cheveux frisés en un chignon qu'elle pique d'une brindille pour le faire tenir.

- Ne buvez pas trop, cependant, l'avertit Sir Léon en remplissant leur seule outre. "Vous seriez malade."

Il se redresse et revient vers Arthur, l'aide à avaler quelques gorgées. Gaius s'est agenouillé lourdement à côté du prince et examine la blessure avec inquiétude.

Comme il le craignait, l'infection a progressé.

- Si nous ne trouvons pas rapidement un endroit où il puisse se reposer convenablement et recevoir les soins nécessaires, il risque de perdre sa jambe, chuchote le vieil homme.

Ou il pourrait mourir bien avant cela.

Sir Léon passe son gant dans ses frisettes blondes, accablé. Sa barbe vénitienne a poussé sur ses joues et cache ses taches de rousseur. Son armure est cabossée, maculée de traces de boue et de fumée, sa longue cape rouge déchirée.

A part Gaius, il est le plus âgé de leur troupe. Le plus expérimenté, aussi. C'est son devoir de les conduire vers la sécurité, jusqu'à ce que le prince soit en état de reprendre le commandement.

Le chevalier frotte ses yeux fatigués et refoule l'envie de se coucher sur le tapis de feuilles et de mousse. Il doit tenir bon et les protéger tous les cinq.

Enfin, Gwaine peut se débrouiller seul, sans doute.

Sir Léon se force à se lever et tire la carte de sa ceinture pour l'étudier avant qu'ils ne se remettent en route.

- Où est Merlin ? demande le médecin quand il a fini de nettoyer la blessure d'Arthur et de la bander avec un bout du jupon de Guenièvre qui tamponne le front du prince avec son mouchoir trempé dans le ruisseau.

Le chevalier sort la tête des gribouillis au charbon qu'il a fait sur son morceau de parchemin pour établir le trajet le plus sûr à l'écart des chemins principaux. Il jette un coup d'œil autour de lui, étonné.

- N'est-il pas avec Gwaine ?

Visiblement non, puisque le jeune homme barbu est en train de revenir vers eux en sifflotant, une récolte de baies et de mûres dans le creux de sa tunique.

Gaius plie son sourcil avec contrariété.

- Merlin ! appelle-t-il. "Merlin, où es-tu, mon garçon ?"

Guenièvre sourit en bâillant.

- Il s'est peut-être endormi dans un coin. Il était tellement fatigué qu'il avait du mal à tenir debout.

Gwaine vient se caler à côté d'Arthur dont la tête dodeline contre le tronc d'arbre.

- Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-il. "J'ai trouvé ces fruits, Gaius, pensez-vous qu'ils soient comestibles ? La dernière fois que j'ai mangé des groseilles sans vérifier, j'ai eu une colique épouvantable. C'était horrible. Je ne veux pas revivre ça, et encore moins redonner l'occasion à Perceval de se marrer à mes dépends."

- Au diable vos coliques, grogne Gaius. "Merlin est introuvable."

Guenièvre lui pose la main sur le bras.

- Restez près d'Arthur. Je vais aller le chercher, dit-elle gentiment.

Mais elle n'a pas besoin de le faire parce qu'à ce moment-là une masse de cheveux noirs en désordre surgit soudain de derrière une souche, à quelques mètres d'eux, à l'endroit où la pente se bossèle. Des feuilles mortes s'éparpillent en vrac et deux yeux bleus affolés clignotent dans toutes les directions :

- Arthur ?!

- Le voilà, glousse la jeune femme avec affection.

Sir Léon sourit et se replonge dans sa carte improvisée. Gwaine se relaxe et choisit une mûre dans son butin, qu'il examine soigneusement avant de la gober. Le prince n'a pas bronché.

Gaius croise les bras en s'asseyant plus confortablement et ses sourcils se rejoignent au milieu de son front.

- Viens ici, mon garçon, gronde-t-il. "Mais qu'est-ce que tu faisais, enfin ?"

Merlin se hisse debout en s'aidant de la souche. Il a l'air perdu et ses cils sombres palpitent comme s'il avait du mal à garder les yeux ouverts.

- Je… j'ai… euh… je…

- Tu pionçais, hein ? lance Gwaine qui en est à sa quatrième baie sans aucun effet négatif sur l'estomac. "Y'a pas de honte. J'aurais piqué un somme moi aussi, si j'avais pas eu tant la dalle…"

Guenièvre accepte une poignée de mûres et s'en va la laver dans le ruisseau. Merlin vient jusqu'à eux d'un pas un peu vacillant et se laisse glisser contre l'arbre, à côté d'Arthur qu'il scrute avec inquiétude.

- Est-ce qu'il va bien ?

Gaius ignore la question.

Il n'aime pas du tout la pâleur moite du visage de son petit-fils, le halo violacé des cernes qui creusent les contours de son nez et les ombres farouches dans ses joues, la couleur bleuie de ses lèvres ni ce drôle de son sifflant qui accompagne les mots un peu mâchouillés.

- Tu as un air affreux. Laisse-moi t'examiner correctement.

- J'vais bien, proteste Merlin en grappillant une des baies de Gwaine. "C'est Arthur dont il faut s'occuper."

- Oui, oui, bien sûr, grogne le vieil homme en essayant de nettoyer le cou du garçon avec le bord de sa manche. "Ne mange pas ça. Comment t'es-tu mis dans cet état ? On dirait un charbonnier."

L'encre ne part pas, mais Gaius cesse de s'acharner à essayer de la rincer quand ses doigts effleurent la tunique du serviteur.

- Comment se fait-il que tu ne sois pas encore sec avec cette chaleur ?

Son sourcil se fige et il pâlit un peu. Ses vieilles mains attrapent celles de son petit-fils.

- Tu as les mains glacées ! s'écrie-t-il, alarmé.

Il se tourne vers Gwaine si vivement et d'un air si fâché que celui-ci avale une myrtille de travers et manque s'étouffer.

- Es-tu sûr qu'il n'était pas blessé ?

- Q-quoi ? Euh, oui… proteste le jeune homme barbu, déstabilisé. "J'veux dire. Il avait l'air okay, il a dit qu'il l'était… on n'avait pas vraiment le temps de vérifier avec les soldats de Cenred prêts à nous tomber dessus à n'importe quel moment."

Guenièvre se rapproche.

- Il va bien, Gaius, voyons, apaise-t-elle. "N'est-ce pas, Merlin ? Il a marché tout ce chemin avec nous ! S'il s'était fait mal en tombant dans les escaliers, nous nous en serions aperçus."

Merlin hoche vivement le menton et, pendant un instant, son visage se contracte de douleur involontairement.

Le vieil homme grogne quelque chose d'inaudible et cherche ses lunettes dans la poche profonde de ses longues robes.

- Le cerveau humain est une chose très particulière, dit-il d'un ton docte. "Par exemple, le fait qu'Arthur ait pu marcher sur des lieues avec une blessure comme la sienne ne peut être expliqué que parce qu'il n'avait pas d'autre idée que de rentrer à Camelot à ce moment-là. Son esprit n'était concentré que sur cela et son corps a oublié qu'il n'était pas supposé pouvoir accomplir un tel exploit."

Il trouve ses lunettes, les regarde à contre-jour et tique, avant de les essuyer soigneusement sur un pli de sa manche.

- Merlin est tellement constamment en train de veiller sur Arthur qu'il serait capable d'aller travailler mort et de ne pas s'en rendre compte. Ajoutez à cela que sa condition l'empêche souvent de faire la différence entre la réalité et ce qu'on lui dit ou qu'il se met en tête…

Il renifle, agacé, puis attrape le menton anguleux de son petit-fils et l'oblige à le regarder dans les yeux.

- Maintenant, mon garçon, peux-tu me dire si tu t'es endormi derrière ta souche, ou si tu t'es évanoui ?

Les pupilles de Merlin s'arrondissent et se dérobent un peu. Il cligne des paupières encore une fois et se frotte les yeux de son poing. Sans s'en rendre compte, il s'est rapproché d'Arthur, comme si le contact de l'épaule du prince le rassurait.

- Je ne comprends pas… je vais bien…

Gwaine et Guenièvre ont arrêté de manger leurs baies et l'observent d'un air sérieux qui le met mal à l'aise.

- Est-ce que tu t'es senti du style "oh comme ces feuilles ont l'air confortable, je suis tellement fatigué et tout le monde s'occupe bien du prince donc je peux fermer les yeux un instant" ou est-ce plutôt que tu avais un peu la nausée et que tu t'es retrouvé par terre sans savoir comment ? reformule Gaius patiemment.

- Je sais pas… tente de nouveau Merlin, et le son sifflant s'intensifie quand son souffle s'accélère. "Je… les arbres faisaient comme une gigue et puis après il y avait trop de lumière. Et ensuite c'était noir. Et après je me suis réveillé."

- Donc tu es tombé dans les pommes, traduit Gwaine platement.

- Comme une fille, murmure Arthur qui a soulevé une paupière et adresse un faible sourire à son serviteur.

Le regard de Merlin s'illumine et il amorce un mouvement comme s'il allait se jeter au cou de son maître avant de se raviser.

- Arthur !

Le prince respire par la bouche et cale sa nuque contre le tronc d'arbre. Il répond d'un battement de cils sobre aux questions muettes de Sir Léon et Gwaine, réussit à afficher un sourire héroïque à l'attention de Guenièvre, puis ses yeux reviennent sur le garçon aux grandes oreilles.

- Je… ne suis pas tout à fait en forme, mais je suis loin d'être mourant, Merlin, assure-t-il avec ironie. "Maintenant, laisse le bon docteur t'examiner, veux-tu. Les serviteurs convenables sont durs à trouver. Je ne tiens pas à devoir te remplacer de sitôt."

Merlin acquiesce et se tourne avec bonne volonté vers son grand-père, non sans réprimer une autre grimace, celle-ci plus accentuée. Ses doigts montent inconsciemment vers son torse.

- Où as-tu mal exactement ? interroge le vieil homme. "Enlève cette tunique dégoutante, je voudrais y voir plus clair. Guenièvre, peux-tu m'apporter de l'eau, s'il te plaît ?"

- Avec la chance de Merlin, ça aura déteint sur lui, pouffe Gwaine, nettement plus détendu depuis qu'Arthur s'est réveillé.

Gaius lui lance un coup d'œil meurtrier tout en aidant le garçon à enlever sa tunique, voyant que le rictus passager devient un gémissement étouffé quand il essaie de lever les bras pour passer le col au-dessus de sa tête.

Et ensuite ils deviennent tous tellement silencieux que Léon relève le nez de sa carte et leur jette un coup d'œil intrigué.

- Qu'est-ce qu'il se p… commence-t-il en s'approchant, avant d'écarquiller les yeux.

- Désolé, souffle Merlin, la respiration toujours un peu sifflante.

Gaius se reprend le premier.

- Gwaine, viens ici. On ne va pas l'allonger, tu vas le tenir contre toi un moment. Guenièvre, j'ai besoin que tu fasses des allers-retours avec cette outre. Il va me falloir beaucoup d'eau. Merlin, écoute-moi bien. Je veux que tu te concentres sur Arthur. Je suis presque certain que son Altesse ne sait pas comment nettoyer parfaitement une armure. Explique-lui, veux-tu ?

Le garçon hoche la tête, un peu inquiet, soulève les aisselles quand Gwaine vient s'asseoir derrière lui et se laisse manipuler en fronçant les sourcils.

- Tu ne vas pas me chatouiller, hein ?

- Non, promis, répond Gwaine d'un ton extrêmement sérieux.

Arthur a les yeux grands ouverts et l'air furieux.

- Je sais parfaitement nettoyer une armure, j'ai été écuyer comme tout le monde, gronde-t-il. "Mais voyons si tu sais si bien faire ça, Merlin. Ne t'avise pas de te tromper, ou je t'envoie au pilori pendant une semaine quand on rentre à Camelot."

Le serviteur fait la moue et commence son exposé, protestant quand son maître l'interrompt. Guenièvre ramène l'outre dégoulinante et gonflée d'eau, et s'agenouille à côté de Gaius qui lui donne ses instructions à mi-voix.

- Cette plaie a été faite par un fléau d'armes. Merlin a sûrement des côtes cassées. J'espère juste qu'il n'… je m'occuperai de l'examiner après. Pour l'instant, il faut nettoyer toute cette encre et arriver à désincruster les petits morceaux de tissu qui se sont enfoncés dans les chairs. Je ne sais pas par quel miracle il tient debout depuis tout à l'heure…

Ses paupières se ferment un instant et il laisse échapper un soupir.

- Enfin, si. Je le sais.

Gwaine jette un coup d'œil au prince qui est si concentré sur ce que dit Merlin qu'il ne se rend pas compte que ses articulations blanchissent chaque fois que le serviteur laisse échapper un couinement involontaire et se dérobe instinctivement contre l'eau et les linges qui nettoient la plaie en forme d'étoile sur son torse.

Quand Gaius estime que la blessure est assez propre, il la bande soigneusement avec un autre bout de jupon de Guenièvre en se plaignant que son sac de médecine est resté dans les communs. Le bout de tissu s'est immédiatement imbibé de sang et cette plaie aurait vraiment besoin qu'on y applique une compresse de millefeuille.

Merlin s'interrompt au milieu de sa description animée du processus de nettoyage d'un gantelet pour dire à son grand-père qu'il ira lui chercher des herbes dès qu'il aura récupéré sa chemise et Arthur fait un geste menaçant, comme s'il allait frapper son serviteur.

- Tu n'iras nulle part, tête de bois.

- ça, c'est moi qui le dis, proteste Merlin, indigné.

Gaius profite de la distraction pour palper avec précaution le thorax de son petit-fils et y coller son oreille.

Pas de bruit de pluie ou de bulles sous la peau un peu moite et, oui, effectivement, au moins une côte cassée. Mais grâce au ciel, rien de plus grave.

Il se redresse et lâche un profond soupir. Une main se pose sur son épaule.

- Est-ce qu'il va bien ? demande Sir Léon, direct et méthodique comme toujours.

Gwaine, Guenièvre et Arthur attendent la réponse avec anxiété pendant que Merlin ronchonne en remettant sa tunique humide à l'endroit. Il n'a pas envie de l'enfiler parce que la contorsion que cela nécessite lui fait mal, mais il a un peu froid, malgré la température estivale qui grimpe au fur et à mesure que la journée avance.

- Il n'y a pas de lésions à l'intérieur du corps donc il s'en remettra, répond finalement le vieil homme. "Il a perdu beaucoup de sang, c'est ce qui m'inquiète."

- Peut-il marcher ? Il faut que nous repartions, insiste le chevalier dont les yeux s'excusent.

- Il est trop faible. Pour l'instant il ne s'en rend pas compte, mais la tête va lui tourner et...

- Je peux très bien marcher, interrompt Merlin. "Je vais aider Arthur."

- Mais bien sûr, râle le prince. "Jamais de la vie. Tu es trop maigre, les os de tes épaules ne sont pas du tout confortables. Allons-y."

Gwaine pousse délicatement le garçon sur ses pieds une fois qu'on lui a renfilé sa tunique et le surveille quand une brève vague de vertige le fait chanceler sur ses jambes interminables, puis il le laisse à la garde de Guenièvre et vient aider le chevalier à hisser Arthur debout.

Gaius accepte la main de la jeune fille et se redresse péniblement. Son estomac gargouille et il s'humecte les lèvres.

Arthur a besoin de vrais soins, d'un bon lit et d'oublier pendant quelques heures les épouvantables évènements qui viennent de se passer.

Merlin a besoin de boire beaucoup et de manger pour reprendre les forces que cette lente perte de sang a causé pendant qu'ils étaient tous trop occupés pour s'apercevoir qu'il était blessé.

Gaius a l'impression d'être le pire médecin des cinq royaumes.

Le plus vieux.

Et le plus démuni.

Il emboite le pas à Sir Léon et rajoute à la liste de ses soucis la robe déchirée de Guenièvre qui n'a plus assez d'épaisseurs et laisse apercevoir un genou rond au-dessus de sa botte.

Oh, et il voyage en compagnie d'une demoiselle fort jolie qui n'est pas encore mariée.

Tout est si parfait.

Pourvu qu'ils ne tombent pas sur des bandits.

Et cette pensée a à peine traversé son cerveau qu'elle se transforme en un bruit dans les broussailles à sa gauche.

Sir Léon l'a aussi entendu. Il pile, tire son épée en fronçant les sourcils…

- Qui va là ? crie-t-il d'une voix forte.

Gwaine est prêt à lâcher Arthur sur le sol comme un vulgaire sac de patates et à le protéger au péril de sa vie.

Une silhouette gigantesque se penche pour passer sous une branche et une cotte de mailles scintille aux rayons du soleil qui se glissent dans l'épais feuillage au-dessus de leurs têtes.

Guenièvre et Merlin poussent le même cri de joie ensemble.

- Lancelot !

Le jeune homme aux yeux noirs leur sourit.

- Désolé d'avoir mis autant de temps à revenir...

Perceval adresse un clin d'œil à Gwaine.

- T'as déjà regagné ton pari ?

Arthur étouffe une grimace de douleur et de reconnaissance.

- Salut, les gars.

Sir Léon range son épée et attend qu'on fasse les présentations d'un air un peu pincé. Gaius secoue la tête et se débarrasse de la longue mèche de cheveux blancs qui lui balaye la figure.

Soudain, tout va beaucoup mieux.

Ils sont toujours debout, ils sont toujours ensemble.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (17.07.2015 à 21:46)

Basé sur les épisodes : 3x13, 5x10, 4x12, 4x06, 1x13

 

12

HEROS

 

 

Cette journée s'est mieux terminée qu'elle n'avait commencée.

Sir Léon a vraiment apprécié de faire la connaissance des deux nouveaux venus. Le chevalier est responsable, raisonnable, appliqué… il excelle à suivre des ordres, mais il ne se sent jamais à l'aise quand c'est lui qui doit les donner. Lancelot, au contraire, est un meneur-né et sans s'en rendre compte, il a tout naturellement pris la situation en main, redonnant espoir et résolution à tous les membres de la troupe juste par sa présence loyale et confiante. Il connait aussi parfaitement la région et il a su utiliser les bons mots pour suggérer un changement d'itinéraire, sans jamais blesser la fierté de Sir Léon.

Quant à Perceval, ses muscles et sa bonne humeur sont juste… encourageants. Depuis qu'il est avec eux, ils en oublieraient presque qu'ils sont en train de fuir le royaume tombé aux mains de l'ennemi. Et ce qu'il ramène à manger est peut-être un tantinet étrange (des racines avec un gout de farine, des pignons de pin et des bulbes de fleurs qui sentent l'ail) mais c'est plus nourrissant que les baies de Gwaine.

La nuit, en revanche, a été plus difficile.

Si Lancelot n'a pas réussi à fermer l'œil à cause de la présence oh si enivrante de Guenièvre à quelques centimètres de lui, en revanche les autres – à l'exception d'Arthur que la fièvre écrase – ont été surtout dérangés par les incessants changements de position de Merlin, qui faisaient crisser les feuilles mortes.

A l'aube, personne n'a le cœur de le lui reprocher, cependant. Il est blafard et visiblement exténué, même s'il continue de prétendre que tout va bien avec son habituel sourire stupide. Il se tient un peu de travers pour soulager la pression sur sa côte cassée et Guenièvre a souvent besoin de l'attraper par le bras pour l'empêcher de tomber, quand les vertiges le font osciller sur ses longues jambes maigres.

L'état d'Arthur ne s'arrange pas non plus. Il perd régulièrement conscience et les gars se relaient pour le porter sur leurs bras croisés. Sa blessure suinte de pus et l'odeur nauséabonde qui s'en dégage donne la nausée aux brancardiers improvisés.

Gaius est aussi un sujet d'inquiétude : le vieil homme n'aura jamais la force d'atteindre la frontière de Nemeth, à ce rythme. Sa respiration est presque aussi sifflante que celle de Merlin et dormir sur le sol de la forêt n'a rien fait pour soulager ses rhumatismes.

Vers la fin d'après-midi, Lancelot leur montre dans la vallée un groupe d'arbres qui se détache au milieu des champs de blé.

- Il y a une cabane abandonnée, là-bas. Je m'y suis souvent arrêté au cours de mes voyages. Nous pourrons y passer la nuit. Il y aura un lit, ajoute-t-il à l'attention de Gaius, "et de quoi faire de bonnes paillasses pour nous tous."

Il donne sa petite bourse de cuir à Perceval et le géant descend la colline à grandes enjambées, en direction du village en contrebas, avec l'instruction de ramener des provisions et des informations.

Un regain d'énergie parcourt les échines fatiguées et le groupe s'engage sur le sentier qui serpente en descendant dans la vallée.

Le soleil accablant de la journée fait maintenant place à une lumière chaude qui habille le paysage étendu devant eux de nuances ocre très douces. Une brise agréable fait voleter les bouclettes blondes sur la nuque poisseuse de sueur de Sir Léon et les mèches brunes qui ondulent sur le front bombé de Guenièvre, caressant sa peau de satin caramel.

Quand ils arrivent, Gwaine est ravi de découvrir qu'un pommier sauvage flanque l'angle de la chaumière un peu délabrée et se met à le piller, la bouche pleine. Gaius renonce à lui dire que les fruits sont verts et perturberont sans doute sa digestion encore plus que les baies de la veille.

A l'intérieur, à part des toiles d'araignées que Sir Léon chasse de quelques moulinets du bras et une quantité non négligeable de poussière sur la table, les deux bancs et le coffre grossier qui constituent l'ensemble du mobilier, la pièce est dans un état des plus acceptables. Guenièvre enlève les couvertures élimées entassées sur le lit dans le coin de la pièce – un sommier de branches entrelacées suffisamment grand pour deux trolls adultes ou une famille de cinq personnes, sur lequel est posé un matelas en toile de jute bourré de paille et de crin de cheval – et va les secouer à l'extérieur.

Dix secondes plus tard, son visage ravi apparait à la fenêtre.

- Il y a un puits et la poulie fonctionne ! pépie-t-elle avec excitation.

Lancelot lui sourit avec adoration, tout en balayant le sol de terre battue avec un balai de bouleau et Gaius secoue la tête derrière son dos : on dirait deux jeunes mariés en train de s'installer dans leur petite maisonnette. Le vieil homme a pris quelques minutes de repos sur un des bancs, puis s'est forcé à se lever de nouveau et explore les étagères creusées dans le mur recouvert de chaux.

Merlin furète aussi. Il trouve la réserve de bois – bien fournie, sans doute par un des passages précédents de Lancelot – et allume un feu dans le foyer noir de suie au milieu de la pièce, après un signe d'acquiescement du jeune homme.

Quand Perceval arrive, la nuit tombe. Gwaine est en train de charrier un seau d'eau à l'intérieur avec un sifflotement léger comme il n'en a pas émis depuis… des siècles ? Hier ?

Guenièvre s'est changée avec une paire de braies un peu mitées qui était dans le coffre et a découpé son long surcot pour le transformer en une tunique serrée à la taille par sa ceinture. Elle est en train de déchirer des lanières dans ce qui reste de sa robe.

Sous l'œil attentif du vieux médecin et le regard inquiet de Merlin, Lancelot et Sir Léon allongent Arthur dans le lit propre et frais.

La cape du chevalier pend à un clou, du thym bourboute dans une gamelle en terre cuite posée sur le feu, une écuelle remplie de framboises est posée sur la table et les derniers rayons du soleil traversent le toit de chaume clairsemé, tendant des rideaux de lumière scintillante dans la pièce.

On se sent… chez soi.

Perceval pose l'énorme miche de pain qu'il a sous le bras sur la table, repêche dans sa sacoche un saucisson, une douzaine de fromages de chèvre ronds et blancs, un pot de miel et un sachet de fèves. Puis il passe la cordelette de l'outre pendue à son cou au-dessus de sa tête et s'approche de Gaius.

- J'ai trouvé de l'eau-de-vie, dit-il doucement.

Le vieil homme hoche le menton.

- Merci, Perceval, répond-t-il.

Puis il envoie Guenièvre dehors et explique ce qu'ils vont faire. Les hommes l'écoutent gravement, attentifs. Merlin veut aider, mais Arthur, qui a repris conscience au mauvais moment, le repousse. Sir Léon dépouille le prince de ses vêtements et enlève les bandages souillés qui entourent la blessure. Lancelot grimpe sur le matelas et s'adosse au mur pour tenir les épaules du jeune homme. Perceval s'agenouille à côté du lit. Sa grande paume calleuse attrape la main moite d'Arthur et la serre amicalement. Gwaine se cale au bout du sommier, prêt à empêcher les jambes de bouger.

Merlin tourne autour d'eux, anxieux et agité, sa respiration de plus en plus sifflante.

Gaius rapproche le seau d'eau, fait un petit tas près de lui avec les bandes de tissu, puis débouche l'outre d'eau-de-vie et prend une grande respiration.

- Vous êtes prêt, Sire ?

- Non, grogne Arthur, les dents fermées sur son gant de cuir dans lequel Lancelot a fourré un bout de bois.

Ses yeux de lin s'accrochent aux saphirs qui le fixent, désespérément désireux de l'aider.

Sors, Merlin. Je ne veux pas que tu assistes à ça.

J'ai peur, Merlin. Je t'en supplie, reste là.

Puis Gaius verse l'alcool sur la blessure et le prince ne voit plus rien. Il se tord, brise le bout de bois dans le gant, broie la main de Perceval qui ne le lâche pas, crie, se débat, hurle, se cambre pour échapper à la brûlure insoutenable, jure d'une voix qui râle et crachote et gémit et finit enfin par s'évanouir.

Les hommes sont livides, mais ils n'ont pas bronché.

Gaius profite de l'inertie du prince pour terminer de nettoyer soigneusement la plaie gonflée et purulente, enlevant soigneusement les lambeaux de chair putréfiée et pressant pour évacuer le pus au maximum.

La transpiration dégouline sur son front, mais il ne la sent pas. Ses lunettes ont glissé un peu sur son nez luisant. Ses doigts âgés travaillent avec minutie, acharnés.

Il ne laissera pas mourir Arthur.

C'est son prince, c'est l'enfant qu'il a vu grandir, c'est presque le frère de Merlin.

C'est peut-être la première fois que le vieux médecin réalise qu'Arthur est comme un fils pour lui.

Il laisse tomber le linge imbibé de liquide gluant jaunâtre mêlé de sang sur le sol et cherche le seau à côté de lui pour se laver les mains.

- Merlin, apporte-moi le miel, s'il te plait. Je l'ai préparé sur la table

Rien ne bouge.

- Merlin, répète Gaius en se tournant avec un grincement de tabouret dans la direction où se tenait le garçon.

Gwaine et Lancelot redressent la tête, mais Perceval dégage délicatement sa main meurtrie de celle d'Arthur, se lève et va chercher le pot.

Merlin est toujours debout au même endroit, les mains pressées sur sa bouche, son visage blanc comme du lait caillé ravagé de larmes. Tout son corps tremble violemment et ses yeux sont exorbités de terreur et de chagrin. Il lutte pour respirer.

Sir Léon enlève ses bras engourdis qui punaisaient le prince sur le lit et va vers le garçon. Gentiment, très doucement, il le prend par les épaules et le pilote vers la porte.

- Non, dit la voix lasse de Gaius derrière lui.

Il a oublié.

Il a vu tellement de patients souffrir ou mourir, des blessés grièvement atteints, des victimes sur le bûcher, des femmes en couches, des malades aux portes de la mort.

Merlin l'aide depuis qu'il est arrivé à Camelot et souvent le vieil homme est émerveillé par sa capacité à supporter tout cela, comme si son désir si fort de soulager les gens, de les sauver, protégeait le garçon.

Mais c'est différent, cette fois.

Cette fois, c'est Arthur.

Gaius s'en veut terriblement de n'avoir pas écouté l'ordre bredouillé par le prince de faire sortir son serviteur de la pièce.

Et puis…

Maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière, alors autant en finir rapidement avec ce cauchemar.

Sir Léon lance un coup d'œil perplexe vers le médecin.

- Guenièvre va s'occuper de lui, avance-t-il à tout hasard. "Il est choqué, mais ça ira mieux dans un moment…"

Gaius enlève ses lunettes, passe la main sur son visage gris de fatigue et se pince l'arête du nez.

- Non, répète-t-il finalement. "Sir Léon, j'ai besoin que vous vous occupiez d'Arthur. Allez chercher de l'eau fraiche, baignez-le du mieux que vous pouvez. Il dormira mieux s'il est débarrassé de cette sueur d'agonie et de cette… odeur. Donnez les linges et ses vêtements à Guenièvre. Si elle peut les laver ce soir, ils seront secs demain et ça n'en sera que mieux pour le prince. Il doit être aussi confortable que possible pour se reposer si nous voulons qu'il guérisse."

Sir Léon acquiesce et tapote avec douceur l'épaule de Merlin avant d'obtempérer. Le garçon n'a pas l'air de le sentir, il continue de suffoquer presque silencieusement, frissonnant de tous ses membres.

- Lancelot, Gwaine. Vous allez m'aider. Il est loin d'avoir la carrure du prince, alors deux hommes suffiront, mais il faudra que vous soyez aussi vigilants que possible. Je ne tiens pas à ce que cette côte cassée se déplace ou…

- Non.

Lancelot, qui a pâli pendant que le médecin parlait, comprenant ce qui va suivre, tourne la tête vers Gwaine. Le jeune homme barbu s'est levé et secoue le menton d'un air buté.

- Non, répète-t-il d'une voix rauque et basse. "Comptez sans moi pour ça. Je… Je refuse, désolé. Je… j'vais aller préparer des paillasses pour cette nuit."

Ses yeux sombres évitent leurs regards, tandis qu'il contourne le lit et se dirige vers la porte à grandes enjambées si énervées qu'elles le font presque trébucher.

La porte retombe derrière lui. Le soleil est passé et la lumière a diminué un peu dans la pièce unique de la chaumière.

Gaius a toujours un sourcil froncé de façon terrible quand il se tourne vers Perceval.

- Je vais aider, répond précipitamment le géant.

Lancelot repose doucement Arthur sur l'oreiller de toile rude. Il marche dans les traces laissées par Gwaine dans la terre battue et vient poser son bras sur les épaules de Merlin, très doucement.

- Viens, dit-il en l'entrainant vers un des bancs.

Il le fait asseoir et attend que Gaius les rejoigne de son pas lourd.

- Merlin. Merlin, regarde-moi, dit le médecin. "Tout va bien, maintenant. Arthur n'a plus mal. Il dort. Il ira beaucoup mieux demain, tu verras."

Les dents du garçon claquent et son torse continue à se soulever de façon erratique, lui arrachant des grimaces de douleur.

Gaius lui attrape les mains et les masse doucement dans les siennes.

- Ecoute-moi, mon garçon. Tu dois être très courageux pendant encore un moment. Je…

Il prend une longue respiration, touche la joue de Merlin qui se blottit immédiatement contre cette caresse.

Ses yeux bleus clignotent toujours, mais l'horreur a un peu reculé au fond de ses pupilles dilatées.

- Je vais nettoyer ta blessure aussi. C'est important, pour qu'elle ne s'infecte pas. Ça ne te fera pas aussi mal qu'à Arthur, c'est promis.

Lancelot presse gentiment la nuque de Merlin qui s'est raidi et Perceval se rapproche, s'accroupit à côté d'eux.

- Tu peux le faire, p'tit bonhomme, dit-il avec un sourire, et sa grosse patte attrape la main du serviteur comme elle l'a fait pour le prince.

- ça ira très vite, assure Gaius.

Son cœur se serre quand son petit-fils hoche le menton en frissonnant, son regard effrayé puisant de la confiance dans leurs yeux.

Oh, Merlin.

Lorsqu'ils ont donné sa chemise à Guenièvre qui ne s'est pas attardée dans la pièce (ses joues maculées de traces de larmes disent qu'elle a tout entendu depuis l'extérieur), Lancelot s'installe à califourchon sur le banc et passe délicatement ses bras autour de Merlin qui se recule contre lui instinctivement. Perceval attend que Gaius soit prêt avec le linge imbibé d'eau-de-vie dont les vapeurs semblent étourdir légèrement le garçon, puis le géant cale son bras noueux sur les cuisses de Merlin, emprisonnant ses chevilles entre ses genoux.

- Je te demande pardon, mon garçon… murmure le vieil homme, et il commence à nettoyer la blessure avec soin.

Et ça ne dure pas longtemps, effectivement.

Quelques minutes à peine, qui durent aussi longtemps que des années.

Merlin pousse un cri perçant quand l'alcool touche le bord de la plaie, se rebiffe, cherche à repousser la main de son grand-père. Lancelot l'en empêche, alors il essaie de le mordre, de donner des coups de pieds à Perceval, mais les deux hommes ne cèdent pas. Le garçon miaule de douleur, se tortille, pleure et supplie à gros sanglots qu'on arrête, qu'on le laisse, que ça fait mal, qu'ils ont menti et que s'il vous plaît… s'il vous plait…

Puis quelque chose craque sourdement et pendant un instant il a l'air sur le point de s'étouffer, avant que son corps ne devienne complètement mou et que sa tête se renverse sans connaissance sur l'épaule de Lancelot.

Dehors, le dos appuyé contre le mur de la chaumière, Gwaine mord son poing et des larmes ruissellent dans sa barbe sans interruption.

Gaius respire profondément quand il a terminé. Ses yeux sont humides et si sa main ne tremble pas, c'est parce que le médecin a encore le contrôle sur le grand-père.

- Mets-le dans le lit à côté du prince, dit-il à Lancelot d'une voix épuisée. "Perceval, je peux vous demander de m'aider à aller jusqu'à Arthur ? Je crois que mes vieux os n'ont plus la force de me porter…"

Le géant le soutient jusqu'au lit et lui approche le tabouret. Gaius reprend le pot de miel et enduit soigneusement la plaie du prince, tandis que Lancelot nettoie le torse poisseux de sueur de Merlin avec l'eau claire que Sir Léon est retourné puiser.

Gwaine est revenu, silencieux et discret comme une ombre, dans un coin de la pièce. Il contemple la forme fragile du serviteur, écoute sa respiration laborieuse, et il n'ose pas s'approcher.

C'est Perceval qui vient le chercher, au bout d'un moment, qui lui tend le pot de miel et lui montre comment imiter Gaius.

La nuit tombe et enveloppe les champs de blé qui frémissent dans l'obscurité. Un hibou hulule au loin, des chauves-souris se disputent quelque part sous les branches du pommier. Les criquets commencent leur comptine paisible quand la première étoile apparait sur la voute céleste.

Guenièvre accroche les derniers bouts de tissu à côté des tuniques du prince et de son serviteur sur une corde tendue entre deux arbres. Elle essuie ses joues, crispe ses lèvres et retourne à l'intérieur.

Les hommes ont ravivé le feu. Gaius somnole sur le tabouret près du lit, la bouche entrouverte par un ronflement et sa tête aux cheveux blancs filasses renversée contre le mur. Les épaules musclées d'Arthur et celles osseuses de Merlin dépassent des couvertures, luisant un peu à la lueur des flammes.

Sir Léon coupe du pain, Lancelot apporte les trois assiettes ébréchées qu'il a trouvé sur les étagères. Perceval remplit un pichet de grès avec l'infusion de thym. Gwaine termine d'installer les paillasses sur le sol, le long du mur en face du lit.

Ils parlent peu.

La route qu'ils prendront dès que l'état d'Arthur se sera un peu amélioré, les rumeurs sur la chute de Camelot qui commencent à se propager, l'absence de chiens sur leurs traces comme si Cenred et les deux sœurs n'avaient que faire de la disparition d'Arthur, leurs interrogations sur l'accueil que leur fera le roi de Nemeth, l'endroit où il sera le plus aisé de passer la frontière.

Guenièvre se lève pour faire la vaisselle quand ils ont fini de manger, mais Lancelot secoue la tête et l'envoie se reposer. Perceval retourne chercher du bois et Gwaine apporte une assiette à Gaius. Le vieux médecin avale son repas rapidement, vérifie le pouls d'Arthur et pose sa main sur le front de Merlin, puis accepte de se coucher sur l'insistance de Sir Léon.

Le premier de garde reçoit la consigne de garder un œil sur les deux patients.

A minuit, tout le monde dort profondément dans la chaumière paisible – y compris Gwaine, la tête sur ses bras croisés sur la table.

Arthur tousse dans son sommeil, bouge et grogne en reprenant conscience. Sa tête est lourde. La douleur dans sa cuisse palpite sourdement, comme détachée de lui. La pièce est plongée dans l'obscurité, à part un rayon de lune qui se glisse par la fenêtre et effleure les formes endormies sur les paillasses. Le prince tourne la tête vers la droite, péniblement.

Où est le veilleur ? Il a terriblement soif mais se sent à peine plus fort qu'un hanneton sonné sur un bouclier.

Oh. C'est Gwaine. Le plaisantin barbu, qui est aussi un épéiste hors pair et un ivrogne, est en train de pioncer comme un bienheureux.

Sainte patience.

Un souffle effleure l'épaule d'Arthur, suivi d'un mouvement à sa gauche, puis d'un gémissement étouffé, aussi faible que celui d'un chaton mouillé.

Le prince tourne la tête de l'autre côté et ses yeux tombent sur une masse de cheveux noirs en désordre et deux yeux bleus qui s'ouvrent en hésitant.

- …'thur ?

Le jeune homme fronce les sourcils, s'éclaircit les pensées d'un toussotement.

- Pourquoi tu dors ici ? Tu es retombé dans les pommes ? demande-t-il d'une voix enrouée.

Merlin change de position et sa respiration s'accélère avec la grimace de douleur qui accompagne la main vite pressée contre son torse maigre entouré de bandages.

- Chuuut… doucement, murmure Arthur en basculant avec précaution sur le flanc, sans faire bouger sa jambe blessée. "Calme-toi. Comment tu t'es arrangé, hein ? C'est n'importe quoi, Merlin."

Un sourire maladroit creuse les joues du garçon qui essaie de reprendre le contrôle de son souffle laborieux.

Ses yeux bleus s'accrochent à ceux d'Arthur, comme à une bouée de sauvetage.

- Dé… so… lé…

- Désolé ne fait pas tout, gronde le prince à voix basse. "Regarde-toi. Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu as voulu jouer au héros, je parie. Tu ne pouvais pas rester tranquillement dans un coin, comme un serviteur exemplaire ?"

La petite ride dans le coin de son œil se plisse à son insu, comme chaque fois qu'il plaisante.

- Geor… ges… il… ne… tom-be… p-pas… dans… les… é… esca… li-ers…

- Ce doit être son seul point positif, dit Arthur, sarcastique. "Inintéressant et très stable sur ses pieds. Peut-être qu'il devrait se porter volontaire pour servir de statue."

Merlin a l'air de respirer un peu mieux et le prince sent le poids invisible s'écarter un peu de sa propre poitrine.

- Merlin, tu n'es pas un soldat. Tu n'as pas besoin de te battre ou de mourir pour qui que ce soit ou quoi que ce soit, dit-il d'un ton grave. "Moi, au contraire, j'ai prêté serment en tant que chevalier. C'est différent. Alors la prochaine fois, laisse-moi faire mon devoir et ne te mets pas en travers pour essayer de me sauver. Va te cacher et…"

Le garçon secoue la tête.

- Je… ne suis… pas… un couard… je… ne… vous lai… s-serai… pas… mou… r-ir...

Son visage se contracte et il gémit en cherchant à échapper à la douleur qui mord ses côtes au mouvement involontaire pour se soulever et donner plus de poids à ses paroles.

Arthur grimace en écho et tend la main, cherchant comment le réconforter, d'une tape sur l'épaule ou peut-être en écartant les mèches noires qui s'embrouillent sur le front de son serviteur.

Merlin s'enfonce dans le matelas, à bout de souffle.

- Je sais, dit le prince très doucement. "Je sais que tu n'es pas un couard, mais…"

Les saphirs le fixent intensément à la lueur de la lune, brillants de fièvre, ou de larmes, ou de défi.

- Je… suis… juste… un… s-serviteur…

Arthur sourit. Sa main se tend et remonte la couverture sur les épaules osseuses qui frissonnent.

- Tu es mon serviteur. Un serviteur vraiment très courageux. Et incroyablement loyal. Pas du tout un couard, dit-il avec sincérité.

Quelque chose se noue au fond de sa gorge et son sourire s'évanouit.

- Ne change pas, Merlin... s'il te plait…

Ne me trahis pas.

Ne me regarde pas un jour avec les yeux de Morgane.

La main libre du garçon, celle qui n'est pas pressée sur le bandage qui lui entoure les côtes, attrape la sienne et la serre. Fort, si fort que cela fait presque mal.

- Je… ne… changerai… pas… je… serai… tou…jours… là…

La bouche d'Arthur se crispe.

- Pourquoi ? souffle-t-il avec amertume. "Je n'ai plus rien… plus de couronne… plus de pays… plus de famille… Est-ce que j'avais quelque chose, avant ? Je n'en suis même pas sûr… Je ne suis qu'un… crétin arrogant."

Le sourire de Merlin fait ressortir ses pommettes âpres.

- C'est vrai, vous l'êtes, murmure-t-il avec son insolence habituelle. "Mais vous êtes… aussi… un grand guerrier… et… un jour… je le sais… vous serez… un grand roi…"

Ses yeux bleus sont devenus très sérieux, même si la fatigue est en train d'alourdir ses paupières.

- Moi… je… suis content… d'être… votre serviteur… et… je le resterai… jusqu'à mon… dernier jour.

Arthur le regarde s'endormir de nouveau et il ne comprend toujours pas.

Il a sauvé Merlin une fois.

Certainement, ce n'est pas une dette qui devait être remboursée à un tel prix.

Une main se pose sur son épaule et il tourne la tête vers la droite.

Gwaine est là et se penche avec un gobelet rempli d'infusion de thym. Il glisse son bras derrière le dos du prince, l'aide à se soulever le temps de boire.

Arthur se sent complètement exténué, après ça.

- 'ci… marmonne-t-il quand il est recouché.

- De rien, mon ami, chuchote Gwaine dans l'obscurité.

Il reste immobile un moment, les yeux fixés sur le jeune serviteur, le gobelet vide à la main, puis étouffe un soupir.

- Un sacré gamin, hein… c'est vraiment le plus courageux d'entre nous…

Arthur ne l'entend pas. Il a fermé les yeux et le sommeil l'a emporté presque aussitôt. Il n'a pas lâché la main de Merlin.

Et il la tient toujours le lendemain, quand le soleil levant s'introduit dans la chaumière par les trous du toit, dansant en mouches dorées sur la joue barbue de Gwaine qui s'est rendormi à la table.

Gaius se lève en baillant, les articulations grinçantes, et vient voir comment ses deux patients se portent.

Les autres s'éveillent un par un, reposés, ragaillardis. Sir Léon fronce les sourcils en se rendant compte qu'ils ont probablement passé la nuit sans veilleur, mais sa bonne humeur lui revient quand Lancelot lui offre un bout de fromage à la pointe de son couteau. Guenièvre et Perceval se portent volontaires pour aller à la ferme au bout du chemin et demander un peu de lait caillé pour les deux blessés.

Merlin dévore à belles dents son petit déjeuner et Arthur réussit à ne pas vomir le sien.

Gaius accepte à contrecœur que l'on quitte la chaumière pour continuer à se diriger vers Nemeth. Il comprend les inquiétudes du chevalier et de Lancelot, mais ce n'est vraiment pas raisonnable pour la santé du prince.

C'est Gwaine qui a l'idée du siècle, cette fois-ci. Il fabrique un brancard avec de longues branches entrelacées et le capitonne de couvertures en laine. On y installe Arthur et les quatre hommes empoignent les coins.

Guenièvre se charge de l'outre et des provisions, Gaius surveille Merlin qui taquine le prince mais dont la respiration ne s'améliore pas. Il a longuement écouté le torse de son petit-fils et il n'y a rien qui crachote bizarrement sous sa peau. Le garçon a sans doute du mal à remplir ses poumons à cause de la douleur dans ses deux côtes cassées.

- En route, dit Lancelot.

Arthur passe la journée à somnoler et à râler quand quelqu'un trébuche sur une pierre et que le choc se répercute dans sa jambe.

Ils font une pause à midi et Gaius examine de nouveau son petit-fils.

Merlin est très pâle et n'a pas dit un mot depuis des heures. Ses lèvres sont un peu bleues et il avoue que ses oreilles tintent de temps en temps. Il ne mange rien, n'essaie même pas de rire quand Gwaine met les mains dans une ruche et se retrouve poursuivi par un essaim d'abeilles mécontentes. Il ne semble trouver de soulagement dans aucune position et son front est chaud.

- Il ne peut pas continuer à marcher, dit Gaius avec sévérité quand Lancelot annonce le départ.

- Alors il faut qu'on le porte, répond simplement le jeune homme. "Si on n'atteignons pas les ruines d'Asgorath ce soir, nous n'aurons aucun endroit pour passer la nuit sans danger. C'est une zone infestée de bandits, par ici."

Perceval opine.

- Je vais le faire. Dame Guenièvre, serez-vous assez forte pour aider à porter le brancard ?

La jeune femme lève les yeux au ciel pour la énième fois depuis le début du voyage.

- Je ne suis pas une dame, corrige-t-elle en souriant. "Et oui, je m'en sortirai. Vous n'imaginez vraiment pas la quantité d'eau qu'il faut transporter dans les escaliers du château pour le bain d'un noble ! Je suis presque aussi musclée que vous."

Sir Léon prend le fou-rire et les yeux de Lancelot pétillent.

Merlin boude, mais il ne se débat pas quand Perceval le ramasse sans aucun effort, glissant un bras sous les genoux du serviteur et l'autre derrière son dos.

Le garçon gémit un peu quand son corps bascule contre le torse massif du géant, puis réussit à se caler de façon à peu près confortable. Ses jambes interminables pendent dans le vide comme celles d'un enfant (il n'est pas bien plus lourd) et il finit par appuyer sa tête contre l'épaule de Perceval pour éviter qu'elle ballotte de droite et gauche.

- Tu es bien, p'tit bonhomme ? Si tu as mal, dis-moi, je m'arrêterai.

- Non, grogne Merlin en fermant les yeux, visiblement fatigué. "Il faut arriver vite là où Arthur pourra se reposer comme il faut. Et je ne suis pas un p'tit bonhomme."

- Sûr.

Gaius remplit l'outre et en passe la cordelette autour de son cou. Il se charge aussi de ce qui reste des provisions fourrées dans une couverture nouée. Ils suivent la vallée sur un chemin assez plat, bordé de champs et d'une rivière qui coule joyeusement, à l'ombre des chênes. Ils ne croisent personne et Lancelot leur explique que cette route n'est plus une voie principale depuis quelques années. Il y a une grosse bourgade de l'autre côté de la plaine et c'est par elles que passent les marchands.

L'admiration de Sir Léon pour le vagabond élégant ne cesse de grimper. Il commence vraiment à regretter qu'Uther Pendragon n'aie pas fait d'exception à son égard.

Guenièvre tient bien le coup et les trois gars sont fiers de partager le poids du brancard avec elle.

Arthur, heureusement pour lui (il est rouge de dépit qu'une femme le porte) et pour tout le monde (sa mauvaise humeur s'est accrue du fait qu'il n'ose plus se plaindre des pierres), a succombé à une nouvelle pointe de fièvre.

Gaius a réussi à cueillir des herbes tout au long de la route sans se laisser trop distancer. Il est plutôt content de lui. Il va pouvoir faire un onguent pour les ampoules de Gwen et un emplâtre pour ses vieilles articulations. Il chantonne une chanson de geste désuète et s'aperçoit avec amusement que Lancelot la connait.

Perceval suit le brancard d'un pas égal et sourit tranquillement quand Gwaine se retourne pour lui crier :

- Tout va bien, ô grand homme ?

Sa bouche articule "tout va bien" en réponse, sans un son.

Contre son épaule, Merlin dort profondément.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (18.07.2015 à 12:59)

Basé sur les épisodes 4x12, 4x13, 5x01, 5x10

 

13

CONTES, LEGENDES & MURMURES

 

 

Le crépuscule habille le ciel de coulées de lilas et de traînées d'or, embrasant les montagnes d'un halo rougeoyant, comme si la forêt flambait au-delà de la frontière. Le soir fraîchit. Des moustiques s'agitent le long du ruisseau qui cascade à travers les arbres, comme un ruban brillant dans l'obscurité grandissante.

Un papillon de nuit frôle le front de Gaius qui tressaillit, jette un coup d'œil en arrière. Il est encore essoufflé après la dure montée sur le sentier étroit. Lancelot a promis que le reste du chemin jusqu'à la tour de guet en ruines serait un peu plus plat. Les brancardiers ne se sont pas plaints, mais ils sont visiblement fatigués.

Perceval a dû réveiller Merlin et le laisser marcher pour grimper le flanc de la montagne. Le garçon a vaillamment obéi, malgré son pas chancelant et les nombreuses pauses qu'il a dû faire pour reprendre son souffle. Le géant l'a cueilli dans ses bras dès qu'ils sont arrivés en haut de la pente et le serviteur n'a pas protesté. Au contraire, il s'est blotti de nouveau contre le torse musclé de son grand ami et s'est rendormi presque aussitôt.

Mais il est beaucoup moins paisible qu'auparavant. Il marmonne dans son sommeil, gémit sourdement, ses cils palpitent, et sa peau est brûlante, même à travers sa fine chemise.

Perceval voudrait bien faire quelque chose pour le soulager, mais quoi ? Il se sent terriblement impuissant et, à défaut de mieux, chuchote des encouragements, raconte des histoires de bardes enroués, de gobelins facétieux, de grenouilles qui savaient danser. De temps en temps, Merlin entrouvre un œil bleu et un sourire effleure son visage crispé.

Quand Lancelot annonce qu'ils sont arrivés à leur point de chute, Perceval a épuisé son répertoire de contes et sa grosse voix grave bourdonne en désordre les couplets d'une vieille complainte. Le garçon lui a passé un bras autour du cou et son souffle sporadique effleure la pomme d'Adam du géant. Il somnole enfin plus sereinement et, de peur que l'arrêt ne le réveille, Perceval continue de faire les cent pas en attendant que Gaius termine d'examiner Arthur.

Sir Léon rassemble quelques grosses pierres et allume un feu, Lancelot part s'assurer que le coin est sécurisé, Guenièvre est de corvée d'eau encore une fois. Gwaine ramène une brassée de bois mort, puis vient rôder autour du géant.

- Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il en se haussant sur la pointe des pieds pour examiner le visage de Merlin enfoui contre la tunique de son ami.

- Ma sœur avait l'habitude de chanter une berceuse à ses gamins quand ils avaient de la fièvre, répond Perceval de sa voix lente habituelle. "Ça faisait passer le mal plus rapidement. Je pensais… je me suis dit que ça ne pourrait que lui faire du bien…"

Il garde un œil sur le vieux médecin qui change le bandage d'Arthur, à côté du feu. Il a un peu mal aux bras, mais ce n'est pas grave.

- Tu as des neveux ? s'étonne Gwaine.

- Trois. Ils habitent dans le royaume de Mercia, avec ma sœur. Elle est veuve. Son mari a été tué en même temps que nos parents. Des bandits, le village entier a été massacré. Je l'ai emmenée loin, je lui ai trouvé un endroit pour vivre, des gens pour s'occuper d'elle et des petits. Je vais les voir, de temps en temps. Lancelot l'a déjà rencontrée.

Gwaine absorbe l'information en silence, puis ses yeux bruns sourient au-dessus de sa barbe bouclée.

- Tu ferais un père merveilleux.

Perceval cligne des yeux et le fixe, estomaqué.

- Tu sais, des fois, les trucs qui sortent de ta bouche peuvent être vraiment perturbants, dit-il finalement.

Gwaine hausse les épaules. Il penche la tête de côté quand Merlin bredouille dans son sommeil et bave un peu sur le surcot de Perceval. Il sourit avec affection, tend la main pour écarter une mèche de jais qui s'embrouille sur le front du garçon, mais se ravise soudain.

Son visage s'assombrit et le géant le scrute, un peu inquiet.

- Qu'est-ce qu'il y a, mon ami ?

La voix de Gwaine est presque un murmure quand il parle enfin, les yeux fixés sur le serviteur toujours inconscient.

- Je suis… un lâche, dit-il sourdement. "Je voudrais être plus fort, mais… tu vois, comme… hier. Je… je ne pouvais pas, Perceval. Je ne pouvais juste pas supporter de le voir souffrir et de savoir que je ne pouvais rien faire pour le soulager. Je… j-j'étais… les cris… c'était déjà atroce. Comme si quelque chose déchirait mon âme en des dizaines de morceaux…"

Il frissonne violemment.

- Je sais, souffle le géant.

Lancelot est revenu de son inspection et s'est accroupi à côté de Gaius. Le vieux médecin lui explique quelque chose à voix basse, une main posée sur le bras d'Arthur qui boude. Guenièvre prépare à manger. Sir Léon fait un tas de fougères le long d'un mur effondré en guise de matelas collectif.

Le feu jette des flammes sur les vieilles pierres mangées par la mousse. La tour de guet délabrée s'élève vers les étoiles, un peu brouillée par la fumée transparente.

Personne ne s'est approché des deux hommes. Les épaules abattues de Gwaine et l'expression patiente et affligée sur le visage de Perceval sont suffisantes pour que les autres leur laissent un peu de temps et d'espace.

- Je… je me suis attaché à ce gamin. Il… je sais pas trop ce qu'il a vu en moi, mais… il est différent. Incroyable. Tellement simple et si naïf, si pur… ça donne envie de faire de son mieux, pour tout… je… j'étais si seul. Paumé. Juste un ivrogne, sans but, sans direction, sans personne. Et il a débarqué, m'a regardé avec ses grands yeux bleus…

Quelque chose s'étrangle dans la gorge de Gwaine et il détourne la tête pour cacher l'émotion qui bulle au coin de ses paupières.

- Je m'suis mis à penser que j'pouvais faire quelque chose de ma vie. Devenir un être humain. Essayer de lever la tête et de faire face au monde comme il le fait. Je ne me leurre pas, je sais que je ne pourrais jamais être un chevalier digne de ce nom, comme mon père ou comme Lancelot, ni un mec bien comme toi. Mais… si je pouvais seulement… le voir fier de moi.

Sa voix est presque inaudible, mais Perceval l'écoute toujours. Il sourit à son ami, au-dessus de la masse de cheveux noirs blottie contre son épaule.

- Il est déjà fier de toi, Gwaine. Il sait que tu es un homme honnête et courageux. Et nous le voyons aussi. Tu n'es plus seul.

 

 

"Tu n'es plus seul."

Les mots bondissent joyeusement dans le cœur de Merlin, roulent sous sa langue, pétillent dans ses yeux céruléens. Il voudrait les lancer haut et fort dans la rue, les enfiler en mélodie comme des perles, mais les gens ne sont pas prêts.

Le seront-ils jamais ?

Alors il regarde autour de lui, intensément, sincèrement, et chaque fois qu'il rencontre des visages fatigués ou blessés, il les offre.

"Vous n'êtes pas seuls."

"Vous existez pour une bonne raison."

"Vous êtes aimés."

"Je suis content de vous avoir rencontrés."

Les gens sont si malheureux, si pressés, si oublieux, si méfiants.

Pourquoi personne n'entend-t-il les mots qu'il chante en silence ?

Pourquoi le repousse-t-on d'un haussement d'épaules, d'un grognement, d'un geste brusque ou méchant ?

Pourquoi ces rires et pourquoi veut-on toujours voir à quel point ses grandes pattes vont s'emmêler et le faire trébucher ? Pourquoi est-ce si drôle de le chasser ou de lui faire mal ?

Merlin essaie, encore et encore.

Chaque matin il se réveille avec le même désir trépidant de sourire, de dire aux gens que vivre est merveilleux, que vivre mérite d'être célébré, que vivre est un cadeau précieux.

Chaque soir il se couche et sous la couverture étouffe ses sanglots déçus, essaie de compter. Cette petite fille a répondu à son sourire avec timidité. Ce vieil homme s'est radouci. Cette grosse femme lui a ébouriffé les cheveux et lui a tendu un gâteau en l'appelant un "ange". Sûrement ils ont compris… mais pourquoi seulement eux ?

Pourquoi le monde est-il rempli de gens qui râlent, qui pleurent, qui soupirent, qui se fâchent ?

Comment Merlin peut-il les rendre tous heureux ?

"C'est impossible, mon chéri" a dit maman.

"C'est impossible, mon garçon" a dit Gaius.

Mais il veut croire que ça l'est.

Il veut encore essayer.

Merlin se sait beaucoup de défauts : il est maladroit, il est étourdi, il ne sait pas très bien écrire et il a de grandes oreilles.

Mais il se sait aussi tenace, et il en est fier.

Alors il continue, il espère, il y croit.

Et un jour au marché, quand il se retourne dans le cercle dansant d'enfants qui vont trop vite et qui lui donnent le tournis avec leur ronde et leur mélodie familière – "idiot, idiot, idiot" – il trébuche et dans le rayon de soleil, il distingue une silhouette aux larges épaules, les bras croisés.

Il cligne des cils.

La lumière joue dans les cheveux blonds de l'inconnu, puis glisse autour de lui comme une cascade d'eau quand il s'avance.

Il fait cesser la ronde, il renvoie les enfants. Sa voix est forte et impérative.

Une voix agacée, qui gronde pour cacher ses doutes et ses peurs.

Quand Merlin croise le regard du jeune homme, il voit dans ce bleu très clair de la colère, de la compassion, et beaucoup – beaucoup – de questions.

"Je suis tout seul."

"Que dois-je faire ? "

"Est-ce que quelqu'un se soucie de moi ?"

Alors Merlin sourit et il donne, comme il l'a toujours fait.

Son regard, son amour, son espoir.

"Je suis là, moi."

Et le jeune homme penche la tête de côté après avoir fait un pas de côté, comme s'il n'était pas très sûr d'avoir entendu.

- Quel est ton nom ? Ton vrai nom.

C'est la première fois que quelqu'un prend la peine de poser cette question.

C'est plus qu'un simple "merci", plus qu'un coup d'œil attendri, plus que le droit de rendre service ou un coup de pied que l'on n'achève pas, un peu surpris.

Le cœur de Merlin se gonfle de reconnaissance et, quand il rentre ce soir-là dans la chambre en soupente, il se roule en boule sous la couverture et glousse de joie.

Les yeux de lin un peu perplexes l'ont regardé en face.

Lui, tout entier.

Comme une réponse aux mots que son cœur chuchote.

Comme s'ils l'appelaient.

Alors il cherche le jeune homme aux cheveux ensoleillés et l'observe de loin.

Il se nomme Arthur.

Il se vante souvent, il aime se battre avec des armes dangereuses, il est constamment entouré d'un tas de gens qui le flattent. Il vit dans le luxe, il mange à sa faim, il est toujours vêtu de pourpre et de cuir lustré.

Son père, c'est le roi.

Il est souvent accoudé sur les remparts et il regarde les gens entrer et sortir de la ville comme s'il était prisonnier. Derrière son dos, les gens l'appellent le crétin arrogant. Il n'a personne à qui dire ses rêves. Il ne sait pas rire sincèrement.

Il est tout seul.

Alors Merlin décide qu'il va veiller sur lui.

Comme un chaton, il trottine dans l'ombre du prince qui ne s'en rend pas compte. Comme un dragon, il le défend quand on dit du mal de lui et le protège au péril de sa vie.

Et quand il devient le serviteur du prince, chaque jour devient une nouvelle raison d'y croire. D'autres viennent et se joignent spontanément à ses efforts.

Le monde peut changer, parce que quelqu'un a commencé à agir différemment.

Un jour, Arthur sera roi.

Et plus personne ne sera oublié.

 

 

Le feu crépite dans la nuit, au pied de la tour de guet en ruines.

Perceval s'agenouille avec précaution, Merlin toujours blotti dans ses bras, et déplie les longues jambes du garçon sur le matelas de fougères, tandis que Gaius se penche pour examiner son petit-fils.

- Il a de la fièvre, dit le géant.

- Est-ce que c'est sa blessure qui s'infecte ? s'inquiète Gwaine qui s'est accroupi à côté d'eux en mâchouillant un long brin d'herbe.

Le vieil homme secoue la tête, renoue les lacets du col de la tunique de Merlin.

- Non, c'est juste l'épuisement. La plaie est en bonne voie de guérison et il est jeune. Les côtes se remettront aussi avec le temps.

Il caresse le visage pâle appuyé contre le biceps de Perceval et ses sourcils constamment froncés depuis des jours se défroissent un peu.

- Mon pauvre garçon…

Merlin choisit ce moment-là pour entrouvrir les paupières et sourit quand il voit son grand-père.

- On est arrivés ? bâille-t-il.

Gwaine lâche un petit rire.

- Nope.

- Où est Arthur ?

Ils auraient pu parier que ce serait la question suivante.

- Juste là, dit Gaius en montrant la forme du prince au bout du matelas de fougères, sous la couverture de laine et la cape rouge. "Il est très faible. Sa blessure va mieux, mais il faudrait qu'il avale quelque chose, pour reprendre des forces."

- Oh, dit Merlin en se redressant.

Perceval accompagne le geste et l'empêche de basculer quand le vertige inévitable l'assaillit.

- Où tu vas comme ça, mon pote ? s'enquiert Gwaine.

- Il faut qu'il mange et il va manger, répond résolument le garçon en se dirigeant vers le feu.

Guenièvre lui tend un bout de pain et un morceau de fromage en lui souriant malgré sa fatigue évidente. Ses cheveux bruns frisés sont sales et embroussaillés. Ses vêtements la grattent, elle a mal au ventre et elle voudrait prendre un bain. Mais elle est décidée à ne pas craquer.

Les femmes peuvent être aussi courageuses que les hommes et elle ne sera pas un fardeau pour ses compagnons de voyage, pas tant qu'elle en aura le choix.

Elle observe Merlin qui s'assoit en tailleur à côté d'Arthur et s'émerveille une fois de plus à ce dévouement inlassable. Le prince grogne, repousse la main de son serviteur.

- Laisse-moi… pour une fois, fais ce qu'on te dit…

- Gaius a dit que vous deviez manger pour vous retaper, Sire, insiste le garçon. "Allez, debout, tête de cuillère. Si vous aimez tant les couches de fougères, je vous en ferai une quand on sera de retour au château et vous pourrez me donner votre vieux matelas si peu confortable."

- Tais-toi, Merlin…

- Vous savez, ce fromage n'est pas mauvais, une fois qu'on a surmonté son odeur de chaussette à la Gwaine. Ne faites pas cette moue, ce n'est pas comme si c'était du rat. Et même, le rat, c'est pas dégoutant, en fait. C'est juste… élastique. Vous devriez essayer, une fois !

Arthur est trop fatigué pour lutter contre ce flot de paroles et il n'aime pas les taches rouges que cette agitation amène sur les joues trop blanches de son serviteur.

Il cède, se soulève sur ses coudes, grignote une bouchée de pain sur laquelle, tout en bavardant, Merlin a fait fondre une tranche de fromage qui croustille.

Ce n'est pas mauvais et le prince s'aperçoit qu'il a – un peu – faim.

Sir Léon sourit depuis la pierre sur laquelle il est assis.

- Il le mène par le bout du nez, marmonne-t-il entre haut et bas.

A côté de lui, Lancelot rit en sourdine, tout en mastiquant son souper.

Le feu jette des reflets dans les yeux de velours de Guenièvre, en face de lui. Elle est si belle, même habillée de la sorte, même après plusieurs jours de fuite.

Si belle et si vaillante.

La jeune femme sent son regard sur elle et lève brièvement les yeux. Ses cils frémissent, ses joues rosissent, elle se concentre sur ses bottes couvertes de poussière, nouant ses bras autour de ses genoux.

Elle l'évite.

Elle l'attire.

Est-ce qu'elle l'aime ? Est-il un bon vieux camarade ou… est-elle amoureuse d'Arthur ? Que dirait le prince si Lancelot faisait un pas de plus vers celle qu'il aime ? Deviendraient-ils ennemis ?

Le jeune homme secoue la tête pour se débarrasser de ces pensées et avale de travers son dernier morceau de pain.

Ce n'est pas le moment. Définitivement pas le moment.

Quand viendra donc le bon moment ?

La brise nocturne court dans le sous-bois, à travers les buissons, contre les arbres.

Un frisson frôle les épaules de Lancelot et il se lève presque par instinct. Sir Léon le regarde un instant avec surprise, puis son visage se raidit et il l'imite, la main sur son épée.

Le feu crépite toujours au milieu du cercle, mais toute l'atmosphère détendue s'est soudain volatilisée.

Loin au-dessus d'eux, la lune ronde nimbe la tour délabrée d'une lueur spectrale.

- Qu'est-ce que c'est ? chuchote Guenièvre avec anxiété. "Des bandits ?"

- Vous croyez que les soldats de Cenred nous ont rattrapés ? marmonne Gwaine en se déplaçant presque au ralenti pour se placer devant le prince.

Gaius se penche pour attraper un bâton, Perceval incline la tête pour scruter l'obscurité au-delà du mur effondré qui les protège de l'haleine froide de la forêt.

Arthur s'est redressé dans un sursaut farouche et a plaqué Merlin sur le tas de fougères, le tient calé sous un bras malgré la respiration sifflante et les protestations étouffées du garçon. Il a attrapé son épée de l'autre main et ses yeux bleus brillants de fièvre sont concentrés, prêts à combattre malgré son état de faiblesse.

Un bout de fromage a roulé entre les brins d'herbe et une fourmi trottine sur la croûte.

Un tison éclate en faisant pétiller des étincelles. Les ombres bougent dans la forêt. Lentement, très lentement, une silhouette cachée sous une longue cape de bure émerge de l'obscurité.

- Qui va là ? ordonne Lancelot, menaçant.

Deux bras s'ouvrent en signe de paix et les pans du manteau s'écartent, dévoilant une robe de laine grossière et une ceinture de corde.

- Je ne demande qu'une place près de votre feu, répond une voix un peu voilée.

- C'est une vieille femme, s'écrie Guenièvre avec compassion, en se levant pour s'approcher, malgré l'air méfiant qu'affichent toujours les hommes.

Lancelot retient son souffle et Merlin regarde par-dessous le coude d'Arthur quand l'inconnue enlève son épais capuchon, dévoilant son visage ratatiné comme celui d'une pomme trop mûre et ses yeux gris clair comme deux gouttes d'eau, sous un turban de futaine bleuâtre.

- Mon nom est Finna, dit la femme en posant son regard limpide sur chacun d'entre eux, les uns après les autres. "Et vous fuyez Camelot. Demain soir verra la fin de votre voyage."

Sir Léon a l'air prêt à la trucider à l'instant, mais Perceval secoue la tête.

- C'est une druidesse, dit-il d'une voix hésitante, en indiquant du menton les tatouages noirs qui s'entrelacent sur la peau parcheminée des poignets maigres de l'intruse.

Arthur hausse un sourcil mécontent.

- Et ?

Lancelot range son épée avec calme.

- Les druides sont un peuple pacifique et n'ont que faire des querelles entre les royaumes ou même de leurs frontières, explique Gaius qui s'est détendu. "Ils sont de partout et de nulle part."

La brise froide qui s'était levée dans la forêt est retombée. Un oiseau de nuit appelle dans le lointain, un cri rauque familier. De minuscules flammèches grignotent les grosses bûches rouges qui s'enfoncent dans les cendres.

Tout est calme. La douceur du soir d'été est revenue.

Lancelot se rassoit et, comme subjugué par son air d'autorité, Sir Léon l'imite. Guenièvre offre à boire à la vieille femme qui accepte avec un sourire. Perceval enfonce un bout de pain sur une branchette, le coiffe d'une tranche de fromage et fait rôtir le tout avant de le tendre à leur visiteuse.

Arthur enlève son bras et libère Merlin qui siffle de colère et de douleur.

- Vous m'avez fait mal ! se plaint-il d'une voix aiguë.

Le prince l'ignore royalement et se redresse sur son lit de fougères pour s'asseoir contre le mur de pierres et avoir l'œil sur la nouvelle venue.

Druide ou pas druide, ils n'ont pas besoin que quelqu'un se mêle de leurs affaires.

Gwaine est parti chercher du bois. Quand il revient, il s'accroupit à côté du prince et chuchote "elle est seule", rapidement, avant de renflouer le feu.

- Tu te méfies de moi, jeune homme, lui dit la vieille femme d'un air curieusement amusé.

Le jeune homme grommelle quelque chose dans sa barbe en évitant de la regarder.

Elle rit doucement, promenant ses iris presque transparents sur eux en penchant un peu la tête de côté. Son regard s'attarde plus longuement sur Arthur et elle sourit d'une étrange façon, presque tendrement, presque respectueusement.

- Toutes ces années de vie et je n'aurais jamais pensé qu'un jour je le verrai de mes yeux, chuchote-t-elle en se penchant vers Gaius qui lève un sourcil, perplexe (et probablement un peu inquiet à l'idée d'une répétition de l'affaire Grunhilda).

- Je vous demande pardon ? marmonne-t-il.

La vieille femme glousse en coin, puis elle tend la main en direction de Merlin sous l'œil surpris des autres.

- Veux-tu venir ici un instant, jeune homme ?

Le garçon échange un regard avec le prince qui acquiesce d'un air mécontent.

Que peut-il dire, vraiment ? "Non, Merlin, n'approche pas la vieille dame inoffensive" ? Ce serait ridicule.

Le serviteur se déplie lentement, réprimant une grimace quand l'effort tire sur ses côtes, et s'approche de l'inconnue en trainant un peu les pieds. Elle sourit et ses rides plissent sa peau diaphane, accentuent les pattes d'oie au coin de ses yeux, lui donnant l'air d'une bonne grand-mère.

- Veux-tu me laisser prendre ta main ?

Merlin hausse les épaules et obtempère.

Gwaine et Arthur observent la scène, tendus et méfiants. Gaius réfléchit intensément, ses sourcils broussailleux joints au milieu du front. Lancelot et Sir Léon sont intrigués, Guenièvre attendrie.

La femme contemple longuement la paume calleuse du garçon, puis lève ses yeux émus vers lui.

- Alors c'était vrai. Le temps est venu, souffle-t-elle d'une voix à peine audible. "Le roi qui fut et qui sera, souverain puissant guidé par la main d'un enfant. La paix qui s'offre au prix d'un immense chagrin quand vainc une force qui n'est pas plus que le battement d'un cœur."

Une larme coule sur sa joue.

- Oui. Oui, répète-t-elle doucement, et sa vieille main se tend pour caresser la joue de Merlin qui ne comprend pas et dont les saphirs se posent sur elle en cherchant comment la réconforter. "C'est ce qu'ils disaient. Il n'y eut jamais et jamais ne sera d'âme plus pure. Dans ces yeux l'ancien et le nouveau rencontrent la lumière et il n'y a plus qu'un tout à la fin des mondes."

Arthur remue inconfortablement sur le tas de fougères.

Est-ce que cette mémé ne va pas cesser rapidement de parler en énigmes et de verser des larmes qui n'ont pas lieu d'être ?

Pour un peu, il aurait peur.

- Merlin, appelle-t-il abruptement.

Le serviteur hésite – peut-être pour la première fois depuis qu'ils se connaissent. Il regarde la vieille femme longuement et elle ne bouge pas, frémissante. Puis il se penche et lui embrasse le front avec une grande douceur.

Pendant quelques secondes imperceptibles, il n'y a plus de grand garçon maigre aux oreilles décollées au milieu du cercle, mais un jeune homme élancé sur lequel repose le poids de la destinée.

Merlin se redresse et ses yeux bleus affectueux sourient à Finna de tout son cœur, avec la simplicité qu'ils connaissent si bien. Il retire délicatement sa main et retourne s'asseoir à côté d'Arthur de son pas gauche habituel.

Le prince dissimule très mal un soupir de soulagement.

- Qu'est-ce que cela veut dire ? demande Gaius en se penchant vers la vieille femme. "Il m'a semblé reconnaître les paroles d'une très ancienne légende, dont certains disaient autrefois qu'elle n'était autre qu'une prophétie."

Les yeux opalescents de la vieille femme se tournent vers lui, perdus dans ce qui pourrait être une transe, et sa bouche s'amincit.

- Point de repos pour celui qui a scellé ses paupières, siffle-t-elle. "Jusqu'à ce qu'il lui soit pris plus que ce qu'il n'a laissé prendre."

Gaius se trouble et se tait. Il a soudain l'air d'une plante fanée et son pas est lourd quand il se lève pour aller s'étendre au bout du matelas de fougères. Guenièvre lui apporte une couverture, puis revient près du feu qui crépite, le seul bruit au pied de la tour.

Sir Léon se racle la gorge.

- Je vais prendre la première garde, commence-t-il en se tournant vers Lancelot qui hoche machinalement le menton, les yeux fixés sur l'étrange femme.

- Témoin du passé et gardien du futur, celui qui a vu et verra, marmonne celle-ci en se balançant un peu d'avant en arrière. "Ta loyauté sans défaillir jamais se couche aux pieds du trône alors que les temps s'enfuient et reviennent."

Elle lève le menton vers les étoiles et une autre larme coule sur sa joue. Puis son regard flamboie.

- Ame vagabonde qui trouva sa bannière, quand les plumes du ciel embrasseront la terre, un seul chemin s'ouvrira. Epée contre épée pour sauver les vies de milliers. Alors tu sauras pour sauver ton roi quel choix doit être fait, chevalier du lac.

Elle tend une main décharnée un peu tremblotante en direction de Perceval qui rentre la tête dans son cou comme pour s'y dérober.

- Et seul avec ta mémoire, seul tu te tiendras pour défendre l'éternité sur ses jeunes jambes, déclame-t-elle d'une voix désincarnée.

Gwaine sent un frisson courir le long de son échine.

Il n'aime pas ça, oh pas du tout.

Et d'ailleurs, personne ici n'apprécie cette récitation de poèmes bizarres. Ils n'auraient pas dû accepter qu'elle se joigne à leur feu et qu'est-ce qu'on attend pour la renvoyer au diable d'où elle vient ?

Son cœur rate un battement quand il s'aperçoit qu'elle le regarde fixement.

Il n'y a pas de colère dans ces yeux si limpides, pas non plus de vide vertigineux ni cette adoration pleine de tendresse qu'elle a offerte à Merlin.

Seulement une immense tristesse.

- Lorsque viendra la dernière aurore, ne crains pas, tu n'as pas échoué. Nul ne peut changer sa destinée. Ce qui était écrit sera, mais c'est de ton courage dont on se souviendra.

Le jeune homme barbu se glace, agacé, furieux, effrayé, déstabilisé.

Va-t-elle se taire, enfin ?

Sa voix est nouée dans sa gorge et il ne parvient pas à parler, à protester, à rire aigrement ou à s'énerver.

Sont-ils figés dans ce moment ? Les a-t-elle enchantés ?

Pourquoi personne ne dit-il rien ?

Il inspire profondément, essaie de se calmer et remarque que Sir Léon s'est levé et s'est placé à l'orée de la forêt, la main sur son épée. Gaius est toujours couché au bout du matelas de fougères et lui tourne le dos. Perceval termine sa gourde, puis se lève pour aller la remplir au ruisseau dans le sous-bois. Guenièvre et Lancelot sont assis de chaque côté du feu, pensifs. La jeune femme a les bras noués autour de ses genoux ; lui a posé ses coudes sur ses cuisses et s'est perdu dans ses pensées, les flammes dansant des yeux noirs.

Finna est assise sur sa pierre, enveloppée dans sa longue cape bleue épaisse, son visage ridé tourné vers Gwaine avec compassion.

Combien de temps s'est écoulé ?

A-t-elle parlé à voix haute ? A-t-il rêvé ? Les autres sentent-ils comme lui cette étrange atmosphère ?

Il jette un coup d'œil en direction du prince et se rassure.

Arthur a l'air furieux et buté, adossé au mur de pierres, son épée posée sur la couverture à sa droite.

Merlin somnole contre son épaule gauche, sa respiration sifflante à peine soulagée par la position assise. Ses jambes interminables sont étalées devant lui, un long bras maigre traine sur le tas de fougères et si ce n'est pour les taches de fièvre sur ses hautes pommettes pâles, il a l'air parfaitement paisible, parfaitement heureux, parfaitement à sa place.

Gwaine se déplie avec prudence, mais la femme ne fait pas mine de l'arrêter ou de se remettre à parler, alors le jeune homme barbu va s'accroupir à côté du prince.

- Elle est bizarre, souffle-t-il.

- Ce n'est que maintenant que tu t'en aperçois ? chuchote Arthur d'un ton exaspéré.

- Je ne crois pas qu'on devrait la laisser rester là.

- C'est dans des moments comme celui-ci que je comprends pourquoi mon père a une dent contre la sorcellerie…

- C'est pas une sorcière, c'est une druidesse, corrige une voix ensommeillée.

- La ferme, Merlin, réplique immédiatement le prince. "Dors."

- 'kay.

Gwaine étouffe un demi-rire affectueux en voyant comme le serviteur se ré-installe confortablement contre son maître, sans aucun souci pour les convenances.

Arthur se racle la gorge, un peu gêné.

- Il n'arrive pas à dormir quand il s'allonge… ses côtes, explique-t-il d'une voix bourrue. "Cela nous ralentira s'il est trop fatigué pour avancer, demain. Perceval a beau avoir la force de trois hommes, il ne pourra pas le porter indéfiniment."

- Je vois.

Gwaine ne réussit pas à cacher l'éclat amusé dans ses yeux.

- Bonne nuit, Sire, dit-il en tapotant l'épaule droite d''Arthur.

Le prince ne répond pas, les yeux toujours fixés sur la vieille femme assise près du feu.

Lancelot et Perceval se sont aussi couchés. Sir Léon veille sous la lune ronde qui ourle les silhouettes noires des arbres.

Guenièvre lève les yeux vers Finna et lui sourit.

- Voulez-vous partager une couverture avec moi ? propose-t-elle.

La vieille femme la contemple un moment en silence, son visage ridé empreint de tendresse, puis elle tend la main et écarte une mèche bouclée du front de la jeune fille.

- Merci, mon enfant, dit-elle doucement. "Merci, Guenièvre, fille de forgeron, première robe avec le pouvoir d'une épée. Sœur oubliée, mère en devenir, née servante et morte reine, il n'y a pas eu et il n'y aura pas d'autre femme comme toi. Deux fois sera ton cœur brisé, mais par grâce tu te tiendras debout, car ton amour est ce qui lie ensemble les peuples."

Guenièvre frissonne, mais elle n'écarte pas la vieille main qui lui caresse les cheveux. Ses yeux en amandes, fascinés, boivent les paroles étranges de l'inconnue qui murmure sous les étoiles.

- Au dernier souffle du dragon, quand le ciel en feu versera une pluie de sang, les larmes du roi couleront sans fin et sur tes épaules reposera la destinée d'Albion. Ne crains point, car le royaume gravé dans ton cœur restera uni tant que tes filles s'assiéront sur le trône.

- Que… comment saurai-je ? Que… que dois-je faire ? Que v-voulez-vous dire ? souffle Guenièvre qui tremble malgré la chaleur du feu tout proche.

Au fond de son corps, quelque chose se déchire aux paroles de la vieille femme.

Quelque chose de très triste.

De très beau.

D'infini.

De si fragile.

Finna sourit encore et des larmes brillent dans ses yeux si limpides.

- N'aie pas peur, enfant. Tu ne seras pas seule.

Elle caresse une dernière fois les cheveux frisés de la jeune fille, puis se lève, s'approche d'Arthur et, lentement, avec un respect profond et presque palpable, elle met un genou en terre et s'incline devant lui.

Quand elle se redresse, elle pose un dernier regard d'adoration sur Merlin qui dort, puis elle disparait entre les arbres, comme un fantôme.

Arthur échange un regard d'incompréhension avec Sir Léon.

Les braises crissent silencieusement dans la nuit tiède de fin d'été. Tous les autres dorment, à part Guenièvre qui pleure en regardant les cendres, si silencieuse et si immobile qu'ils ne s'en aperçoivent pas.

Peut-être qu'ils ont rêvé ce moment, peut-être que la vieille femme n'a jamais été là…

A l'aube, aucun d'entre eux ne parle de la visiteuse, mais tous se rappellent de ses mots mystérieux.

Ils passent le col vers midi et amorcent leur descente en direction du royaume où ils trouveront asile.

"Demain soir verra la fin de votre voyage."

Comment Finna l'a-t-elle deviné, ils n'en savent rien, mais alors que le soleil couchant scintille comme un lit de diamants sur la rivière qui sert de frontière entre Camelot et Nemeth, ils rencontrent une patrouille du Roi Rodor.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (19.07.2015 à 10:54)

Basé sur les épisodes : 4x11, 3x12, 3x13

 

14

LES MOTS QU'IL N'AVAIT JAMAIS OSE DIRE

 

 

Lorsqu'il ouvre les yeux, Arthur laisse échapper un soupir de contentement avant de réaliser qu'il ne sait pas du tout où il se trouve.

Il est propre, vêtu d'une chemise de lin fraîche, allongé dans des draps légers qui sentent la lavande. Quand il passe la main dans ses cheveux, machinalement, ils sont souples et doux. Ses muscles sont reposés, la blessure dans sa cuisse apaisée et lointaine, la fatigue et la fièvre de ces derniers jours envolées.

Cette chambre est claire, tendue de rideaux crème, et le soleil y entre à flots par la fenêtre ouverte, illuminant la table de bois ciré sur laquelle est posée une pile de vêtements bien pliés, à côté d'une aiguière en argent.

Il se redresse contre les moelleux oreillers brodés, savoure ce sentiment de bien-être, de confort, pendant encore quelques minutes… avant de se rappeler qu'il est en fuite, que Camelot est tombée, que son père est prisonnier et que sa sœur les a trahis.

Son regard s'assombrit, il cherche son épée des yeux et quelqu'un frappe à la porte.

- Entrez, lance Arthur en fronçant les sourcils.

Il s'attend à voir Gaius, Merlin, ou peut-être Sir Léon avec une explication sur comment il est arrivé dans cette pièce, mais c'est un petit homme grisonnant qui entre à la place, vêtu d'un surcot bleu foncé sobre mais élégant. Il sourit au prince et s'approche du lit tranquillement, les mains dans le dos. Il a les traits burinés, une moustache broussailleuse et le ventre un peu bedonnant d'un homme qui aime la bonne chère et passe plus de temps dans des salles de conseils que sur le terrain d'entraînement.

- Bonjour, Arthur, dit-il d'une voix agréable. "Bienvenue à Nemeth."

Le prince s'est assis en le reconnaissant et fait mine de se lever.

- Votre Majesté. Permettez-moi de…

Le Roi Rodor fait un geste de la main pour signaler qu'il n'est pas besoin de formalités.

- Restez couché, Arthur, vous n'êtes pas encore remis de votre blessure. Je sais l'épreuve que vous venez de traverser, dit-il d'un ton plus grave. "Vos chevaliers m'ont délivré un rapport détaillé. C'est une tragédie et mon cœur saigne pour mon vieil ami Uther Pendragon. Bien entendu, vous aurez tout mon soutien pour reprendre votre citadelle perdue."

Le jeune homme incline le menton avec reconnaissance.

- Je suis navré que nous nous revoyons dans ces circonstances… marmonne-t-il sombrement. "Tant de vies sont et seront perdues à cause de Cenred et… de mes sœurs."

Rodor tend le bras et tapote amicalement l'épaule du prince.

- Courage. Reposez-vous, je vais faire quérir le médecin, lui dire que vous êtes réveillé. Il n'a quitté votre chambre qu'un instant, pour aller se rafraichir. Il y a trois jours que vous dormez, vous savez.

Arthur fait la grimace.

- Trois jours ! Quel temps perdu…

Le roi rit gentiment.

- Non, du temps gagné, au contraire. Vous n'auriez su vous battre et reconquérir un royaume dans l'état où est arrivée votre petite troupe. Des hommes valeureux, mais épuisés, et je suis bien aise de les voir maintenant reprendre leurs épées avec une nouvelle vigueur. Vous en aurez besoin.

Il se lève et croise de nouveau les bras dans le dos.

- Si le médecin vous en déclare capable et si vous vous en sentez la force, dînerez-vous avec nous ce soir ?

Arthur incline poliment la tête.

- Ce sera mon plaisir.

- Vos chevaliers partageront notre table, bien sûr, continue le roi avec un large sourire. "J'ai rarement vu un homme aussi intelligent et aussi dévoué que ce jeune Lancelot. Quant aux autres, n'importe quel souverain serait fortuné de les avoir dans les rangs de son armée."

Le prince se rengorge, même s'il sait qu'il devrait corriger tout de suite les assomptions de Rodor.

Sa troupe est composée d'un seul chevalier – le reste étant un assemblage hétéroclite d'un valet, un médecin, une soubrette, un vagabond, un pilier de taverne et un ancien fermier. Tous d'une loyauté indéfectible envers lui. Tous également précieux pour lui.

- Je vous remercie, votre Majesté. Camelot a une dette envers vous et nous ne l'oublierons pas.

Le visage rond de Rodor se plisse avec bienveillance.

- Nul besoin de le mentionner. Vous auriez fait de même pour Nemeth.

Ses yeux pétillent.

- Ah, j'oubliais, dit-il. "Vous serez certainement heureux d'apprendre que votre jeune frère est en bonne voie de guérison. Mithian l'adore et je dois dire que tout le château a été gagné par son bon cœur."

Son expression se fait compatissante.

- Uther Pendragon n'a peut-être pas eu beaucoup de chance avec ses filles, mais il a certainement été béni des dieux avec ses fils, quoi que l'on puisse dire. Je suis heureux que vous partagiez un tel lien avec ce garçon, malgré sa… condition. Je peux comprendre pourquoi un homme aussi fier que votre père ne souhaite pas le présenter ouvertement à la Cour, mais il me plaît que vous ne mettiez pas de telles distances entre lui et vous. Si je puis demander, est-il le fils d'une courtisane ? Il ressemble énormément à votre sœur Morgane, alors je…

Il s'interrompt devant le regard ahuri d'Arthur.

- Quel frère ? bredouille le prince.

- Eh bien, Merlin, bien sûr ! s'exclame Rodor chaleureusement. Puis ses yeux s'agrandissent. "Ce n'est pas votre frère ? Mais il ne cesse de réclamer après vous – "comment va Arthur, quand puis-je voir Arthur" – et les attentions que les autres ont pour lui m'ont laissé penser qu'il était… important…"

Un sourire bourru nait sur le visage d'Arthur.

- Oh, il est important. Mais ce n'est pas mon frère, c'est mon serviteur. Je… je suppose qu'il est – un peu – comme un jeune frère, ajoute-t-il après réflexion.

Et il lui semble que prononcer ces mots – et pourquoi les a-t-il dits maintenant, ici, à un homme qu'il connait à peine ? – enlève un poids invisible dans sa poitrine.

L'expression du roi se fait indéchiffrable.

- Je suis navré de ces confusions, reprend le prince doucement. "Sir Léon est la seule personne de notre groupe qui soit de sang noble, à part moi. Merlin est le petit-fils de Gaius et les autres sont des roturiers."

Ses yeux bleus sincères soutiennent le regard profond de Rodor.

- Ce sont mes amis. Ils sont courageux, fidèles, humbles et chacun d'entre eux donnerait sa vie pour Camelot, continue-t-il avec ferveur.

Et je me fiche de savoir ce que l'on pense de cela. Je ne les renierai pas. Ils sont dignes de s'asseoir à la table d'un roi.

L'homme penche la tête de côté de nouveau et il sourit avec bonté.

- Oh, nul besoin de compléter votre pensée à haute voix, Arthur, dit-il. "Je comprends, sans doute bien plus que vous ne pouvez l'imaginer. Mon meilleur ami était un garçon d'écurie, lorsque j'avais votre âge. Je n'ai jamais connu d'homme plus digne d'être appelé monseigneur."

Arthur hésite.

- Qu'est-il devenu ?

- Une flèche, lors d'un siège. Loyauté va de pair avec sacrifice, pour des âmes aussi nobles.

Le roi fait quelques pas en direction de la porte, puis se retourne une dernière fois.

- Puis-je vous demander quelque chose, Arthur ?

Le prince acquiesce.

- Est-ce qu'il le sait ? Merlin. Sait-il à quel point il est important ? Le lui avez-vous dit ?

Arthur secoue la tête et son visage s'assombrit.

- Non, répond-t-il sourdement. "Ce n'est pas… ce n'est pas quelque chose que je peux lui dire. Ce ne serait pas juste – et ce serait dangereux. Et mon père…"

Si son père l'avait entendu, un peu plus tôt, il aurait certainement banni Merlin au-delà des Grandes Mers de Meredor avant la fin de la conversation.

Rodor incline le menton.

- Je comprends, répète-t-il. "Mais… Arthur, n'attendez pas le moment où la mort le fauchera pour reconnaître ouvertement cette amitié qui se donne sans rien espérer en retour. La vie est courte et l'âge vous apprendra que la fidélité se paie, mais que le dévouement ne s'achète pas. Vous êtes un homme chanceux de vous être attaché le cœur de ces gens – et vous serez un souverain sage si vous les honorez."

Le roi de Nemeth quitte la pièce après ces paroles et Arthur contemple longuement la porte en bois après son départ.

Un jour… quand ils seront de retour à Camelot… quand son père aura renoncé à se débarrasser de Merlin… quand le monde tournera de façon plus juste…

Quand il sera roi à son tour…

Alors il se souviendra des paroles de Rodor.

Pour l'instant, il les enfouit au plus profond de lui-même et sourit avec chaleur à Gaius quand le médecin se présente à sa chambre. Le vieil homme examine la blessure, déclare qu'il ne peut pas être plus satisfait de la progression de sa guérison et l'avertit qu'en dépit des légers vertiges qu'il risque de ressentir, il va pouvoir se lever et dîner avec la famille royale. Lancelot et Sir Léon succèdent à Gaius, tous deux reposés, rafraichis et vêtus de façon quasiment identique avec des tuniques de bonne qualité prêtées par le capitaine de la garde. Ils amènent des rouleaux de cartes et semblent avoir passé les deux derniers jours à envisager toutes les possibilités pour reprendre la citadelle. Les parchemins sont posés sur la table, mais le médecin leur interdit de les consulter pour le moment.

Gwaine débarque ensuite, avec son sourire gouailleur et une pâquerette au coin des lèvres, suivi presque immédiatement par Perceval et Merlin qui pousse un cri de joie en voyant Arthur réveillé et grimpe quasiment sur le lit dans sa joie de le retrouver.

Arthur est content de voir que tout le monde va bien, même si toute cette agitation lui donne un peu le tournis. Il les écoute parler avec un vague sourire, laisse Gaius les chasser au bout d'une heure et se rendort en paix. En fin d'après-midi, il se sent assez fort pour descendre aux jardins et accepte l'aide du médecin pour s'habiller. Merlin – c'est étrange – est introuvable. Le médecin sourit d'un air énigmatique : apparemment le prince a un rival de taille.

Arthur clopine en s'appuyant d'un côté sur le vieil homme, de l'autre sur une canne, le long des escaliers, jusqu'à la cour intérieure où se trouvent les autres. Avant même d'arriver, il entend de loin le rire franc de Gwaine et les gloussements irrépressibles de Merlin. Il passe sous une arcade entrelacée de lierre, se retrouve à marcher sur un chemin de dalles rondes tracé dans une épaisse pelouse émeraude. La cour est bien plus grande qu'il ne s'y attendait : un grand chêne l'ombrage, étendant ses puissantes racines à l'ombre. Des roses trémières égrènent leurs corolles dans les massifs touffus, grimpant et cascadant sur les vieilles pierres blondes.

Il y a un bassin avec des nénuphars, des arbustes dont l'odeur est enivrante, un rayon de soleil doré et tiède qui chatouille sa joue quand il s'assoit sur le banc au pied de la tour. Sous le chêne, Lancelot et Guenièvre lisent un livre ensemble, leurs deux têtes proches l'une de l'autre, les petites mèches sur le front de la jeune fille frôlant presque la frange du jeune homme, leurs mains probablement jointes derrière un pli de la couverture sur laquelle ils sont installés. Perceval et Gwaine jouent à se lancer une balle de tissu d'un côté à l'autre de la cour – et le géant qui sautille sur place porte un surcot beige un peu trop petit pour lui, tandis que son ami swingue de ci de là dans une veste de cuir un peu trop grande.

Et puis il y a…

Merlin, cheveux noirs ébouriffés, yeux bleus étincelants assortis au cobalt de sa tunique, qui agite un ruban au bout duquel se balance un bouchon et qui est poursuivi par – Arthur l'aurait deviné en mille – un chaton noir surexcité.

Et quelqu'un d'autre. Une robe de soie crème qui virevolte, de longues boucles châtaines piquées de perles et de minuscules fleurs blanches, des joues colorées par le jeu, un rire aussi innocent que celui de son serviteur.

- Arthur ! crie celui-ci quand il se tourne et aperçoit son maître.

Il se penche, cueille le chaton et court vers le prince qui se résigne à devoir – encore une fois – subir une confrontation inévitable avec la gente féline.

Il ne s'attendait pas cependant à voir aussi se hâter dans sa direction la jeune personne qu'il ne connait pas.

Sur le banc à côté de lui, Gaius étouffe un petit sourire narquois.

- Arthur, vous êtes levé ! s'écrie le garçon. "Vous n'avez pas mal ? Voulez-vous quelque chose ? Je peux aller vous chercher à boire, les cuisines sont tout près."

Le prince secoue la tête, tapote un peu la tête du chaton qui pédale pour échapper aux bras de Merlin.

- Non, je suis très bien comme ça. Relâche donc cette pauvre bête qui ne t'a rien fait, Merlin. Tu dis de la chasse, mais je crois que les daims sont bien plus heureux d'être achevés d'une flèche, plutôt que d'être torturés pendant des heures comme tes chats.

- Je crois les chats y trouvent leur compte, en réalité, dit une voix amusée. "S'ils détestaient tant ces attentions, ils sauraient disparaître, le château est vaste."

Arthur lève les yeux et dans le poudroiement de soleil, il distingue un visage triangulaire aux grands yeux d'ambre ourlés de longs cils, de fins sourcils sombres arqués avec ironie, une bouche rose qui chiffonne un sourire malicieux.

- Bonsoir, Votre Altesse, dit la jeune fille en faisant la révérence. "Je suis enchantée de voir que vous allez mieux."

- C'est Mithian, dit Merlin en se redressant avec fierté. "C'est une vraie princesse."

- C'est évident, lâche Arthur après quinze bonnes secondes de pause.

Puis il fronce les sourcils et rougit, furieux, en détournant la tête, ce qui n'arrange rien parce que ses yeux tombent sur Gaius dont les vieilles épaules grelottent d'un rire silencieux tout à fait inapproprié.

Il fait vraiment très chaud pour une soirée d'été.

- Mithian a beaucoup de chats, explique Merlin d'un ton ravi. "Elle a aussi une arbalète et Sir Léon a dit qu'elle avait un œil de faucon et aussi elle a battu Gwaine à la course à cheval."

- Je vois que vous avez pris du bon temps pendant ces trois jours, grogne le prince en fixant la pointe de ses bottes.

Il sursaute quand elle s'accroupit soudain, sa robe crème étalée autour d'elle dans l'herbe, pour le regarder dans les yeux très sérieusement.

- Nous attendions impatiemment votre réveil, dit-elle fermement. "Mais ces quelques jours de repos étaient importants pour le moral de vos hommes d'armes, avant que ne revienne le moment de se battre. Reprendre Camelot ne sera pas facile."

Arthur déglutit.

C'est peut-être parce que les paroles de Mithian ont du sens.

Ou peut-être parce que sa robe comprime les courbes satinées dans son décolleté.

Il relève la tête et s'aperçoit que Perceval et Gwaine sont en train de s'approcher, que Lancelot a refermé le livre sous le chêne, tandis que Guenièvre roule la couverture.

Merlin pose le chaton dans l'herbe et se penche vers son maître pour l'aider à se lever.

- Venez, Sire. On va vous montrer notre salle de conseil.

C'est Gaius qui soutient Arthur, finalement, parce que les côtes du serviteur ne sont pas encore en état de servir de béquille à un homme de la carrure du prince. Mithian les suit sans un mot jusqu'à la pièce où les réfugiés de Camelot ont établi leur quartier général et où ils trouvent Sir Léon qui accueille le fils de son roi avec un large sourire, laissant de côté la liste qu'il consultait.

Trois jours il a dormi.

En trois jours ils ont dessiné les points d'accès de la citadelle, tiré des bouts de laine sur les cartes, planté des poignards sur les emplacements clés, rassemblés cottes de maille et surcots à leurs tailles, poli leurs casques et aiguisé leurs épées. Ils savent quels chevaux les emmèneront sur le champ de bataille, ils ont rencontré ceux qui affronteront l'ennemi à leur côté, se sont entrainés avec eux, n'attendent plus que les ordres de leur seigneur.

Arthur hoche le menton avec approbation, la gorge nouée.

Loyaux, humbles, organisés.

Ce sont les siens.

Il sourit difficilement, plonge son regard dans chacun des leurs, l'un après l'autre.

- Pour l'amour de Camelot, dit-il d'une voix qui croasse un peu.

- Pour l'amour de Camelot, répondent-ils sans hésiter, debout autour de lui.

Quelque part derrière lui, mêlées au timbre grave des hommes, il a entendu deux voix claires de femmes.

Trois autres jours passent à la vitesse de l'éclair et c'est déjà le moment de partir. Arthur s'est habitué si vite au rythme de Nemeth qu'il a l'impression d'avoir toujours déjeuné en compagnie du Roi Rodor, discutant avec lui comme cela n'a jamais été possible avec son propre père ; toujours échangé des frappes sur le terrain d'entraînement au milieu des hommes simples qui se sont portés volontaires pour la mission de sauvetage de Camelot ; toujours terminé sa journée dans les jardins, assis sur le banc à écouter le rire de Merlin qui joue avec ses chats, tandis que la robe crème de Mithian tournoie sur le gazon.

Guenièvre et Lancelot se sont approchés timidement de lui, le premier soir, après le dîner. Il n'a pas eu besoin d'écouter ce qu'ils avaient à dire pour comprendre. Il a tendu le bras, pressé amicalement l'épaule de son ami, souri à la soubrette qui baissait les yeux, donné sa bénédiction et promis qu'il apporterait le meilleur vin de Camelot à leur mariage – une fois qu'ils seraient tous de retour à la maison.

- Vous n'êtes pas fâché ? a demandé Merlin en l'aidant à se déshabiller pour la nuit. "Ou jaloux ?"

Arthur a secoué la tête – et laissé filer le dernier tiraillement au fond de lui, comme un brin de laine dans l'eau.

- Un homme doit savoir quand s'effacer, a-t-il répondu. "Guenièvre mérite son bonheur et je ne suis pas… pas prêt. Pas assez fort pour affronter mon père et épouser une servante… pas assez passionné non plus. Je…"

Il a réfléchi, essayé d'être aussi honnête que possible.

- Je l'aime, je pense. Mais pas comme lui. Pas au point de tout sacrifier. Pas assez."

Merlin s'est mordillé les lèvres.

- Et puis… elle, elle vous aime bien, mais pas comme un mari. Vous n'êtes pas assez poli.

Arthur lui a jeté un oreiller en guise de réponse, mais il avait le cœur plus léger.

La veille de leur départ pour Camelot, il est monté sur les remparts pour remplir ses poumons d'air frais et contempler la vue magnifique. La rivière scintillante au fond de la plaine de Nemeth, les montagnes d'Asgorath dont le soleil couchant embrasait les crêtes, les champs de blé et les forêts verdoyantes, ce pays regorgeant de paix et de richesses juste à la lisière de Camelot déchirée par la guerre.

Il n'a pas remarqué qu'elle s'était accoudée à côté de lui jusqu'à ce que ce damné chaton ne vienne frotter sa tête contre son coude en ronronnant.

- Merlin, qu'est-ce que j'ai dit au sujet de… s'est-il exclamé en se tournant et les mots se sont effrités sur sa langue lorsqu'il s'est aperçu que ce n'était pas son serviteur.

La princesse a souri, penché la tête de côté, calant sa joue dans sa paume en le regardant d'un air amusé.

- Il est à l'armurerie, là où vous l'avez envoyé tout à l'heure, a-t-elle dit.

Le chaton noir marchait en cahotant sur le rebord de pierre et Arthur l'a vaguement gratté sous le menton pour se donner une contenance. La brise du soir soulevait ses cheveux blonds un peu trop longs sur la nuque.

- Qu'est-ce que vous regardez ? a demandé Mithian très doucement, très sérieusement.

- Je pense à Camelot, a répondu le prince lentement. "A mon peuple qui va encore être pris au milieu des combats. A mon père… je ne sais pas s'il est toujours en vie. A… mes sœurs. Ma sœur. Morgane."

Il a étouffé un reniflement amer.

- Je ne comprends pas. Je n'ai pas compris quand je l'ai vue et je ne comprends toujours pas. Pourquoi elle a… pourquoi était-ce nécessaire de nous trahir, de jeter le royaume aux mains de Cenred alors qu'elle…

Il a respiré profondément.

- Peut-être que cela aurait été plus facile si elle avait essayé de tuer notre père le premier jour. J'ai essayé. Ça a… apaisé ma colère, même si ça n'a rien résolu.

- Lui avez-vous pardonné ? A votre père. Je… même si je ne sais pas ce qui a provoqué cette haine, il me semble… moi, mon père est… enfin, ce n'est pas – possible d'être heureux avec un tel… une telle…

Arthur a pris le temps de contempler les traits fins de la jeune femme qui se concentrait pour choisir les bons mots.

- Ce n'est pas étonnant que vous vous entendiez bien avec Merlin, a-t-il finalement murmuré. "Lui aussi, c'est ce qu'il dit… le fou. Mon père n'a que du mépris pour lui, et pourtant… Merlin a essayé de lui sauver la vie. Il recommencerait s'il le fallait."

Mithian sourit doucement.

- C'est pour vous, Arthur. C'est pour vous qu'il fait tout ce qu'il fait.

Le prince a haussé les épaules.

- Pourquoi ?

Le ciel s'assombrissait et quand il a tourné la tête vers elle, ses yeux brillaient dans l'obscurité et la brise agitait ses longues boucles châtaines.

- Parce qu'un jour vous serez un grand roi. Parce qu'il le sait. Et parce qu'il vous aime. C'est votre force, Arthur. C'est la même chose pour chacun de vos hommes ici, pour ceux de nos soldats qui se sont inscrits pour faire partie des forces qui délivreront Camelot. Vous attirez à vous les gens, vous savez les unir pour une cause plus grande que leurs buts égoïstes, vous leur donnez envie de vivre, de se tenir debout et de se battre. Vous êtes né pour mener des peuples et pour établir la paix – non seulement dans votre pays, mais au-delà des frontières, jusqu'à ce que les cinq royaumes n'en forment plus qu'un.

Et à ça, il n'a rien répondu, parce qu'il n'y croyait pas.

Parce qu'il n'osait pas y croire.

Mithian a ramassé le petit chat qui s'est blotti dans ses bras et elle a rangé derrière son oreille une longue mèche ondulée.

- Mon cœur sera avec vous, demain et les jours prochains, Votre Majesté. Soyez prudent.

Il a souri – sincèrement, cette fois.

- Je ferai mon possible. Ce sera la guerre, princesse.

Elle a hoché la tête, esquissé une révérence, fait un pas de côté avant de se raviser.

- Quand… quand vous aurez reconquis Camelot, quand ce sera de nouveau la paix… voudriez-vous… accepteriez-vous… reviendrez-vous à Nemeth ?

Arthur a secoué la tête.

- Probablement pas avant des mois – peut-être plus d'une année. Il faudra reconstruire, il y aura un tas de travail à faire et…

Elle l'a interrompu.

- Alors… pourrais-je venir à Camelot ?

Elle semblait presque suppliante. Il a de nouveau souri, tendu la main et tapoté la minuscule tête du chaton.

- Vous serez la bienvenue, déclare-t-il gentiment, facilement. "Merlin n'aura de cesse que vous ne rencontriez les centaines de chats qui sont à lui dans la ville. Et mon père sera heureux de faire votre connaissance. Je vous emmènerai chasser, cette fois. Je suis certain que mon tir d'arbalète vaut le vôtre…"

Il n'ajoute pas "et vous allez me manquer. Vous, votre père, le jardin rempli de roses. Ces trois jours où j'ai été moi-même alors que pourtant le monde s'était écroulé autour de moi. Merci, Mithian" mais peut-être qu'elle l'entend, parce qu'elle sourit et qu'elle prend le bras qu'il lui offre pour redescendre les escaliers.

A l'aube, le jour suivant, quand les cavaliers s'éloignent à travers la ville basse en une longue colonne où se mêlent les surcots verts de Nemeth et les capes rouges de Camelot, le roi se tourne vers sa fille et remarque les larmes qui tremblent au bout de ses longs cils, mais qu'elle ne laisse pas couler.

- Tu as peur pour eux, mon enfant, dit-il doucement.

Mithian secoue la tête, les lèvres serrées et ses fins sourcils froncés.

- Si j'étais un homme, je pourrais aller me battre avec eux, murmure-t-elle.

- Un champ de bataille n'est pas la place d'une femme, gronde doucement Rodor en posant son bras sur les épaules fragiles de sa fille.

- Guenièvre est avec eux, proteste la princesse d'une voix sourde.

Le roi soupire, puis il hoche pensivement le menton.

- Guenièvre est différente. Il y a une force en elle, qui n'est pas celle d'une jeune fille ordinaire. Comme si… je ne sais pas. Ne te compare pas à elle, Mithian. Vos destinées sont tracées sur deux chemins qui ne se rencontreront jamais.

Et pourtant, elles se sont déjà croisées et cela arrivera encore.

Comme deux étoiles mêlées dans le reflet d'un étang, lorsqu'on y jette une pièce d'or.

 

oOoOoOo

 

Arthur détourne les yeux de la voute céleste piquetée de milliards de points argentés et revient vers le centre de la grande pièce du château en ruines où ils ont établi leurs quartiers pour cette dernière nuit avant l'attaque de la citadelle.

Les soldats de Nemeth sont installés à l'étage en dessous et on entend leurs voix lointaines, le bruit des sacs tirés et des cottes de maille.

- Vous croyez qu'on voit la fumée depuis Camelot ? demande Merlin en ajoutant une bûche dans la cheminée.

- Si c'est le cas, j'espère que ça leur flanque les foies, grogne Gwaine qui aiguise son épée.

Gaius s'est assis à côté d'un pilier et vérifie sa boite de médecine. Arthur plie un sourcil, intrigué, tire sur le tissu poussiéreux qui recouvre la table au milieu de la pièce, et contemple la surface ronde gravée de runes.

- Venez, appelle-t-il.

Ils obéissent sans discuter, se posent en désordre autour de la table, leurs yeux interrogateurs fixés sur lui.

Il leur sourit.

- Ce château appartenait aux anciens rois de Camelot, explique-t-il. "Et cette table aussi. Une table ronde, autour de laquelle aucun homme n'est plus important qu'un autre. J'ai demandé un jour à Balinor pourquoi une société qui haïssait les privilèges des nobles avait choisi un nom aussi pompeux que "seigneurs des dragons". Il a répondu que les anciens rois, ceux qui avaient vécu à l'époque où la terre était dévorée par le feu, croyaient en l'égalité de tous les hommes."

Ils écoutent attentivement pendant qu'il parle.

La nuit est solennelle.

Tous différents, tous égaux.

Arthur, Merlin, Guenièvre, Lancelot, Perceval, Sir Léon, Gaius, Gwaine.

Un prince, un serviteur, une femme, un homme de lettres, un paysan tout en muscles, le chevalier le plus méthodique du royaume, un scientifique, un clochard au grand cœur.

Comme un échantillon de toute l'humanité.

Avec leurs faiblesses et leurs défauts.

Avec leurs forces et leurs espoirs.

Ensemble.

C'est le moment.

Arthur prend une grande respiration.

- Sans vous – chacun de vous – je ne serai pas là. Je… je suis fier de bâtir le monde à vos côtés.

Il se tourne vers sa gauche.

- Lancelot, tu m'as appris que les valeurs d'un chevalier ne devaient rien à un titre de noblesse. Qu'un homme doit se battre pour la justice, la liberté, et tout ce qui est bon. Merci.

Ses yeux sourient doucement à la jeune femme assise à côté de son ami.

- Guenièvre, tu m'as obligé à regarder qui j'étais et à choisir qui je voulais devenir. Merci.

Il croise le regard ému du chevalier blond.

- Léon, tu t'es battu pour mon père, pour Camelot et pour moi. Ce sera un honneur de combattre à tes côtés, d'égal à égal. Merci.

La chaise grince quand le jeune homme barbu se tortille pour cacher son émotion.

- Gwaine, tu m'as appris qu'il n'y avait jamais "plus d'espoir" tant qu'on pouvait encore se relever – et qu'une chope d'hydromel partagé avec un ami a plus de valeur qu'un tas de pièces d'or. Merci.

Le géant ne dissimule pas ses larmes, lui.

- Perceval, l'homme le plus fort du monde – et le plus humble. Tu es toujours là, quoi qu'il arrive. Merci.

Arthur se penche pour attraper les yeux du vieil homme qui baisse la tête.

- Gaius, si le ciel me permet d'atteindre votre âge, je voudrais pouvoir me retourner et voir que j'ai servi mon peuple sans relâche, comme vous l'avez fait. Merci.

Tout le monde renifle, plus ou moins discrètement, et le prince lui-même sent ses yeux humides.

Il se carre dans sa cotte de mailles et se tourne vers sa droite.

Les deux saphirs sont là, levés vers lui, irradiant de fierté.

- Merlin…

Il n'a pas le temps de terminer sa phrase.

- Merci, souffle le garçon.

Et il n'y a plus rien à ajouter, alors le prince passe rapidement sa manche sous son nez et lâche un petit rire un peu étranglé.

- Je vais faire quelque chose que mon père n'approuvera pas, annonce-t-il. "Mais que le peuple reconnaîtra comme juste."

Et devant la cheminée où brûle un feu clair, il adoube Lancelot, Gwaine et Perceval, chevaliers de Camelot.

C'est la fin d'un ancien monde et l'avènement d'un nouveau.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (19.07.2015 à 13:13)

Basé sur les épisodes : 3x12, 3x13, 4x03, 2x12, 3x08

 

15

LONGUE VIE AU ROI

 

 

Le plan est simple.

Ils s'infiltrent dans la haute ville par petits groupes – certains avec les marchands du matin, d'autres par le passage secret qui mène à l'armurerie, et enfin par les conduits d'évacuation d'ordures (ça, c'est une idée de Merlin et Arthur aurait presque aimé que son serviteur fasse partie de l'escouade pour qu'il sente le résultat de sa suggestion).

Le reste des forces demeure caché à l'abri des arbres et attaquera lorsque le tocsin retentira.

En premier, trouver le roi.

En second, délivrer les chevaliers.

En dernier, tuer Cenred.

L'ennemi n'est composé quasiment que de mercenaires : si celui qui les paie est mort, ils se disperseront sans même chercher à résister. Le Roi Rodor a estimé que l'opération de récupération ne devrait pas durer plus d'une journée, à condition que l'on capture l'usurpateur avant midi.

Arthur espère que les nobles qui vivent au sein de la citadelle s'associeront vite à la rébellion – en admettant qu'ils n'aient pas été exécutés entre temps, lui a rappelé sombrement Léon. Pendant un instant, le prince a senti un frisson glacé courir dans son dos en se souvenant que la jeune femme du chevalier était parmi eux – et, oh dieux, comment Sir Léon a-t-il pu supporter cette angoisse pendant presque deux semaines et emmener le prince en sécurité en sachant qu'elle restait en arrière, aux mains de l'ennemi ? – puis son compagnon d'armes l'a rassuré.

- Ne vous inquiétez pas, votre Altesse. Je n'ai jamais eu à faire ce terrible choix. Nous avons découvert le mois dernier qu'elle portait un enfant, et elle s'est rendue au domaine de ses parents bien avant que Camelot ne soit attaqué. Elle va bien et je le sais.

Des félicitations seront de mise au retour de la paix.

En attendant, Arthur se coule dans les couloirs avec précaution, jusqu'aux cachots. Les unités de Gwaine et Perceval mettent les gardes hors d'état de nuire rapidement et silencieusement, puis délivrent les chevaliers et leur distribuent des armes. Sir Léon trouve les clés de la geôle la plus sécurisée et le prince se rue à l'intérieur dès la porte ouverte.

Uther est là, enchaîné, vêtu d'une tunique minable. Il est pâle et ses yeux sont hantés, mais il est en vie et il reconnait son fils lorsque celui-ci s'agenouille devant lui. Un éclair passe dans son regard brun et il se hisse sur ses pieds, passe un bras autour des épaules d'Arthur qui le soutient et prend la direction du souterrain.

C'est à partir de là que les choses se gâtent.

L'équipe de Lancelot n'a pas réussi à atteindre la tour à temps et le tocsin retentit soudain alors qu'il est à peine neuf heures. Les mercenaires se déploient et les couloirs deviennent un champ de bataille. Les serviteurs fuient de toutes parts en criant, les chambres sont saccagées, de partout des épées s'entrechoquent, très vite la cavalcade des chevaux qui viennent en renfort ébranle la rue principale de Camelot.

Arthur voudrait emmener son père en sécurité, mais il se retrouve poussé dans un escalier en colimaçon.

- Par ici, grogne Uther en pesant sur lui pour l'obliger à prendre la direction opposée à l'armurerie.

Le prince se bat d'une main et se laisse entrainer par le roi à travers les couloirs, sans vraiment réaliser où celui-ci veut aller, avant qu'ils ne se retrouvent acculés dans la salle du trône.

Lancelot et son équipe s'y trouvent déjà, affrontant furieusement les gardes qui protègent Cenred et Morgause debout sur l'estrade, à côté du haut trône majestueux.

Du sang dégouline sur le visage de Lancelot, il tombe sur un genou et pare faiblement les attaques de deux ennemis. Arthur laisse son père à l'abri d'un pilier pour bondir à la rescousse. Du coin de l'œil, il aperçoit la robe cramoisie de Morgause, les épaules découvertes, avec cette manche indécente qui s'enroule en ruban sur sa peau nue, comme un serpent de dentelle noire. La jeune femme est armée et se bat à forces égales avec un soldat de Nemeth, sa crinière blonde virevoltant dans le soleil matinal.

Belle et dangereuse. Terriblement dangereuse.

Un grincement d'acier suivi d'une douleur fulgurante dans son épaule, et Arthur voit la grande salle vaciller sous ses yeux horrifiés. Ses oreilles tintent, il entend un rire sardonique et soudain Cenred est devant lui, vêtu d'un surcot de velours noir, avec ses cheveux gras et ses yeux concupiscents.

Tout est silencieux.

Il va mourir.

Là, tout de suite.

Sans avoir sauvé son royaume ni son père.

Pendant un instant, il sent le parfum des roses comme un regret infini…

Puis une ombre s'interpose entre lui et Cenred.

Arthur secoue la tête pour éclaircir ses pensées et le fracas de la bataille revient d'un coup, remplissant ses tympans comme le bruit d'une cascade.

Le visage maculé de sang de Lancelot apparait dans son angle de vision, une main raccroche son épée dans ses doigts engourdis, un flot d'adrénaline fuse soudain dans ses veines et il est de retour.

Au pied du trône, Uther Pendragon est engagé en combat singulier contre Cenred.

Arthur voudrait se précipiter, mais d'autres mercenaires arrivent et il ne peut que continuer à se battre. Perceval passe dans son angle de vision et quelques instants plus tard – ou est-ce des heures ? – il aperçoit le géant aux prises avec Morgause.

La jeune femme réussit à cingler la cotte de mailles de l'homme et des anneaux argentés éclatent dans un rayon de soleil.

Perceval fait la grimace, mais il ne recule pas d'un pas et désarme la demi-sœur d'Arthur avant de lui tordre les bras dans le dos.

Elle siffle de rage et crache des insultes, mais elle ne parvient pas à lui échapper, ses cheveux blonds en désordre sur son visage déformé par la haine, sa robe rouge secouée par les efforts qu'elle fait pour se libérer.

Sous le plafond gothique, les deux hommes tournent l'un autour de l'autre. L'un est jeune et en bonne santé, l'autre est affaibli par sa captivité et le poison distillé dans son corps pendant des semaines, mais là où Cenred ne voit qu'un défi qu'il méprise, Uther sait qu'il joue la dernière carte pour sauver Camelot.

Et son fils.

Sa transpiration brille en giclant autour de lui, il ne sent pas la fatigue, ni la douleur, ni le sang de sa blessure à l'aine qui coule le long de sa jambe, sombre sur le tissu noir de son pantalon.

La haine dilate ses poumons, il est enivré par la vengeance et la certitude que s'il perd, Arthur ne sera pas épargné.

Lorsqu'il voit une ouverture, il n'hésite pas.

- Vous n'avez aucun droit sur ce trône !

Il est craint, il est respecté, il est debout. Il est roi de Camelot.

Le tocsin sonne à toute volée à travers la ville.

Uther retire son épée d'un geste vif et Cenred s'écroule, les yeux exorbités, le souffle coupé, les mains pressées sur le trou béant au milieu de son ventre. Morgause pousse un cri de colère strident comme celui d'une vouivre blessée et tout le monde tourne la tête dans leur direction.

Cenred est tombé à genoux, puis face contre terre. Son visage blême aux pupilles dilatées repose sur les dalles aussi grises que sa peau et une mare pourpre s'élargit sous son corps prostré.

Alors les mercenaires en rouge et noir changent d'attitude, un par un puis dix par dix et soudain c'est la débandade. Ils fuient de tous côtés, jettent des coups d'épées dans tous les sens pour se frayer un passage vers la sortie.

Ce ne sont pas des soldats ou des chevaliers. Aucune loyauté ne les retient. Ils ne seront plus payés maintenant que leur chef est mort et n'ont rien à protéger, si ce n'est leur vie et leur liberté.

Lancelot et ses hommes s'élancent à leur suite.

Très vite, la salle du trône se vide et il ne reste plus que Perceval qui retient toujours Morgause par les bras, Uther debout dans le soleil qui entre à flots par les vitraux et Arthur qui s'approche du cadavre pour vérifier que tout est terminé.

Avec un cliquetis macabre, l'épée du roi dégringole sur les dalles et, dans le silence de la grande salle, Morgause éclate d'un rire amer alors qu'Uther chancelle et s'affaisse sur le sol.

- PERE ! hurle Arthur en se précipitant pour le rattraper. "Gardes ! A moi ! Le roi…"

Sa voix s'étrangle tandis qu'il tâte la chemise grossière si loin des vêtements imposants que le souverain a porté pendant toute sa vie.

Uther tousse et crachote, sa main agrippe la manche de son fils et il ouvre péniblement les yeux, le front ruisselant de sueur, la bouche crispée de douleur.

- Ar'th'r…

Les mains du prince sont pleines de sang, gluantes et chaudes et si maladroites, si inutiles. Il n'arrive pas même à trouver la blessure fatale, aveuglé par ses larmes.

Quelque part, derrière lui, le ricanement dément de Morgause lui donne le tournis.

- Père, Père… gardes ! Perceval, quelqu'un… GARDES ! Gaius… oh, Père…

Il soutient la nuque de l'homme qui s'alourdit contre lui, de plus en plus faible, caresse les cheveux gris-fer, la joue âpre de ce père qui n'a jamais eu un geste d'affection pour lui.

- Ne me laissez pas, supplie-t-il. "Le royaume a besoin de vous…"

Uther grimace un sourire, sa poigne se referme sur l'avant-bras du jeune homme.

- Le royaume… a… un roi, Arthur… Un bon roi… qui ne… l'abandonne pas…

Arthur s'étouffe à moitié.

- Non… Non…

Les yeux sombres de son père le fixent avec sévérité.

- Ne… me fais… pas honte… Arthur…

Il y a du bruit autour d'eux, des ombres, des bruissements – et au loin des cris de bataille et des claquements de métal et le chant funeste, terrible, des cloches. Le soleil étincelle sur la cotte de mailles du prince et les bracelets d'acier encore attachés aux poignets du roi.

Le jeune homme ravale ses larmes et cligne des cils pour éclaircir son regard, la mâchoire tremblante sous l'effort.

- Je vous rendrai fier de moi, jure-t-il dans un souffle.

Uther le contemple pendant un instant, comme apaisé.

Un filet de sang coule sur son menton.

Il tend la main et touche la tempe de son fils, un geste esquissé comme pour ranger une mèche blonde poisseuse de sueur derrière l'oreille d'Arthur. Ses lèvres sont décolorées et le sang qui s'échappe de sa blessure serpente dans le creux des dalles, se mêle à celui de Cenred.

- Je n'ai pas… été… un bon père… j'ai placé… Camelot… avant vous…

- Ne dites pas ça. Vous avez fait votre devoir, souffle le prince d'une voix qui vrille dans les aigus, pathétique et étouffée.

- Je vous… aimais… murmure l'homme dont le torse se soulève de façon erratique. "Je vous aimais… tous les.. trois… mes en… fants…"

Il se contracte soudain, ses yeux roulent dans leurs orbites et sa tête bascule en arrière tandis que sa main retombe, inerte.

Un gémissement s'étrangle dans la gorge d'Arthur, un petit bruit brisé, solitaire et discordant dans l'immense salle du trône.

- Père…

Il ferme les yeux, serre contre lui le corps sans vie du roi, enfouissant son visage dans le creux de l'épaule sur laquelle il n'a jamais été autorisé à s'appuyer.

Son dos est secoué de sanglots silencieux.

Dehors, les clameurs ont décliné un peu. Le soleil se répand dans la salle par les hauts vitraux, rouge et or, royal et magnifique.

Gwaine fait irruption à l'intérieur de la pièce dans un vacarme de mailles métalliques et de bottes.

- Altesse, les mercenaires s'échappent en détruisant tout sur leur passage et il y a le feu dans l'aile nord ! s'écrie-t-il, haletant. "Vous devez venir…"

Son regard tombe sur la scène et sa phrase se termine dans un gargouillis atterré. Ses yeux bruns croisent ceux de Perceval qui bâillonne Morgause d'une main et lui broie les poignets dans le dos de l'autre.

Sir Léon arrive à son tour et ouvre des yeux horrifiés sous sa frange de boucles blondes embroussaillées. Il fait un pas en direction d'Arthur, hésite, presse une main sur sa bouche comme s'il n'osait pas interrompre, puis se racle la gorge.

- Sire. Nous avons besoin de vous, dit-il d'une voix rauque.

Pendant un instant, le prince ne bouge pas, ne semble pas l'avoir entendu. Puis il se détache lentement du corps du roi, l'allonge avec précaution sur les dalles et lui ferme les yeux.

Il ramasse son épée, se redresse lentement et ses yeux bleus sont si sombres qu'ils ont l'air presque noirs lorsqu'il parle enfin.

- Je viens, dit-il d'une voix sourde.

Son pas lourd s'ébranle et ses épaules larges remplissent la grande porte quand il s'élance derrière les fugitifs.

Le soleil de fin d'après-midi se glisse dans les couloirs lorsque la ville meurtrie peut enfin panser ses blessures. De la fumée s'élève des tours du château et dans les rues. Partout il y a des blessés, des larmes de reconnaissance et de dramatiques retrouvailles, des femmes qui pleurent à genoux dans le caniveau qui charrie du sang, de la paille et des casques cabossés. Des enfants sortent de leurs cachettes, courent vers les leurs à travers les décombres, des hommes crasseux et épuisés se précipitent vers des jeunes filles qui charrient des seaux d'eau et des bandages. Les chevaliers terminent d'enfermer les derniers mercenaires capturés dans les geôles où ils étaient eux-mêmes prisonniers la nuit dernière.

Les cloches sonnent toujours, mais lentement, pour dire que la bataille est enfin terminée.

Camelot est libre.

Et le roi est mort.

Dans les appartements royaux, Arthur dépose le corps de son père sur le lit, puis recule et laisse Gaius s'approcher. Le vieux médecin ravale à grand-peine son émotion quand il confirme le décès d'Uther et le recouvre d'un drap blanc.

Le visage de Guenièvre ruisselle de larmes silencieuses dans le coin de la pièce où elle se tient avec les chevaliers. Lancelot qui a le bras en écharpe, Perceval et Sir Léon baissent la tête, silencieux. Gwaine cherche Merlin du regard. Le serviteur est arrivé tout à l'heure avec son grand-père et la jeune femme, et malgré son sens du devoir envers les nombreux blessés, il n'a cessé de vouloir partir en quête d'Arthur.

Ah. Il est là.

Quelques pas derrière le prince, un peu caché par le rideau du lit à baldaquin. Grand et maigre et aussi immobile que l'un des poteaux en bois.

Ses yeux bleus remplis de larmes fixent le dos d'Arthur avec intensité, comme s'ils pouvaient lui communiquer de la force – comme s'il ne voulait qu'une chose, s'approcher et le toucher, s'assurer qu'il ne va pas soudain s'effriter et disparaître, englouti par la mort d'Uther.

Les épaules du prince tressaillent.

- Merci, souffle-t-il. "Maintenant… Laissez-moi, je vous prie."

Gaius s'incline et quitte la pièce après lui avoir adressé un dernier regard compatissant. Les chevaliers et Guenièvre l'imitent, mais Gwaine s'arrête sur le pas de la porte.

- Toi aussi, Merlin, dit Arthur doucement, sans tourner la tête.

Le garçon secoue le menton.

- Non, croasse-t-il avec effort.

- S'il te plait, chuchote Arthur d'une voix presque inaudible.

Gwaine avale sa salive – elle brûle dans sa gorge – et traverse la pièce pour prendre le bras du serviteur et gentiment le tirer vers la porte. Merlin se laisse entrainer, mais ses yeux ne quittent pas le prince et quand le battant retombe, il se laisse glisser sur le sol et refuse d'en bouger.

Gaius fait signe aux autres de le laisser. Il y a tant de choses à faire.

Quand la nuit tombe, à peine quelques heures après, Arthur sort de la chambre, pâle, mais le visage sec. Merlin se dresse comme un -i- dès qu'il entend grincer le loquet et le scrute avec anxiété.

- Viens, dit le prince. "On a du travail."

Des torches brûlent, hautes et sinistres, dans la grande salle où sont rassemblés les chevaliers et les nobles, les serviteurs et les soldats de Nemeth.

Chaque chef de chantier – et Lancelot les a organisés parfaitement avec l'aide de Geoffroy de Monmouth qui porte un épais bandage autour de sa tête chauve mais a heureusement été épargné lorsque les conseillers ont été exécutés après le siège de Camelot – vient se présenter devant Arthur et lui expliquer où en est sa partie.

La ville est en ruines, les gens ont besoin de soins, de couvertures, de nourriture, d'être protégés des pillards et des soldats ennemis en fuite. Il faut déterminer qui sont les traitres, qui sont ceux qui ont agi contraints et forcés, qui…

Le regard d'Arthur se trouble à peine quand les chevaliers amènent devant lui sa demi-sœur enchaînée.

- Mon frère, ricane-t-elle.

- Morgause Gorlois, épouse de feu le roi Cenred, vous vous tenez devant nous accusée de crimes qui ne peuvent pas être pardonnés, annonce gravement Geoffroy de Monmouth, son vieux visage empreint de tristesse. "Vous avez corrompu la princesse Morgane, comploté pour renverser le trône de Camelot, empoisonné votre père. Il n'est aucune excuse pour vos choix et la seule sentence qui puisse être pour vous, c'est la mort."

La jeune femme sourit de façon sardonique et tous ceux qui sont présents sentent un frisson les glacer. Mais ses yeux pâles sont fixés uniquement sur Arthur, remplis de venin.

- J'étais seule, dit-elle de sa voix onctueuse fascinante comme pourrait l'être le sifflement d'une vipère. "Je voulais être avec vous deux. Je voulais partager vos vies, je voulais que vous me sauviez, mais vous avez ignoré mon cri. Vous êtes partis en ne regardant qu'à votre chagrin et vous m'avez abandonnée."

Elle articule chaque syllabe, comme si elle enfonçait des clous dans le cœur d'Arthur, mais il ne frémit pas.

Il ne voit plus la femme vêtue de cramoisie qui se gaussait d'Uther dans la cour d'honneur, mais la jeune fille aux boucles blondes venue le défier dans une armure noire, il y a de cela des années.

- Ma mère m'a donnée à Cenred, peu après que je vous ai dit la vérité sur la mort de Dame Ygraine, peu avant qu'elle ne meure. Mais je savais. C'est le sort des filles. Créer des alliances, sceller un complot de vengeance, pousser un être faible vers la soif de pouvoir jusqu'à ce qu'il devienne un monstre de guerre, faire le plaisir des hommes – des marchandises !

Elle penche la tête de côté et elle crache ses paroles avec un sourire dément.

- Savez-vous ce que c'est que de sentir le souffle épais d'un porc dans votre cou et son poids sur votre corps, nuit après nuit, juste parce que quelqu'un, quelque part, a décidé que vous n'étiez pas digne de faire partie de sa famille ? Parce que quelqu'un qui devait vous protéger a décidé que vous n'étiez qu'un pion sur un échiquier…

Il y a de la folie dans ces yeux brûlants, mais Arthur essaie quand même, malgré les murmures de désapprobation des membres du conseil autour de lui, parce que la souffrance qui pulse dans les mots de sa sœur est plus forte que la haine qui suinte sur son visage en gouttes de sueur brillantes comme des diamants.

- Morgause… si vous vous repentez de vos actions, je suis désireux de considérer vos malheurs…

Elle éclate de rire et c'est comme si un miroir se brisait en mille morceaux quelque part dans la salle.

- Jamais, éructe-t-elle. "Jamais. Je le referai encore – dix fois, vingt fois, je réessayerai jusqu'à la fin des temps. Je veux revoir le regard dans ces yeux, le moment où son cœur est broyé, le jour où…"

Arthur détourne la tête et fait signe qu'on l'emmène.

Sur les accoudoirs de sa chaise, ses doigts tremblent.

Est-ce que cette nuit va finir jamais ?

Pourquoi les torches brûlent-elles si sombre, si épais, si étouffant ?

Il a l'impression d'être en train de se noyer.

Lorsqu'on pousse devant lui Morgane, ses longues anglaises noires en désordre sur sa robe de satin indigo, ses mains délicates attachées par une corde grossière, il veut juste courir vers elle, la détacher, la serrer dans ses bras et lui dire que le cauchemar est terminé.

C'est sa petite sœur. Sa précieuse, fragile, naïve petite sœur.

Mais elle lève ses beaux yeux de perle vers lui et malgré les traces de larmes enfantines sur ses joues, c'est une femme qui le regarde.

- Il fallait que vous détruisiez tout, dit-elle d'un ton mordant.

- Morgane, je vous en prie, proteste le prince. "Dites-moi que vous ne cautionnez pas ces actions ! Notre père, Morgane, le royaume…"

Elle grimace, repousse en arrière une longue torsade de jais et il aperçoit un instant les marques rouges sur ses poignets si fins, à l'endroit où la corde la blesse.

- Notre père, répète-t-elle avec ironie. "Uther Pendragon, pour qui ne compte et ne comptera jamais qu'uniquement son fils bien-aimé. Son héritier."

- Morgane, assurément, vous n'avez pas cru les mensonges de Morgause, s'écrie Arthur désespérément. "Père vous aimait, il aurait donné sa vie pour vous sauver !"

La jeune fille penche la tête de côté, pliant un sourcil étonné.

- "Aimait" ?

Elle hausse les épaules après un instant de réflexion, mais le mouvement n'est pas assez rapide pour cacher la façon dont le coin de sa bouche s'est froissé, comme la moue d'un enfant qui va pleurer.

- Eh bien, j'ai fait en sorte d'épargner sa vie, mais il aura réussi à la perdre quand même.

Le prince voit une lueur d'espoir.

- Voyez, vous n'étiez pas dans leurs plans, vous cherchiez à sauver Camelot, vous…

Elle rit et le son ressemble à un écho de l'affreux ricanement de Morgause.

- Oh, je n'ai que faire de Camelot, dit-elle dédaigneusement. "Je ne serai jamais reine. Et pourquoi le voudrais-je ? Je n'ai jamais voulu être ici…"

Elle mordille sa lèvre, comme une petite fille gâtée.

- Etait-ce trop difficile de me laisser choisir ma vie ? Arthur, auriez-vous empêché notre père de me vendre à un allié comme ce fut le sort de Morgause ? Ne dites pas non. Vous auriez obéi. Il vous a fallu tant de temps pour vous opposer à votre propre mariage…

Le prince passe une main lasse sur son visage.

- Que faisons-nous d'elle, Majesté ? chuchote Geoffroy de Monmouth en se penchant vers lui. "Elle est de sang royal… votre sœur légitime…"

Est-ce que la naissance clandestine de Morgause fait d'elle un peu moins sa sœur ?

Arthur secoue la tête et il a presque envie de lâcher le même reniflement de rire amer.

Non, bien sûr que non.

Il connait à peine Morgause, alors que Morgane a partagé tous ses jeux d'enfant, mais il l'a senti, malgré tout. Un lien si fin, presque imperceptible, un coin de son cœur qui s'émeut à certaines expressions, une inexplicable envie d'apaiser la souffrance à vif derrière les mots cruels.

- Sire ?

Il revient péniblement dans le moment présent, dans l'air vicié de la grande salle qui sert de tribunal.

Il cherche des yeux quelque chose, quelqu'un à qui se raccrocher, mais personne n'est là. Il a renvoyé Merlin vers Gaius pour s'occuper des blessés, les chevaliers sont sans doute en train de traquer les derniers fuyards et de sécuriser la citadelle pour la nuit, Guenièvre distribue de la soupe et des couvertures dans la vieille ville.

Il est seul.

- Emmenez-la, finit-il par dire. Mais ne la mettez pas dans les cachots, enfermez-la simplement dans ses appartements. Nous la jugerons plus tard – quand nous aurons rassemblés des témoins, que les choses seront plus claires.

- Et Morgause ?

Il se mord les lèvres, la gorge sèche.

- Nous l'exécuterons demain matin.

Morgane s'arrête et les deux gardes qui l'entrainaient resserrent instinctivement leur prise sur ses bras. Elle se retourne et ses yeux d'argent liquéfié transpercent son frère.

- Si vous faites cela, Arthur, je vous le jure, je vous tuerai.

Le prince ne bouge pas et aucun muscle de son visage ne trahit son émotion.

Il ne sait pas qu'à cet instant précis, il ressemble terriblement à son père.

A l'aube, il est toujours assis dans cette chaise, courbaturé, sale, épuisé, et le ciel a beau être magnifique, il lui semble qu'il le voit à travers un voile gris.

Il ne trébuche pas, pourtant, en montant au balcon qui surplombe la cour d'honneur.

L'air est frais et picote désagréablement sa peau moite mâchurée de traces de fumée.

Il y a peu de gens, en bas. Personne qu'il ne connait, à part quelques chevaliers aux visages hâves, marqués par leur captivité, et des soldats de Nemeth.

C'est bien. Les gars ont dû s'assurer que Guenièvre et Merlin n'assisteraient pas à cela.

Les gardes amènent Morgause, toujours aussi majestueuse dans sa robe de brocart vermillon, une expression dédaigneuse sur son visage aristocrate.

Derrière la fenêtre de la plus haute tour, Morgane s'est mordu les lèvres jusqu'au sang et n'entend pas grincer l'émail pur de ses dents.

- Morgause Gorlois, pour vos crimes vous êtes condamnée à mort par décapitation.

On la fait s'agenouiller et Morgause pose son menton sur le billot. Le bourreau écarte ses longs cheveux blonds presque avec douceur. Les yeux pâles de la jeune femme lancent des éclairs et un rictus sardonique plisse sa bouche délicate, comme pour mettre le prince au défi de croire qu'elle a peur.

"Mon frère…

Assassin…

Sois maudit, toi et ton précieux Camelot…"

La hache s'élève haut dans le ciel clair et bleu. Le silence est immense, si lourd.

Arthur incline la tête depuis le balcon pour donner l'ordre fatidique.

Il ne ferme pas les yeux.

La hache s'abat avec un craquement sinistre, broyant les os fragiles de Morgause, tranchant la chair pâle satinée, faisant jaillir une gerbe de gouttes écarlates. La tête aux longues boucles dorées dégringole du billot dans un éclat de soleil, les yeux figés, tandis que le corps souple et féminin s'affaisse comme celui d'une poupée de chiffon.

Derrière la fenêtre, Morgane pousse un hurlement d'agonie perçant, aigu, insoutenable, les pupilles dilatées démesurément, et son poing s'enfonce dans la vitre. Des dizaines de bouts de verre scintillent en cascadant du haut de la tour.

- NOOOOON !

Le prince a posé ses mains gantées sur le rebord de la balustrade et enfonce ses ongles si profondément dans la pierre qu'ils se cassent malgré leur protection de cuir.

Plus tard, dans la journée, il vient constater l'état des appartements de Morgane, les meubles renversés, la moindre glace brisée, les rideaux déchirés, les oreillers éventrés, et son cœur se serre en voyant la forme recroquevillée dans un coin sombre, secouée par de violents sanglots.

Après avoir discuté avec Gaius et Geoffroy, il rédige une lettre pour son oncle Agravaine, le frère de sa mère, et organise un convoi à la tête duquel il met Sir Léon. Le médecin de la cour fait boire une potion somnifère à sa petite sœur qui ne cesse de se balancer d'avant en arrière, les yeux vides, et on la place dans le chariot barricadé d'acier qu'il a fait remplir de coussins moelleux et de couvertures brodées.

Il reste longuement sur les remparts et regarde Morgane s'en aller vers le domaine au bord de la mer, en espérant qu'elle trouvera un peu de paix dans cet exil.

Puis il retourne à son devoir, à son pays, à l'instant présent, à la place qu'il doit prendre.

Il est seul.

Si seul.

 

oOoOoOo

 

Les conseillers ont prévu que le couronnement aurait lieu le lendemain des funérailles du roi et il y a tant à faire jusque-là.

Pas un seul instant pour revenir près d'Arthur et Merlin sent, à chaque battement de son cœur, qu'il devrait être avec le prince. Mais il y a tant de blessés à soigner, tant d'enfants terrifiés à consoler, tant de seaux d'eau à aller chercher, à peine le temps d'avaler un quignon de pain et de s'assurer que Gaius se repose un peu.

C'est Guenièvre qui lui permet enfin de s'échapper, en remarquant pour la centième fois comme il sursaute quand la porte de l'infirmerie s'ouvre, comme il guette à travers les fenêtres pour apercevoir sous les arcades, de l'autre côté de la cour, la silhouette de son maître.

- Va, dit-elle en lui prenant des mains les bandages propres qu'il lui amenait.

Et Merlin file en courant, monte les escaliers quatre à quatre, une main pressée sur ses côtes douloureuses, l'inquiétude battant à grands coups dans ses tempes tandis qu'il fait le trajet familier jusqu'aux appartements du prince.

Il reprend son souffle, essuie ses mains sur ses cuisses et pousse la porte en hésitant.

- Arthur ?

Le jeune homme est assis à son bureau près de la fenêtre.

La surface de bois sera bientôt recouverte de rapports en tout genre, de décrets à signer et de traités à étudier.

Il a les coudes appuyés sur la table, les paumes enfoncées dans les orbites comme pour soulager un mal de tête lancinant.

- ça va ? demande Merlin en s'approchant lentement.

Arthur ne relève pas la tête, la secoue simplement.

- Non, répond-t-il d'une voix sourde. "Mon père est mort, Morgane est partie pour ne jamais revenir et elle me hait…"

Ses épaules tremblent.

- … et la première chose que j'ai dû faire en tant que régent a été de condamner à mort ma propre sœur…

Il enfouit son visage dans ses mains.

- Comment pourrais-je être un bon roi ? Avec un tel commencement, c'est un règne voué à l'échec… j'ai échoué… j'aurais dû protéger mon père… comprendre Morgane… convaincre Morgause… ce sont mes petites sœurs, Merlin… j'aurais comprendre… c'était mon rôle… j'aurais dû les sauver… les sauver tous…

Sa voix s'étrangle et Merlin ne réfléchit pas plus longtemps. Spontanément, le cœur serré devant cette détresse, il ne fait qu'un pas de plus et entoure Arthur de ses bras.

- Ce n'est pas votre faute, murmure-t-il en posant son menton sur les cheveux blonds et en serrant aussi fort qu'il le peut le dos secoué de frissons et de sanglots contenus. "Ce n'est pas votre faute…"

Les pans de sa veste brune cachent le visage du prince aux yeux du monde et, dans cette obscurité qui sent le savon, l'aubépine et le thym, le prince laisse enfin couler ses larmes pendant que les mots réconfortants continuent de l'envelopper.

- Ce n'est pas votre faute… tout ira bien… chuchote Merlin avec ferveur. "Je suis désolé de vous avoir laissé un moment… je suis là, maintenant… vous n'êtes plus seul…"

Et un sourire bulle à travers les larmes d'Arthur.

Pourquoi ces mots si simples sont-ils si importants ?

Et pourquoi suffit-il que Merlin et les chevaliers soient là, quelque part derrière les conseillers et les nobles rassemblés dans la crypte au moment où l'on y dépose la dépouille de son père, pour que cela suffise à apaiser son chagrin ?

Demain sera un nouveau jour.

Il est temps de se relever et, sans les oublier, de laisser les choses du passé.

Il est prêt.

Ce soir-là, dans la chambre royale, Merlin lave la crasse de la bataille sur le corps d'Arthur.

Lentement, très lentement, il essore la grosse éponge et laisse ruisseler l'eau claire dans le dos du prince, trace les contours des muscles noueux et des cicatrices, rince le sang, la fatigue, la tristesse.

Arthur ne bouge pas, les yeux fermés.

Merlin nettoie la nouvelle blessure – une ecchymose massive sous la clavicule – essuie la peau humide avec un linge propre. Ses mouvements sont très calmes, entièrement silencieux. Il enfile la tunique de lin blanc sur la tête de son maître, noue les cordons de l'encolure méthodiquement, écarte une mèche blonde que le tissu a dérangée.

Il drape la longue cape immaculée sur les épaules larges d'Arthur et agrafe la boucle d'or avec soin, puis il vient se placer devant le prince, un genou au sol, la tête respectueusement baissée, et lui offre son épée.

Le jeune homme se lève, range la lame à sa ceinture et se dirige sans un mot vers la salle du trône où il entre seul.

Merlin le regarde s'agenouiller au milieu de l'immense pièce vide, baignée d'une lueur éthérée par la lune, puis il referme doucement les lourdes portes.

Quand il se retourne, Lancelot, Gwaine et Perceval sont là, silencieux et graves.

Merlin sourit doucement.

Le lendemain, quand les premiers rayons de l'aube remplissent le hall de l'escalier en colimaçon d'une chatoyante lumière dorée, les quatre hommes sont toujours là, montant une garde fidèle devant les portes.

Arthur pousse les battants et rencontre leurs regards.

Il incline la tête pour les saluer et s'avance d'un pas posé.

Sans un mot, ils le revêtent de son armure, fixant chaque pièce d'acier avec des gestes précis, mesurés. Perceval passe la cotte de mailles par-dessus sa tête, Lancelot boucle les spallières, Gwaine lui enfile les gantelets, Merlin agrafe la nouvelle cape d'un rouge profond, éclatant, si longue qu'elle traine sur le sol et se gonfle comme une aile quand le prince monte les escaliers jusqu'au balcon.

Tout Camelot est rassemblé dans la cour d'honneur. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Une foule innombrable, si muette que l'on entendrait presque le bruissement des nuages légers qui s'effilochent dans le grand ciel bleu au-dessus des tours.

Un oiseau s'envole dans la lumière.

Geoffroy de Monmouth s'approche d'Arthur qui s'est agenouillé.

Il prononce les mots sacrés, reçoit la promesse solennelle du jeune homme et dépose la couronne sur les cheveux blonds.

Et quand Arthur se lève et fait face à son peuple, c'est un seul cri fervent qui s'élève, un seul chant vibrant dans Camelot toute entière.

- LONGUE VIE AU ROI !

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (20.07.2015 à 09:31)

Basé sur l'épisode : 5x04

 

16

DANS UN PAYS DE BRUME, EN TEMPS DE PAIX

 

 

Lorsque l'automne enveloppe Camelot d'une lumière fauve et de feuillages écarlates, Lancelot épouse Guenièvre. Il n'y a personne pour accompagner l'époux, alors le roi s'en charge, et Gaius est celui qui mène la fiancée orpheline jusqu'à l'autel. La soubrette est radieuse, vêtue d'une robe d'un rose poudré de fleur de cerisier, brodée de perles, ses sombres cheveux frisés relevés artistiquement par un peigne d'ivoire.

Merlin, sur son trente-et-un dans un surcot bleu cobalt et une chemise blanche, sourit à s'en décrocher la mâchoire et applaudit frénétiquement.

Et il est encore plus émerveillé, l'été suivant, lorsque c'est Arthur qui se tient sous le dais.

Il a fallu au roi presque un an pour se décider : une année passée à reconstruire son royaume meurtri, à échanger du courrier avec Nemeth toutes les semaines, à voyager aux quatre coins de Camelot, à envoyer des émissaires aux pays voisins, à travailler si dur, à ne trouver paix et tranquillité que sur les remparts, les yeux tournés vers le sud tandis que ses mains calleuses habituées aux combats lissaient le fin parchemin des lettres.

C'est Mithian qui a écrit en premier, et elle a posé tellement de questions qu'il a bien fallu qu'il réponde (Arthur n'est pas un homme de lettres, après tout, c'est un guerrier). Puis il a découvert qu'il se sentait toujours mieux après avoir couché sur le papier ses inquiétudes, ses doutes, ses projets. La princesse lui a renvoyé ses vœux pleins d'espoir, des plaisanteries affectueuses, des suggestions complètement insensées. Il s'est surpris à penser qu'un jardin serait plaisant sur l'une des terrasses. Elle a dit qu'elle aimerait bien voir ça, alors il l'a invitée au printemps. Merlin ne pouvait pas être plus enchanté, bien sûr. Le serviteur donnait régulièrement ses propres lettres au coursier – un indéchiffrable bavardage heureux que par un miracle Mithian semblait comprendre et auquel elle répondait avec une candeur sincère.

A son grand soulagement, Arthur n'a jamais eu besoin de demander s'il pouvait lire leur courrier, étant donné que son valet savait les lettres par cœur et les récitait à son maître tout en le préparant pour la journée.

Les deux semaines du séjour de la princesse à Camelot sont passées beaucoup trop vite et Geoffroy de Monmouth a dû rappeler à son souverain que sa présence – corps et esprit – était requise pendant les conseils. Sous l'œil d'un garde du corps et d'une duègne de Nemeth, Merlin et Mithian ont planté des roses dans le jardin, couru derrière leurs chats dans les couloirs, joué avec des enfants dans la ville basse et aidé à tailler les arbres fruitiers dans les villages avoisinants. Ils sont rentrés chaque soir pour dîner en ramenant avec eux un parfum d'herbe fraichement coupée, de boutons de fleurs, de rayons de soleil et de liberté.

Leurs gloussements de rires et leurs cœurs tendres toujours prêts à donner un coup de main ont vite été le sujet de conversation numéro un dans tout Camelot. Les gens se sont attachés à la princesse et se sont mis à la gâter juste comme ils le faisaient pour le serviteur de leur roi.

Après que Mithian soit retournée chez elle, les chevaliers l'ont souvent mentionnée, le personnel du château n'a pas attendu qu'Arthur en donne l'ordre pour prendre soin du jardin installé sur la terrasse sud et les conseillers ont fréquemment suggéré à quel point une alliance avec Nemeth se révèlerait profitable.

Aussi, quand Arthur a annoncé ses fiançailles avec la princesse Mithian, il n'a rencontré que des sourires attendris et des hochements de têtes approbateurs.

Et la foule n'avait jamais été aussi grande, ni aussi joyeuse, lorsque la royale mariée est arrivée au château sous un voile de dentelle crème, dans un nuage de pétales amarantes et de grains dorés, les sabots de son cheval se frayant un passage sur les branches de laurier étendues dans les rues de la ville.

Les beaux yeux d'ambre de Mithian se sont accrochés aux yeux de lin pendant la cérémonie et elle a gracieusement incliné son cou de porcelaine quand on a posé l'imposante couronne sur sa chevelure châtaine qui cascadait en longues boucles soyeuses jusqu'à sa taille souple.

Puis le roi a pris sa main et l'a présentée au peuple – son peuple, maintenant – et elle a souri avec douceur et détermination.

Elle est reine.

Et elle se tient aux côtés de l'homme qu'elle aime, du guerrier qu'elle admire, du roi de Camelot.

Son époux.

Elle frissonne de joie, d'émerveillement et d'inquiétude à l'idée de ne pas être à la hauteur lorsque les serviteurs quittent leurs appartements, ce soir-là. Elle se sent si petite, si jeune, si inexpérimentée, pieds nus dans sa longue chemise brodée, quand Arthur se tourne vers elle et lui sourit.

C'est Guenièvre qui a revêtu Mithian de sa robe de mariée et c'est elle qui a défait les laçages de la magnifique robe de soie crème. Elle a chuchoté à la princesse qu'il n'y avait rien à craindre de cette première nuit avec son mari.

Le roi contemple la timide jeune femme qui l'attend dans la lumière ténue des bougies et il se souvient des mots amers de Morgause : il se promet qu'il ne fera jamais de la vie de la reine un enfer.

Il s'approche doucement de son épouse, prend délicatement son fin visage dans ses mains et, quand elle ferme les yeux avec confiance, il l'embrasse pour la toute première fois.

- Je vous aime plus qu'une centaine de royaumes… murmure-t-il.

Elle se blottit dans ses bras.

- Je resterai près de vous pour protéger ce royaume, pour toujours.

Il y a un bouquet de roses sur la table près de la fenêtre et leur fragrance embaume la chambre.

Les jours passent, les saisons, et Camelot demeure en paix.

Arthur n'a jamais été aussi occupé, aussi passionné, aussi dépassé, aussi heureux, aussi inquiet, aussi déterminé.

C'est une bonne chose qu'il puisse compter sur les siens pour avancer.

Lancelot sait toujours par quel bout attraper les tâches de la journée, il ne panique jamais, reste parfaitement calme jusqu'à ce que le roi réalise que ce n'était pas aussi compliqué qu'il l'avait envisagé. Et il y a souvent dans le coin de ses yeux un éclat de camaraderie amusée pendant les interminables conseils ou lors des visites des souverains des alentours.

Perceval patrouille et Sir Léon entraine les nouveaux chevaliers quand il n'est pas occupé avec sa petite fille. Ils sont là, tous les jours à l'aube, pour donner leurs rapports autour de la table ronde qu'Arthur a fait construire et a installée dans la grande salle aux fenêtres en ogive, au-dessus de la salle du trône.

Gaius n'a pas l'intention de se mettre à la retraite de sitôt et Gwaine… eh bien, Gwaine est Gwaine et n'a pas changé d'un brin depuis que le jeune prince qui pêchait dans la forêt avec lui en cachette de son père est devenu un roi qui a à peine le temps de chasser avec ses invités de haut rang.

Guenièvre, quant à elle, est une grâce du ciel avec sa nature raisonnable et son esprit pratique. Son statut a changé en épousant Lancelot et la servante est maintenant une noble dame de compagnie, ce qui lui permet de garder un œil sur Mithian et Merlin, au grand soulagement d'Arthur.

La reine est toujours très digne et à la pointe de l'étiquette lors des cérémonies, des banquets et des visites d'autres souverains, mais elle est si enthousiaste à l'idée d'aider les pauvres et les nécessiteux qu'elle ne voit jamais le mal nulle part. Et Merlin… eh bien, Merlin a une fois essayé de convaincre son maître que les ours étaient des créatures incomprises.

Ils sont tout le temps en train de se fourrer dans des situations impossibles et n'ont qu'une seule excuse à la bouche : "je ne pouvais pas ignorer ça !"

Comme la fois où ils se sont rendus dans un village à l'est et où la veuve d'un forgeron, probablement dérangée par le chagrin, a assommé Merlin avec une grosse pierre – Gaius a bien cru qu'il allait y rester, cette fois – et a brûlé le poignet de Mithian avec un fer rouge. Ces deux notoires – impossibles, maladroits, adorables – étourdis ont essayé de défendre la vieille femme, assurant qu'elle avait dû être effrayée par les armures de leur escorte, mais Arthur n'a rien voulu entendre et l'a faite pendre. Personne ne s'en prend à la reine et s'en sort impuni.

Après ça, il a assigné Gwaine à leur protection rapprochée, tout en sachant bien qu'ils sauraient convaincre le chevalier de la nécessité de leurs expéditions de charité, et officiellement instauré Guenièvre dans les fonctions de chaperon. Heureusement, l'ancienne servante ne se laisse pas facilement tromper et, de plus, elle s'entraîne régulièrement avec son mari à manier une épée, ce qui rassure Arthur, quelque part, même si Gwaine – Sir Gwaine – est de loin le meilleur épéiste du royaume, parce que – c'est à devenir fou – Mithian et Merlin sont deux, et que l'un essayerait probablement de mourir en sauvant l'autre, et vice-versa, si l'occasion s'en présentait.

Le roi se sent toujours beaucoup plus à l'aise quand il pleut des cordes. Il sait qu'à la fin de la journée, s'il descend à la bibliothèque royale, il les trouvera allongés sur le ventre comme deux enfants, étendus sur une couverture entre deux rangées d'étagères à côté d'une énorme pile de livres, en train de lire à mi-voix et de commenter les enluminures sous l'œil attentif de Geoffroy de Monmouth.

Lorsqu'il se faufile derrière eux pour les surprendre, il retrouve un instant son sourire et l'insouciance de ses vingt-six ans que les responsabilités et les épreuves lui ont dérobé, et c'est une des raisons pour lesquelles ils lui sont si précieux.

Mithian est si jeune et Merlin ne change pas, toujours fidèle à lui-même.

Du moins, à l'intérieur, en tout cas. Parce que physiquement, son serviteur a évolué. Il est toujours grand et mince, mais le caneton gauche est devenu un jeune cygne. On ne peut plus l'appeler le garçon. Ses traits sont plus âpres, ses bras osseux se sont étoffés d'un peu de muscles, il se tient plus droit qu'auparavant, sa voix est devenue plus grave et, à la surprise d'Arthur, celui-ci a même entendu des gens dire que son valet était un assez bel homme – sans doute si vous mettez de côté les oreilles décollées et le regard bleu émerveillé.

Il ne se rase pas encore et le roi est plutôt soulagé à ce sujet. Il redoute le moment où Merlin manipulera une lame aussi près de sa gorge.

Les jours passent, la brume se lève sur les collines et dépose un voile de rosée sur les prairies. Le soleil monte derrière les postes de guet et caresse les forêts. La lune se montre et se cache, ses croissants se reflètent sur les étangs couverts de glace.

Les lettres d'Agravaine disent que Morgane se remet doucement et qu'elle passe des heures sur la plage à regarder l'écume des vagues s'enrouler sur l'étendue d'un bleu-vert profond.

Perceval et Gwaine se battent en duel pour une femme du nom de Lamia qui disparait avec un troisième homme et laisse les deux copains se réconcilier après une nuit à boire ensemble à la taverne.

Rodor est venu en visite pour la plus grande joie de sa fille. Il a complimenté Arthur sur sa façon de mener le royaume, sur les routes bien entretenues, les paysages florissants et les sourires du peuple. Le roi a hoché la tête, plus ému qu'il ne voulait l'admettre.

Il fait de son mieux pour protéger les gens et pour les accepter avec leurs différences, leurs croyances, leurs souhaits, mais se retrouve souvent obliger de rendre justice et de condamner, même s'il voudrait pardonner, parce qu'on s'attend à ce qu'il soit aussi puissant que son père.

Il n'ignore pas que tous les yeux sont fixés sur lui, dans le pays et au-delà des frontières. On connait sa jeunesse, on juge la façon dont il s'y prend, on cherche ses faiblesses et il sait que cette paix fragile ne durera pas éternellement. Quelqu'un finira par marcher contre Camelot avant qu'il ne soit prêt.

Alors il redouble d'efforts.

Et quand Arthur sent le besoin d'hurler de frustration et de fracasser un mannequin de bois en grognant comme un sanglier – parce que les conseillers sont si tatillons, les choix devant lui dangereux et compliqués, et qu'il est un homme d'action avant d'être un politicien – Merlin est toujours là, cramponné au sac de sable qu'il bugne, en train de courir à côté de lui autour du terrain d'entrainement sous la pluie battante, prêt à l'aider à vomir sa colère jusqu'à ce qu'il soit capable de considérer une solution possible aux problèmes qu'il doit résoudre. Son bavardage léger est souvent empreint d'une sagesse spontanée, inattendue, qui indique au roi la bonne direction.

Et quand Arthur est las des complots malsains, des exécutions nécessaires, de ce monde mauvais et du poids des milliers de vie qui repose sur ses épaules, Mithian est toujours là pour le prendre dans ses bras ou organiser une partie de chasse, pour lui dire qu'il a le droit de se tromper sans le laisser s'apitoyer sur son sort, pour le faire sourire et lui montrer comment attraper la vie par son coin heureux.

Grâce à eux, le roi peut s'asseoir sur le trône d'un air assuré et imperturbable, rendre Lancelot fier de sa maîtrise de soi, faire face à tout ce qu'il doit affronter avec un courage tranquille et une sage détermination.

Mais parfois Arthur se réveille en sursaut au milieu de la nuit, baigné de sueur, le cœur cognant sous ses côtes : s'il meurt demain sur un champ de bataille, lors d'une embuscade de bandits ou même d'une stupide maladie, qui prendra soin du royaume ? Il n'a pas d'héritier et le roi Rodor est peut-être son plus allié le plus fiable, ce n'est qu'un vieil homme et Nemeth est un tout petit pays. Mithian ne pourrait jamais régner sur Camelot toute seule. Non seulement elle n'a aucune idée de la politique – et Arthur ne l'entend pas autrement, il veut qu'elle garde cette innocence, qu'elle ne soupçonne jamais les décisions terribles qu'il doit prendre – mais elle se tuerait probablement à la tâche en essayant de rendre tout le monde heureux.

Lancelot, Gaius, Sir Léon, Geoffroy de Monmouth sont de bon conseil et protégeraient le royaume au péril de leurs vies, mais Arthur a fini par se rendre compte qu'ils ont besoin d'un chef, de quelqu'un à leur tête.

Quelqu'un avec un esprit fort, quelqu'un de sensé, quelqu'un de hardi, capable de trancher lors des discussions, quelqu'un qui aime, comprenne et respecte le peuple, mais aussi quelqu'un qui puisse supporter la douleur et les doutes qui viennent avec le pouvoir de la couronne.

Pas forcément un guerrier.

Pas forcément un homme de lettres et de politique.

Pas forcément quelqu'un d'âgé et d'expérimenté.

Quelqu'un avec une vision.

Albion, les cinq royaumes unis, serfs et nobles avec des droits égaux.

Arthur ne pense pas que lui-même aie toutes les qualités requises.

Il sait juste quel est son rêve et il le poursuit farouchement.

Les jours passent, les saisons, et cela fait déjà deux ans depuis que Camelot est tombée, que Uther est mort, que le prince est devenu roi.

Ils sont toujours là, tous les sept autour de lui.

C'est Samhain, ce soir.

Le château bruisse de préparations joyeuses, la grande salle est décorée de guirlandes de gui et de genévrier, de hautes chandelles blondes, de nappes pourpres et de plats en argent. Les couloirs encombrés sont remplis d'une chaude odeur de viande rôtie et de pâtisseries, les serviteurs cavalent dans les escaliers, s'activant pour que la fête soit grandiose, dans un bourdonnement de musique et de rires.

Dans la plus haute tour, Mithian tournoie dans une robe chasuble pervenche, bordée de fourrure blanche, dansant avec le roi qui n'a pas encore revêtu ses atours pour le banquet et ne porte qu'une chemise rouge de fin lin sur ses haut-de-chausses. Arthur se sent submergé de reconnaissance devant son bonheur et se penche pour embrasser sa femme bien-aimée.

Derrière la fenêtre, un flocon tout seul valse doucement vers le sol, comme une plume.

 

 

A SUIVRE…

 

 


Listelia  (21.07.2015 à 10:01)

Basé sur les épisodes : 4x01, 4x02, 5x01, 5x02, 4x05, 2x12

 

17

LES OMBRES BLANCHES

 

 

Le ciel est très bleu, l'air délicieusement froid et craquant sous le soleil d'hiver.

Arthur ne s'est jamais autant amusé et ses joues sont rouges, la fourrure sombre de son manteau saupoudrée de paillettes blanches, ses doigts gourds à force de malaxer la neige.

La capuche bordée d'hermine de Mithian a glissé sur ses épaules et sa longue capeline de velours grenat scintille, trempée. Ses pommettes sont roses et ses yeux d'ambre brillent de joie malicieuse, tandis qu'elle vise son royal époux avec un nouveau projectile, les mains bien à l'abri dans ses gants en peau de chèvre.

Merlin et Lancelot se sont calés derrière le monticule de neige que les serviteurs ont amassé en dégageant le sentier de dalles et les bancs de pierre. Le chevalier attaque avec minutie, mais Merlin, qui ne cesse de se redresser, fait une cible facile. Sa tignasse noire est mouchetée de blanc et il fronce le nez en riant aux éclats, plissant ses yeux bleus à la lumière éclatante.

Guenièvre a hésité avant de se joindre au jeu, mais elle est maintenant bien impliquée, et mitraille son mari et leurs souverains sans retenue, pouffant de rire à chaque fois qu'une légère balle de cristaux glacés explose sur une épaule ou un front.

C'est ainsi que Sir Léon les interrompt, lorsqu'il grimpe quatre à quatre les escaliers qui mènent à la terrasse sud, une expression soucieuse sur le visage.

Arthur se redresse immédiatement et reprend son sérieux. Guenièvre ramasse les plis de sa robe et rejoint la reine, tandis que Lancelot et Merlin emboitent le pas au roi.

Il y a une jeune fille dans la salle du trône. Blonde, les cheveux retenus par un foulard, le visage mâchuré de traces de larmes et de saleté, vêtue d'une robe de laine grossière qui ne lui tient pas assez chaud pour la saison.

Mais les tremblements qui la secouent n'ont rien à voir avec la température.

Arthur s'adresse à elle d'une voix chaleureuse, la rassure, pose ses questions avec bonté et réussit à obtenir un récit à peu près cohérent avant que les genoux de l'adolescente ne cèdent sous elle et que Gaius ne réclame qu'on la laisse se reposer.

Arthur rassemble ses plus fidèles chevaliers et ses conseillers dans la salle de la table ronde.

- Une ombre est sur nos terres. Les éclaireurs ont reporté des raids depuis le col d'Isulfor et jusqu'aux plaines de Denaria, et ce matin, c'est le village d'Howden, à moins d'une demi-journée à cheval d'ici qui a été attaqué. Cela ne peut plus être toléré.

- Que savons-nous de nouveau sur l'ennemi ? interroge Gwaine en fronçant les sourcils. "Vous attendiez d'avoir davantage d'information avant de partir en campagne."

Les yeux de Lancelot sont loin de refléter sa douceur habituelle quand il parle.

- Jusque-là, il n'y avait eu aucun survivant. Mais la fille d'Howden a pu les décrire. Ils arrivent au crépuscule, vêtus de capes blanches et de casques frappés d'une tête de mort. Leur apparence seule suffit à créer une terreur sans nom. Ils sont rapides, furtifs et implacables. Ils massacrent hommes, femmes et enfants sans aucune pitié et disparaissent dans la nuit. Ils utilisent des clairons ou des sifflets d'os pour communiquer, si j'ai bien compris. L'enfant a entendu quelque chose qui ressemblait à un cri strident, comme un hurlement inhumain.

Perceval frissonne involontairement.

- Comme des fantômes…

- Mais des fantômes qui tuent concrètement, intervient vivement Léon, tandis que des murmures s'élèvent tout autour de la table. "Des lâches qui frappent des enfants et des paysans ! Sire, c'est intolérable. Laissez-nous constituer une patrouille. Nous les prendrons en embuscade. Je suis certain qu'ils viennent de Caerleon et -"

Arthur secoue la tête et le silence se rétablit immédiatement.

- Nous n'avons aucune preuve qu'il s'agisse de notre voisin. Tant que nous n'en serons certains, je ne veux pas entendre qui que ce soit souiller leur nom.

Il pose ses mains à plat sur la table et prend le temps de réfléchir, puis de les regarder un par un dans les yeux.

- Nous monterons vers Ismere, là où les attaques ont été les plus fréquentes. Non pas une armée, mais un nombre d'hommes conséquents. Pas assez pour inquiéter la reine Annis si elle venait à apprendre nos déplacements si près de ses frontières, mais suffisamment pour contraindre une bande de pillards assoiffés de sang et faire des prisonniers que nous pourrons interroger. Nous partirons demain à l'aube.

Les hommes hochent gravement le menton.

Le roi conclut le conseil et les renvoie, y compris Merlin, pour qu'ils se préparent au voyage. Il reste longtemps à côté de la large fenêtre en ogive, les bras croisés et le visage sombre, sans se rendre compte que Gaius et Geoffroy ne sont pas partis.

Le vieux médecin se racle la gorge au bout d'un moment.

- Sire. Si je puis, un mot…

Arthur se retourne, acquiesce d'un signe de tête.

- Ces ombres blanches, comme la jeune paysanne les a nommées… Sir Léon n'a pas tort. Il y a de cela des années, lorsque votre père venait à peine de conquérir Camelot… nous avions dû les affronter, à l'époque…

- Parlez franchement, Gaius.

- Le souverain de Caerleon dispose d'une garde rapprochée, des assassins brutaux et insaisissables, dont la guilde s'appelle le Dorocha. Il les envoie frapper d'abord pour affaiblir la population avant d'attaquer tout royaume qu'il souhaite conquérir…

- C'est ignoble, s'écrie Arthur, outré. "Absolument contraire au code de la chevalerie !"

Geoffroy de Monmouth incline sa tête chauve.

- Mais Caerleon n'a que faire de l'honneur. Ses chevaliers sont traités comme des soldats et il agit davantage comme le chef d'une meute de bandits qu'en roi digne de ce nom.

- Sire, reprend Gaius, "vous devez les arrêter. C'est un test et Camelot ne sera jamais en paix tant que nous n'aurons pas clairement établi votre force dans l'estime de la reine Annis."

- Deux ans de paix, soupire Arthur entre ses dents. "C'était trop beau, évidemment."

Dehors, le ciel s'est assombri et la neige s'est remise à tomber.

Le lendemain, la cour est remplie d'hommes en armes, de destriers et de chevaux de bât, d'écuyers excités à l'idée de leur première guerre et de chevaliers bien moins enthousiastes qui font leurs adieux à leurs familles avec un courage digne.

En bas des grands escaliers blancs, dans un tourbillon de flocons légers, Mithian se tient debout sous sa capuche d'un rouge sombre dont la traine cascade sur les marches. Guenièvre embrasse Lancelot une dernière fois, les bras serrés passionnément autour du cou de son mari, puis elle se détache rapidement et vient se poster à côté de la reine en essuyant ses yeux du revers de sa manche de velours bleu.

La neige paillette ses sombres cheveux sombres frisés et fond en gouttelettes glacées sur les joues pâles de Mithian qui s'efforce de sourire en voyant Arthur qui s'approche, vêtu de son armure, agrafant sa longue cape pourpre bordée de fourrure moirée sur ses épaules larges.

Il lui prend la main, embrasse sa paume puis y dépose sa chevalière avec l'emblème des Pendragon.

- Prenez ceci. C'est le sceau royal. En mon absence, vous êtes responsable du royaume.

La reine hoche la tête, la gorge serrée.

- Gaius et Geoffroy de Monmouth vous aideront, ajoute Arthur avant de l'étreindre. "Adieu, Mithian."

- Revenez vite, chuchote-t-elle d'une voix enrouée quand il s'écarte.

Il sourit, relève avec tendresse la capuche sur la chevelure châtaine, puis fait volte-face et se dirige vers son cheval. Merlin lui tient la bride jusqu'à ce qu'il soit installé dans la selle, puis il lève ses grands yeux bleus vers le roi.

- On part tout de suite ?

- Oui, Merlin, répond le roi, amusé par cette expression suppliante. "Il fallait passer aux latrines plus tôt. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'as pas dit au-revoir à tes chats ? Dépêche-toi, tu nous rattraperas."

Il donne un coup de talons aux flancs de sa monture, sourit en voyant le jeune homme se hâter en direction des escaliers où la reine et sa dame de compagnie se tiennent par le bras pour se réconforter mutuellement.

La neige continue de tomber, saupoudrant les crinières des chevaux et les toiles huilées des bâts, tandis que la colonne d'hommes en armes s'ébranle pour franchir le pont-levis dans un vacarme de sabots sur les pavés.

Merlin plante son regard dans les yeux des deux femmes, très sérieusement.

- Je prendrais soin d'eux, promet-il solennellement.

- Merci, Merlin, murmure Guenièvre tandis qu'il se penche pour lui embrasser le front.

- Merci, souffle Mithian en se haussant sur la pointe des pieds pour poser un baiser sur sa joue.

- Allez, Merlin, appelle Gwaine, qui tient la bride du cheval du serviteur.

Le jeune homme court vers lui, grimpe en selle et les deux cavaliers rattrapent rapidement les autres.

La cour d'honneur est vide, maintenant, et les flocons tournoient en silence sous le ciel blafard.

- Rentrons, dit Guenièvre en ramassant le pli de sa cape bleue. "Vous allez prendre froid."

Sous sa capuche de grenat et d'hermine, Mithian serre très fort le sceau des Pendragon dans ses mains frêles.

Elle va se montrer digne de la confiance d'Arthur et protéger fidèlement le royaume en son absence.

Et quand il reviendra, sain et sauf, il lui sourira avec fierté.

Tout ira bien.

 

oOoOoOo

 

La première nuit, ils campent dans le village d'Howden.

C'est l'endroit le plus effrayant qu'Arthur n'aie jamais vu.

Les portes des maisons battent contre les linteaux, un bruit sinistre dans le silence. La roue d'une charrette renversée grince au vent qui soulève des brassées de neige et les plaque contre les enclos dans lesquels le bétail a été égorgé. Ils trouvent une chèvre en vie, dans une grange pleine de paille et quelqu'un se dépêche de la traire. Il y a des corps partout, rigidifiés par le froid, bleuis par la nuit. Morts dans leurs lits, assis à leurs tables, rattrapés en fuite dans une rue, les bras croisés devant eux au moment où ils ont été découverts, recroquevillés sous un banc ou dans une alcôve.

Une petite fille avec une poupée de chiffons, une femme avec son panier, un vieil homme courbé pour protéger une grand-mère, deux hommes encore armés d'une fourche et d'un gourdin qui ont vainement tentés de résister.

Partout, toujours, cette expression terrifiée sur leurs visages livides auxquels s'accrochent des cristaux glacés, les yeux ouverts et fixes.

Le roi ordonne qu'on rassemble les dépouilles dans une des chaumières et en fait boucher toutes les ouvertures, clouant la porte. Puis il fait installer ses hommes pour la nuit, par groupes dans les maisons vides, plaçant des sentinelles autour du village, armées de torches.

Merlin a déjà vu des morts, depuis la bataille pour reprendre Camelot, mais sa détresse n'est pas moins grande. Il erre comme une âme en peine, sursautant au moindre bruit, retrouve les jouets des enfants et les dépose sur la fenêtre de la chaumière qui sert de maison funéraire, allume une bougie sur le pas de la porte.

Arthur finit par le rappeler, lui fourre une assiette de ragout dans les mains et le surveille jusqu'à ce qu'il ait avalé avec difficulté quelques bouchées, avant de l'expédier se coucher sur l'une des paillasses. Puis il s'assoit avec Lancelot et Gwaine pour étudier la carte, pendant que Sir Léon et Perceval s'occupent des autres.

Le lendemain, ils laissent derrière eux la chaumière en flammes et prennent la direction du nord.

La neige continue de tomber, étouffant les pas des chevaux, recouvrant le paysage d'un nuage de plumes froides et épaisses. Leurs manteaux sont humides et lourds, leurs armures pèsent, leurs joues et leurs nez coupés par la bise pèlent et rougissent, mais ils continuent d'avancer, les yeux fixés sur la route à travers les forêts aux arbres noirs dépouillés.

Au loin, les loups hurlent.

Ils sont entrés dans certains des villages attaqués et ont commencé à déchiqueter des corps frigorifiés, trainé des morceaux à travers les rues, laissant de longues trainées sombres et de délicates traces de pattes dans la neige.

Le troisième soir, ils campent dans un château en ruines. Les voix des hommes résonnent gutturales entre les murs de pierre effondrés, alors qu'ils s'installent pour dormir.

Lancelot frotte ses mains engourdies, sentant le tic familier tirer sur sa pommette que le froid a mise à vif. Il s'approche d'Arthur qui est penché sur les cartes, encore une fois, assis à côté du feu qui pétille, seule source de lumière et de chaleur.

La tente qui le protège de la température a été tendue entre deux tiges de fer qui dépassent des décombres. Le sac du roi et le balluchon de couvertures dans lequel il dormira sont posés à côté de ceux de Merlin.

Lancelot s'assoit sur une pierre, tout en cherchant le serviteur du regard. Il le trouve rapidement, mêlé aux soldats, en train de ramasser du bois. Quelqu'un rit – d'un air moqueur plutôt qu'amical – mais Merlin ne se démonte pas, répond par un sourire, s'éloigne avec sa maladresse habituelle, ses longues jambes dégingandées dessinant des ombres sur les dalles recouvertes de mousse. Un groupe – des jeunes, probablement des écuyers ou de toutes nouvelles recrues de l'armée – le croise, le fait trébucher en ne s'écartant pas pour le laisser passer. Lancelot est sur le point de se lever, mais il aperçoit Gwaine qui se fraye un passage vers Merlin et l'entraine loin de ceux qui l'ont pris pour décharge de leur stress.

- Pourquoi l'avez-vous emmené ? demande le chevalier à mi-voix, d'un ton de reproche à peine voilé.

Arthur lui jette un coup d'œil distrait.

- Qui ?

- Merlin, répond Lancelot, un peu agacé. "Il aurait mieux valu qu'il reste au château. Ce n'est pas un guerrier, il n'a pas sa place ici."

- D'autres ont emmené leurs serviteurs, marmonne le roi sans relever la tête, occupé à tapoter la pointe de son couteau le long d'une ligne tracée en pointillés sur le cuir de la carte. "Sans compter que Merlin est le seul à ramener du bois à peu près sec par ce temps humide. Savoir si c'est une astuce de Gaius…"

- Cinquante chevaliers, deux cent soldats et une vingtaine de larbins, coupe sèchement son ami. "Vous ne pensiez pas que quelqu'un pourrait vous aider à vous habiller, il a fallu que vous l'obligiez à venir. Que se passera-t-il si nous sommes attaqués, Sire ? Il ne pourra pas se défendre. Le Dorocha aura tôt fait de– "

Les yeux d'Arthur se lèvent et étincellent.

Lancelot se tait.

- Je t'interdis, souffle le roi.

- Si vous aviez si peur pour lui, il fallait le laisser à Camelot, réplique sourdement le chevalier.

Le feu crépite dans le silence qui tombe entre eux pendant quelques instants, puis Arthur roule la carte avec un soupir.

- Il nous aurait suivis et se serait perdu, grogne-t-il finalement. "N'as-tu pas remarqué comme il passe ses journées avec la reine tant que je suis dans le château, mais ne me quitte pas d'une semelle si je décide de sortir, que ce soit pour une chasse ou une visite protocolaire ? Il en est ainsi depuis… depuis la bataille avant le couronnement."

Lancelot sait que c'est vrai.

Le roi cherche son serviteur des yeux, l'aperçoit près d'un feu en train de remuer une louche dans une marmite sous le regard amusé de Perceval, tandis que Gwaine raconte à grands gestes ce qui doit être une de ses aventures qui commencent par "un jour j'étais à la taverne".

- Les autres ne sont pas tendres avec lui. Ceux qui le connaissent l'acceptent comme il est, mais les autres… beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi un… idiot reste à votre service…

Arthur hausse les épaules, résigné.

- C'est comme ça et ça ne changera pas. Je suis le roi, je fais ce qu'il me plait. Il y aura toujours des jaloux et des imbéciles qui ne verront pas ce qu'il est vraiment. Peu importe. Tant que Merlin est avec moi, je…

Il ne termine pas sa phrase, perdu dans ses pensées, et Lancelot se demande quels sont les mots qu'il n'a pas prononcés.

"Tant que Merlin est avec moi, je le protègerai."

"Tant que Merlin est avec moi, je n'ai pas peur."

A quel point les paroles de la vieille druidesse ont-elles affecté le prince, à l'époque ? Les a-t-il vraiment entendues ? Comprises ?

"Tant que Merlin est avec moi, je marche dans la bonne direction."

Sans doute, ça n'a pas d'importance, effectivement. Lancelot n'imagine pas non plus un monde sans Merlin.

Un monde sans sourire offert sans arrière-pensée.

Un monde sans ces yeux bleus qui regardent au fond de votre âme et vous aiment quand même.

Un monde sans innocence.

Les hommes ont terminé de manger et se couchent autour des feux, enroulés dans leurs couvertures. Le brouillard s'est levé tantôt, il fera sûrement très froid cette nuit. Les étoiles brillent, très loin, très claires, au-dessus de leurs têtes.

Arthur déplie ses couvertures quand la plupart de son armée est endormie, après une dernière ronde pour une dernière vérification des torches, échanger un mot avec les sentinelles, leur donner une tape amicale sur l'épaule.

Tous dorment avec leurs épées à portée de main. Certains ronflent, d'autres marmonnent dans leur sommeil. Les écuyers ont cessé leur partie de dés quand il est passé à côté d'eux et se sont couchés sagement. Les serviteurs ont terminé la vaisselle et l'ont déjà rangée dans les sacs.

Tout est calme.

Enfin, à part Gwaine qui grommelle en repêchant ses chaussettes qui ont pris feu. En face de lui, Perceval, les bras croisés dans le dos, se marre en silence.

Arthur quitte ses bottes pour les mettre à sécher, s'allonge avec un soupir de contentement et tire la couverture jusqu'à son menton, sa selle en guise d'oreiller sous la tête.

Comme d'habitude avant de s'endormir, ses pensées vont vers Camelot, vers Mithian laissée seule pour gérer le pays trop lourd pour ses fragiles épaules, vers cette journée qui s'achève sans encombre, vers le lendemain qui pourrait bien voir leur mort.

Qui sont les Ombres Blanches ?

Où rôde le Dorocha ?

Qui les envoie ?

Faudra-t-il marcher avec une armée contre Caerleon ?

Une buche s'effondre dans les cendres, et quelques étincelles s'envolent. Dans le lointain s'élève le hurlement des loups.

Quelqu'un s'assoit brusquement à côté de lui et il s'aperçoit qu'il a dû somnoler un moment, parce que Merlin est maintenant couché à quelques mètres de lui.

Enfin, était couché.

Le jeune homme aux yeux bleus est en train de scruter les alentours, ses cheveux noirs hérissés sur la tête comme quelqu'un qui s'est éveillé en plein cauchemar.

- Vous avez entendu ?

- Rendors-toi, Merlin, marmonne Arthur d'une voix pâteuse, en se tournant sur le côté pour blottir sa joue contre le cuir patiné qui empeste le cheval et la sueur. "C'est rien. Un paquet de neige dans la forêt ou un oiseau de nuit."

- No-on. C'était autre chose. Un drôle de bruit, pas normal, clac-clac-fuiiii.

Le roi entrouvre un œil.

- Ce sont tes dents qui claquent, Merlin. Calme-toi, tu n'as rien à craindre. Nous sommes très nombreux et il y des guetteurs partout.

Le serviteur le fusille du regard.

- ça n'empêchera pas les Ombres Blanches d'attaquer si elles le souhaitent ! proteste-t-il. "Vous avez vu de quoi elles sont capables… tous ces villages…"

Il déglutit, remonte la couverture autour de lui sans s'apercevoir que ses longues jambes dépassent.

- Vous n'avez pas peur ? chuchote-t-il.

Arthur le regarde profondément.

- Oh si, j'ai peur, Merlin, soupire-t-il au bout d'un moment. "Peut-être même plus que toi."

Il tapote le sol et le jeune homme se rallonge docilement, ses grands yeux bleus inquiets toujours fixés sur le roi. Son haleine s'élève dans l'obscurité comme un petit nuage clair.

- Mais ce n'est pas la peur qui me conduit. Je pense à mon peuple et je ferai n'importe quoi pour le protéger. C'est cela qui m'anime. Alors je ne pense plus à la peur, mais à mon devoir, et j'avance.

- Oh, dit Merlin. "Je comprends."

Arthur sourit, un peu attendri.

- Qu'est-ce que tu comprends au devoir d'un roi, toi ? demande-t-il gentiment.

Il n'y a pas un doute sur le visage de son serviteur quand celui-ci lui répond.

- Au devoir d'un roi, je ne sais pas. Mais mon devoir, je le connais. Je vous protégerai, Arthur. Je serai à vos côtés, comme je l'ai toujours été.

Et sur cette promesse prononcée d'un ton calme et décidé, il ferme les yeux et s'endort en paix, le menton emmitouflé dans sa couverture.

Arthur secoue la tête, la gorge nouée, avec le sentiment, encore une fois, qu'il ne mérite pas cette loyauté.

Au loin, les loups continuent de hurler et de temps à autre, un cri d'oiseau grinçant fait dresser les cheveux sur la nuque des guetteurs.

Le vent glacial fait vaciller les flammes des torches, mais ne les éteint pas.

A l'aube, le roi divise ses troupes en huit groupes, menés respectivement par Perceval, Sir Léon, Gwaine, Lancelot, Sir Bertrand, Sir Montague, Sir Elyan et lui-même. Ils approchent des montagnes du nord et des terres dévastées qui entourent la forteresse oubliée d'Ismere. Chaque commandant reçoit une portion du territoire à explorer et la consigne de faire route pour l'avant-poste le plus au nord, où ils se retrouveront dans quatre jours.

Merlin laisse son regard s'attarder sur les colonnes qui descendent la colline en se séparant, puis presse son cheval pour suivre le roi.

Ses lèvres sont gercées et ses hautes pommettes ébisées, mais il ne s'en préoccupe guère. Arthur lui a fait enfiler une cotte de mailles à peu près à sa taille et la veste matelassée sous la lourde armure lui tient plus chaud que les diverses épaisseurs de chemises en laine qu'il avait enfilées sous son manteau. Il est assez fier d'être habillé comme n'importe quel autre membre de l'armée, à défaut d'avoir une épée.

Les nuages sont bas et le vent soulève des volutes de neige. Une tempête se prépare.

Arthur surveille le ciel menaçant et l'avancée pénible de ses hommes dans la neige si haute que les chevaux s'y enfoncent jusqu'au poitrail. Il talonne sa monture, se hisse jusqu'à la crête le premier et constate avec satisfaction qu'il y a une forêt de conifères de l'autre côté.

Le sol sera plus sec sous les branches pleines d'aiguilles, ils trouveront de quoi faire du feu et ils seront à l'abri des rafales de neige.

Au loin, il aperçoit la fumée d'un village – sans doute le dernier avant les vastes étendues blanches et glacées qui entourent la forteresse – et un lac en contrebas, dont la surface trop lisse est sans doute gelée.

Il encourage son groupe, jette un coup d'œil en direction de Merlin qui n'a pas de difficulté à suivre (son cheval peine certainement moins que les autres, étant donné la carcasse si maigre de son cavalier) et s'engage dans la pente.

Il continue de promener ses yeux autour de lui, toujours en alerte.

Quand le soir tombe, les trente hommes s'installent en rond dans une clairière et étendent les toiles huilées entre les arbres pour compléter la protection qu'offrent les bras fournis des mélèzes.

Merlin est en train de faire la cuisine, lorsqu'il suspend soudain sa louche, les sourcils froncés.

- Qu'est-ce qu'il y a, l'idiot ? T'as oublié ton doudou ? lance un soldat d'une voix goguenarde.

- Il me flanque les chocottes, ce débile.

Le serviteur sursaute lorsqu'un des chevaux s'ébroue.

- C'est qu'un canasson, se moque un écuyer.

- Eh ben peut-être qu'il a senti quelque chose, souffle le jeune homme aux yeux bleus, ses grandes oreilles rouges de froid.

Il cherche instinctivement Arthur du regard et l'aperçoit, immobile, en train de scruter le sous-bois obscur, la main sur son épée.

- Vraiment, je ne comprends pas pourquoi on doit se trainer ce gringalet qui est aussi malin qu'un gond de porte, commence un quatrième soldat en amorçant le geste de quitter ses bottes à côté du feu.

C'est là que le cri déchire la forêt.

Un hurlement strident, perçant, insoutenable, comme la lamentation d'une âme déchirée échappée de l'enfer.

Ensuite les ombres s'animent et, l'instant d'après, le camp est emporté dans un tourbillon de capes blanches, de têtes de mort au souffle pesant, de bruits d'épées et de râles de douleur.

Merlin se fraye un passage parmi les combattants en balançant des coups de poêle autour de lui, trébuchant sur les sacs qui encombrent le sol, partout, désespéré de rejoindre Arthur et de le protéger.

Le sifflement lugubre continue, la terreur liquéfie son cerveau, fait trembler ses jambes. Il tombe à plat dans la neige, se relève trempé, avec un goût de sang et d'émail au fond de la gorge, grogne contre cette cotte de mailles trop lourde qui l'empêche de se déplacer rapidement, puis pousse un soupir de soulagement quand la pointe d'une lame glisse sans le blesser sur les anneaux de métal. Sa main s'écorche sur la pointe d'une arbalète et il la ramasse avec une poignée de carreaux.

Arthur s'enfonce dans la forêt en combattant avec une des créatures vêtues de blanc, parant les coups d'une épée presque aussi grande que lui. Du sang coule sur son front et ses mâchoires sont crispées.

Merlin se faufile entre les arbres avec l'arbalète, essaie maladroitement d'enclencher la fléchette malgré ses doigts gourds. Le dard tombe sur le sol, il ne le retrouve plus dans l'obscurité. Les feux dans la clairière éclairent à peine entre les arbres, il a du mal à distinguer le roi, le suit seulement à ses grognements étouffés.

Le Dorocha ne fait pas un seul bruit, presque comme s'il ne respirait pas.

Les sons meurent derrière Merlin, comme si peu à peu toute leur troupe avait succombé.

Le serviteur lâche l'arbalète, frustré, se glisse entre les troncs en tâtonnant au sol à la recherche d'un bâton.

Il frappera l'ennemi par derrière, tant pis pour l'honneur. Il n'est pas chevalier et tout ce qui lui importe, c'est de sauver Arthur.

Son souffle brille dans l'obscurité et une sueur brûlante dégouline sur son visage.

Arthur.

C'est son devoir.

Il doit protéger Arthur, à tout prix.

Il l'a promis à Mithian.

Il se l'est promis à lui-même.

Et le monde ne serait pas juste sans Arthur…

Le roi et son adversaire s'enfoncent dans la neige à la lisière du bois, en haut d'une pente.

En contrebas, le lac gelé miroite.

Merlin se rapproche, les doigts serrés sur une branche tordue. Le souverain de Camelot tombe sur un genou, pare de justesse l'épée géante qui s'abat sur lui. Son serviteur se rue en avant.

- ARTHUR !

Le roi n'a pas le temps de comprendre ce qui se passe. Le Dorocha non plus, sans doute.

Merlin se jette entre eux deux en agitant son bâton ridicule qui se brise directement quand il l'abat sur le casque horrible de l'ennemi.

L'Ombre blanche fait un mouvement violent pour se débarrasser de ce qui lui tombe dessus et son bras balaye le corps frêle de Merlin, l'envoyant bouler le long de la pente.

Arthur se redresse et enfonce son épée dans l'une des orbites de la tête de mort et un hurlement effroyable lui crève les tympans.

Il fait un pas en arrière, tend la main pour se rattraper à un arbre, secoue sa tête embrumée.

Le froid l'envahit en même temps que son audition revient.

Un craquement, pas loin.

Suivi d'un plouf sinistre.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (21.07.2015 à 21:11)

Basé sur les épisodes : 4x01, 4x02, 5x01, 5x02, 4x05

 

18

TIENS BON, MERLIN

 

 

La peur qui referme ses griffes sur l'estomac d'Arthur lui donne le tournis.

Il lâche son épée sans y penser et dévale la pente enneigée, le souffle coupé, le cœur broyé d'angoisse.

Sous la lune pâle, la glace brisée à la surface du lac scintille de façon féérique, moirée comme du quartz. L'eau noire est à peine agitée par un remous léger.

- MERLIN ! Oh, dieux… Non, non, non ! Merlin, Merlin !

Il étouffe, il s'est tordu le genou, ses braies sont trempées et ses bottes pleines de neige. Il ne sent pas le sang sur son visage, le bleu sur sa mâchoire, ni les blessures à son bras et sur son flanc.

Il scrute le lac, désespéré, l'endroit où la surface craquelée a cédé sous le poids de son serviteur, le trou sombre et gluant qui a englouti Merlin.

La cotte de mailles. Oh non. Il a coulé. Il a dû heurter sa tête. Sait-il nager ? Oh, Merlin, ne meurs pas, je t'en prie, ne meurs pas ! C'est de ma faute. Tout est de ma faute !

Le sol glisse et l'herbe est cristallisée sur la berge. Il plonge ses bras dans l'eau, siffle entre ses dents à la brûlure du froid, tâtonne à bout de nerfs dans le liquide épais qui le perce de milles aiguilles.

Et attrape quelque chose.

Une manche. Une main.

- Merlin !

Ses doigts se referment sur le bout de tissu, un poignet, et il hisse le jeune homme inconscient hors de l'eau en une seule fois, lâchant un grognement qui ressemble à un râle.

Il n'a jamais été aussi content que son serviteur soit si maigre.

Merlin crachote faiblement, tousse, et Arthur pourrait presque sangloter de soulagement.

Il se penche sur lui et un coup violent explose contre sa tempe, l'envoie rouler dans la neige.

On le redresse, on tord sans ménagement ses bras dans son dos. Arthur cligne des yeux pour dissiper le brouillard, et sa gorge se bloque quand il se rend compte qu'il est entouré par trois guerriers du Dorocha, dressés dans l'obscurité comme des fantômes.

L'un d'eux donne un coup de pied dans le corps inerte de Merlin, comme s'il allait le renvoyer dans les profondeurs du lac et Arthur lâche un cri suppliant, instinctif, plus fort que lui.

- NOOON ! Attendez ! S'il vous plaît, ne le tuez pas… c'est juste un idiot. C'est mon serviteur… il n'a rien fait de mal…

Le casque en forme de tête de mort se tourne vers lui, sinistre sous le rayon de lune, et le gant de peau blanc glisse vers le pommeau de l'étrange épée recourbée.

Pendant un instant terrible, Arthur pense qu'ils vont mourir, maintenant, tous les deux.

Puis la créature fait volte-face dans un ample mouvement de sa cape couleur de cendre. L'un des guerriers ramasse Merlin comme un sac de pommes de terre et le jette sur son épaule, tandis que l'autre enfonce son genou dans le creux du dos d'Arthur pour l'obliger à se lever et à suivre.

Ils remontent la pente à marche forcée, sans se préoccuper des halètements de douleur de leur prisonnier. Les bras du roi tremblent irrépressiblement, il ne sent plus ses pieds et des cristaux de glace s'accrochent à ses manches, à son manteau, aux cheveux noirs de Merlin dont le corps ballote devant lui. Sa cotte de mailles humide luit sous le rayon de lune.

Arthur claque des dents et lutte de toute sa volonté contre le froid qui pénètre ses os.

Il faut qu'on s'occupe de Merlin. Qu'on le sèche, qu'on le réchauffe, qu'on le frictionne, qu'on lui fasse boire une des potions miracles de Gaius – là, maintenant.

Il va mourir, autrement.

Il va mourir, c'est sûr. Ils sont prisonniers.

On le pousse et il trébuche, s'écrase sur son genou foulé et étouffe un gémissement. Ils sont arrivés à la clairière où sa troupe campait. Les feux sont toujours allumés, mais il n'y a plus une âme en vie nulle part.

Massacrés.

L'intégralité de ses hommes.

Les sacs sont éparpillés pêle-mêle, il y a du sang et des aiguilles de pin dans la neige foulée, et l'un des guerriers du Dorocha est assis sur le tronc à côté de la soupe.

Leur chef, semble-t-il, à en croire les massives fourrures de loup sur ses épaules.

On laisse tomber le corps de Merlin à ses pieds et quelqu'un courbe la nuque d'Arthur de force.

Il attend les questions, un rire sarcastique, sa condamnation – n'importe quoi. Mais il n'entend rien, à part un sourd grondement, comme celui d'un animal, suivi d'un bruit rocailleux indéfinissable qui fait courir un frisson sur sa nuque.

Ses yeux ne quittent pas Merlin et il l'examine autant qu'il le peut à la lueur des flammes.

Il est extrêmement pâle, les lèvres violettes, les ailes du nez et les cernes creusés par des ombres bleuâtres, secoué de frissons violents.

Arthur relève les yeux, se mord les lèvres. Il voudrait défier l'ennemi, lui faire face avec dignité, prouver le courage et la fierté du souverain de Camelot… mais s'il se montre arrogant, que vont-ils faire de Merlin ?

Il est déchiré en deux.

- Que nous voulez-vous ? gronde-t-il. "Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ? Répondez !"

Il n'obtient pas de réponse, mais un autre coup, visiblement pour le faire taire.

Pourquoi ne disent-ils rien ?

Savent-ils seulement parler ?

Qu'est-ce qui se cache sous leurs casques monstrueux ?

Il avale sa salive, s'efforce de calmer les tressautements de sa mâchoire. Il a si froid, c'est une vraie torture.

- Ecoutez, je sais pourquoi vous m'avez épargné. Je vous donne ma parole que je n'essayerai pas de m'échapper. Maintenant laissez-moi m'occuper de mon serviteur. Il va mourir si…

Une botte lui laboure le ventre et il s'effondre, le souffle coupé.

Il entend encore des grognements inhumains, puis on le soulève, le traine vers un arbre et le ligote à un tronc. Il se débat, mais c'est peine perdue. Ses yeux s'agrandissent d'horreur quand il s'aperçoit qu'on l'a attaché à proximité du monticule de corps de ses hommes.

Le visage d'un jeune écuyer est tourné vers lui, les yeux béants et vides.

Arthur détourne les yeux, remonte ses genoux devant lui, autant qu'il peut pour rassembler de la chaleur.

Il a échoué.

Il a laissé mourir trente de ses hommes.

Il est tombé aux mains de l'ennemi – lui, le roi de Camelot.

Il n'aurait jamais dû séparer son armée en huit groupes. Il a cru qu'ils étaient assez loin dans les terres pour ne plus avoir à craindre la menace des Dorocha, que ceux-ci devaient être occupés à attaquer les villages du sud du pays – dont il a organisé la protection avant de partir.

Pourvu que les autres soient en vie.

Il s'est montré pitoyable. Crédule. Stupide. Comment a-t-il pu penser un instant qu'un royaume paisible et un souverain compréhensif pourraient être vus avec bienveillance par ses voisins ? Il aurait dû être plus dur, montrer sa puissance avec davantage d'autorité – de cruauté, même s'il le fallait. Il a offert Camelot comme un agneau à la gueule des loups qui l'entourent.

Il ne récolte que ce qu'il a semé.

Mais plus que tout, il aurait dû écouter Lancelot. Il n'aurait jamais dû laisser Merlin venir avec eux.

Guenièvre et Mithian vont avoir leur cœur brisé que leur grand ami est mort seul, dans la neige, loin au nord…

Sa gorge s'étrangle et les larmes qui lui montent aux yeux brûlent sa cornée irritée par le froid.

Il ne va pas pleurer.

Non, il y a encore de l'espoir.

Dans trois jours, les autres rejoindront la forteresse d'Ismere. Ils réaliseront que son groupe manque à l'appel, ils viendront à la rescousse.

Trois jours.

Merlin ne tiendra pas jusque-là.

Est-ce qu'il respire encore ?

De là où il est, Arthur ne peut pas distinguer l'haleine condensée de son serviteur, ni le moindre mouvement.

S'il meurt, il ne se le pardonnera jamais.

Ses doigts lui font si mal, gonflés et percés par le froid. Ses bottes se sont transformées en chausses de plomb, une douleur sourde palpite dans son genou, son nez est gelé, ses lèvres saignent. La nuit est glaciale et il est mouillé, il est blessé, découragé, seul.

Arthur ne se rend pas compte qu'il n'a pas bien plus de chances de survivre que son serviteur.

Les Ombres Blanches s'installent pour la nuit. Ils ne sont que quatre – ils devaient être cinq avec celui qu'Arthur a tué au sommet de la colline.

Si peu et ils ont assassiné de sang-froid trente hommes entraînés au combat, en moins d'une heure.

Que sont-ils ? Humains ? Monstres ?

D'où viennent-t-ils ? De Caerleon ? Tout droit de l'enfer ?

A qui répondent-t-ils ?

L'un des guerriers du Dorocha s'approche du corps prostré de Merlin et s'accroupit.

Arthur se raidit.

Le casque en forme de tête de mort s'incline sur le côté, pensif. Un bras se tend, écartant un peu la cape blanche, retourne le serviteur pour mieux l'étudier. Puis l'ennemi semble se décider, ôte ses gants qu'il passe à sa ceinture et il se met à défaire les sangles de la cotte de mailles.

Arthur ne respire plus et tout le sang s'est retiré de son visage.

Qu'est-ce qu'ils vont lui faire ?

Non. Non. NON.

Il tire sur ses liens, s'écorche la peau des poignets, grince des dents.

- Hé vous ! Laissez-le ! rugit-il. "Je vous interdis ! NE LE TOUCHEZ PAS !"

Personne ne tourne le regard vers lui.

L'Ombre Blanche, pendant ce temps, enlève ses bottes à Merlin, jette la cotte de mailles de côté, lui retire sa chemise, son pantalon.

Son serviteur – son ami – son petit frère est étendu dans la neige, complètement nu, dans un cercle de brutes sanguinaires.

Arthur est aveuglé par la fureur et la peur, à moitié étouffé par les efforts qu'il fait pour se libérer et… soudain, il s'immobilise.

L'inconnu, près du feu, est en train de frictionner Merlin avec une couverture.

Et lorsqu'il a terminé, il le rhabille avec des vêtements pris au hasard dans un sac, l'enveloppe de deux autres couvertures et lui glisse deux doigts dans la bouche pour le forcer à avaler le contenu de sa gourde.

Arthur voit des points noirs danser devant ses yeux et des étincelles flasher derrière ses paupières tandis qu'il essaie de reprendre le contrôle de son souffle et de son cœur qui cogne sous ses côtes comme s'il allait s'échapper.

Les gestes du guerrier Dorocha ont été précis et rapides, mais sans tendresse, sans âme. Aucun des autres n'a paru vouloir l'en empêcher, mais ils n'ont pas manifesté le moindre intérêt non plus.

POURQUOI ?

L'Ombre Blanche se déplie lentement, ramasse Merlin comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'un chaton et se dirige vers le prisonnier. Sans un mot, il lâche le serviteur sur les genoux d'Arthur, puis contourne l'arbre et défait les liens. Pendant que le roi, aussitôt délivré, palpe fébrilement le visage exsangue du jeune homme et lui tapote les joues, l'inconnu passe la corde autour du torse d'Arthur et le rattache en lui laissant les bras libres.

Merlin est si froid.

Il tremble et son souffle est presque imperceptible.

Arthur le serre contre lui pour essayer de lui communiquer de la chaleur, sans se rendre compte que ses manches et son pantalon trempé imbibent les couvertures plutôt que n'aident.

- Réveille-toi, Merlin… allez, Tête de bois… qu'est-ce que tu fais ? Pourquoi tu t'es mis au milieu ? Tu ne fais jamais ce qu'on te dit… le pire serviteur que j'ai jamais eu…

Sa voix craque.

Il est épuisé, à bout de nerfs, et il finit par sombrer dans un sommeil agité sans même s'en apercevoir.

Quand il s'éveille, c'est à peine le matin. Un rayon doré ourle la pointe d'un sapin couvert de neige, un petit oiseau brun sautille à côté de lui en gazouillant, picorant et laissant de minuscules empreintes sur le tapis blanc.

Arthur a chaud.

Terriblement chaud.

Il met quelques secondes à comprendre pourquoi, à se rappeler de ce qui s'est passé, puis il se redresse vivement.

Le moineau s'envole dans un bruissement d'ailes.

Merlin est toujours couché contre lui, ses longues jambes étendues dans la neige, sa tête blottie contre l'épaule du roi, ses bras enfouis dans les couvertures rêches dont l'a enveloppé le Dorocha, la veille.

Il est mortellement pâle, à part pour les taches de fièvre sur ses pommettes. La transpiration embrouille ses boucles noires sur son front et ses frissons n'ont pas cessé. Il est brûlant et il tousse de temps en temps, un son rauque qui gargouille de façon affreuse.

- Merlin ? appelle doucement Arthur.

Sa gorge râpe douloureusement et plus il se réveille, plus il sent ses muscles endoloris, les coupures sur ses joues, ses orteils parcourus de fourmis mordeuses.

- Tu ne peux jamais la fermer, d'habitude… allez, Merlin… ouvre les yeux… je suis le roi, tu es supposé m'obéir…

Les cils sombres palpitent et Arthur sourit avec une gratitude débordante aux yeux bleus confus.

- Ah. Enfin.

- J'… sss…en… r'ta… ? balbutie Merlin.

- Oui, hoquète Arthur d'une voix éraillée. "Fameusement en retard. Je te préviens que tu vas nettoyer les écuries pendant des semaines pour m'avoir fait une peur pareille. Un lac, Merlin ! Qu'est-ce que tu avais besoin d'aller faire trempette dans un lac en plein hiver ?"

Le serviteur ne comprend pas et ses paupières se referment déjà de toute façon, mais le roi a l'impression qu'il peut affronter le monde entier, maintenant.

Un grognement lui fait lever les yeux.

L'un des guerriers du Dorocha se tient devant lui. Peut-être celui de la veille, celui qui a fait preuve de compassion, ou peut-être un autre. Ils se ressemblent tous, à part celui avec les fourrures de loups sur les épaules.

Ils ne font pas moins peur à la lumière du jour.

L'Ombre Blanche défait la corde et tire Arthur par le bras pour le mettre debout. Merlin glisse au sol avec un gémissement inconscient.

- Qu'est-ce que… attendez, qu'est-ce que vous faites ? Non !

Ils entraînent le roi malgré ses protestations, ne jettent pas un regard en arrière vers le tas de couvertures dont émerge un plumeau de cheveux noirs, ne ralentissent pas.

Arthur a beau se débattre, il ne peut rien faire. On lui attache les poignets avec une autre corde qui est nouée au pommeau d'une selle et il est forcé de trébucher à la suite des cavaliers dans la neige épaisse. Il se retourne autant de fois qu'il le peut, jusqu'à ce que la clairière disparaisse entre les arbres et avec elle tous ses espoirs.

Il serre les mâchoires et se laisse envahir par une rage qui le consume.

Tiens bon, Merlin.

Je reviendrais te chercher.

A la prochaine occasion, il fuira.

 

oOoOoOo

 

Le soleil est éblouissant dans la plaine d'un blanc pur.

Lancelot met sa main en visière et scrute les collines, les lignes d'arbres noirs squelettiques à l'horizon sur le ciel bleu d'azur, le lac gelé et miroitant en bas dans la vallée.

Derrière lui, quatre-vingt-dix hommes aux visages burinés par le froid gravissent la pente moelleuse, tout en aidant les blessés hissés sur les chevaux.

Dix-neuf rescapés sur les groupes attaqués.

C'est tout.

Parmi les morts, Sir Bertrand et Sir Montague.

Perceval et Gwaine ont été capturés avec une douzaine d'autres, mais rien ne garantit qu'ils ne soient pas subitement exécutés par les Ombres Blanches.

Cette expédition vers Ismere est une campagne maudite.

Le poing de Lancelot se referme plus étroitement sur la poignée de son épée.

- Pensez-vous que le groupe d'Arthur aie aussi été attaqué ? demande Sir Léon en amenant sa monture à la hauteur de celle du chevalier aux yeux noirs.

- J'en ai bien peur.

- Espérons qu'il est en vie, à défaut de leur avoir échappé. Si nous pouvons négocier sa libération en échange de…

Le chevalier aux frisettes blondes tourne la tête en direction du prisonnier attaché au bout d'une longe. L'homme lui lance un regard méprisant. Il n'est pas très grand et sa cape bordée de fourrures blanches fait ressortir sa barbe brune embroussaillée et sa peau tannée. Ses gantelets sont noirs et un croissant de bronze pend à une chaîne autour de son cou.

- … il y a peut-être une chance.

- Hum, dit Lancelot.

Il se retourne sur sa selle et surveille la progression des troupes. Puis il talonne son cheval.

- Allons, en route. Ils ont dû camper de l'autre côté du col.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (22.07.2015 à 09:54)

Basé sur les épisodes 4x01, 4x02, 5x02, 4x05, 4x09

 

19

CHEVALIER DE LA TABLE RONDE

 

 

Les yeux d'ambre de la jeune reine étincellent de colère.

- Pourquoi avez-vous fermé les portes de la ville ? demande-t-elle avec autorité.

Derrière le haut dossier de sa chaise, l'expression de Guenièvre est tout aussi furieuse.

C'est elle qui a reporté à Mithian les agissements des conseillers et ceux-ci le savent. Certains lui lancent des œillades meurtrières, mais Geoffroy de Monmouth se contente de répondre doucement.

- Nos ressources sont limitées. Bien que nous le souhaitions, il n'est tout simplement pas possible de pourvoir aux besoins en eau et en nourriture de l'intégralité du royaume. Trop de gens se pressent aux portes, effrayés par la menace des Ombres Blanches.

- Le peuple a le droit d'être protégé ! proteste Mithian, les larmes aux yeux en voyant que tous ces vieillards obstinés et condescendants continuent de détourner la tête.

Ils pensent qu'elle n'est qu'une jolie poupée qu'Arthur a épousé pour sceller une alliance et se faire plaisir, qu'elle n'est pas capable de gérer Camelot, qu'elle n'est qu'une enfant sans cervelle, mignonne, à qui on offre des roses et des chats et qu'on écarte des problèmes majeurs.

Elle pourrait pleurer de rage.

Ce n'est pas vrai.

Oui, elle ne sait pas tout et la tâche l'effraie.

Mais le roi lui a confié son sceau et elle est une Pendragon, à présent. Elle ne trahira pas sa promesse.

Oh, si seulement quelqu'un pouvait se mettre de son côté…

Ses yeux supplient le vieux médecin assis au bout de la table, à gauche.

- Ce serait mettre Camelot en danger, Votre Majesté, murmure Gaius, presque à contrecœur. "Trop de gens à l'intérieur des murs pourraient causer famine, maladies. Nous n'avons pas le choix. Si nous laissons entrer davantage de gens, nous n'aurons plus de nourriture d'ici quelques jours. Si son Altesse Royale était ici…"

- Vous avez tort ! crie Mithian en se levant et en tapant du plat de ses petites mains sur la table, faisant tressauter les parchemins et les bouteilles d'encre. "Et vous le savez, Gaius. Chaque citoyen de Camelot est important pour le roi ! Il ne resterait jamais les bras croisés à les voir souffrir. Il les aiderait autant que possible et nous devons faire de même !"

Ils haussent les épaules sous leurs manteaux chauds et élégants et, dehors, la neige tombe à lourds flocons. Une foule affamée, effrayée, frissonnante se presse dans la cour du château et Mithian a l'impression qu'elle peut entendre chacun de leurs cœurs suppliants.

Oh, pourquoi ne l'écoute-t-on pas ?

Quels sont les mots qu'elle doit dire pour les convaincre ?

Quelqu'un se racle la gorge derrière elle et elle lève la tête.

- Mes seigneurs, dit Guenièvre d'une voix polie mais ferme. "Puis-je recevoir la permission de m'adresser à la Cour ?"

Le visage de Mithian s'éclaire.

Guenièvre saura. Guenièvre a toujours les meilleures idées du monde, les plus pratiques.

Elle est là, aux côtés de la reine, et la jeune femme se sent soudain plus forte.

- Parlez librement, Dame Guenièvre, dit-elle vivement avant que l'un des vieillards grognons ou des nobles ambitieux n'empêchent son amie de s'exprimer.

Personne n'ose contredire la reine.

Gaius et Geoffroy semblent étrangement soulagés de cette intervention.

La jeune femme brune vêtue d'une longue robe bleue fait la révérence. Ses yeux noisette en amandes se promènent sur les conseillers avec une profondeur qui les met mal à l'aise.

- Ceux qui attendent aux portes de la ville sont des fermiers, des paysans. Depuis des jours les réfugiés troquent leurs biens avec les gens de la ville basse en échange de la sécurité de leurs foyers. Ils apportent bien plus qu'ils ne prennent, explique-t-elle, repoussant derrière son oreille une longue mèche frisée. "Le roi sera bientôt de retour, victorieux, et la menace des Ombres Blanches disparaîtra. Certainement nous pouvons encore tenir quelques jours – ou pensez-vous que Sa Majesté échouera dans sa quête ?"

Mithian est si fière du ton calme mais dangereux de Guenièvre. Elle lève son menton délicat pour montrer qu'elle approuve le discours de sa dame de compagnie, fusillant des yeux les ministres qui s'agitent inconfortablement sur leurs chaises.

- Si nous montrons notre peur au peuple, comment pourrait-il nous faire confiance ? ajoute-t-elle avec passion. "Ayons foi en Arthur."

Sur sa tête châtaine, la couronne trop lourde est posée crânement et la lumière blanche qui passe par la fenêtre glisse un éclat sur les fins joyaux incrustés dans le cercle d'argent.

- Très bien, Votre Majesté, s'incline finalement le premier conseiller. "Faites rouvrir les portes."

Gaius ne sourit pas, mais son sourcil se plie avec bienveillance, tandis que Geoffroy pondère avec émerveillement sur l'évolution du monde : voilà que des femmes démontrent maintenant plus de courage et de sagesse que des hommes d'état…

Il se fait vieux.

Mais il ne regrette pas un instant d'être témoin de l'avancement de cette ère.

Arthur est un bon roi : prendre Mithian comme reine a été une excellente décision.

Et placer aux côtés de la jeune femme l'épouse raisonnable – et hardie – de son chevalier le plus fidèle, un choix vraiment stratégique.

Camelot est entre de bonnes mains.

 

oOoOoOo

 

Camelot est perdu.

Arthur est si fatigué qu'il n'est plus très sûr d'être conscient. Il trébuche dans le brouillard, affamé, épuisé, congelé, chaque centimètre de son corps douloureux – y compris les recoins de son cerveau qu'il a retourné dans tous les sens pour trouver une solution.

Il ne s'en sortira pas seul.

Il ne peut pas s'échapper. Dans l'état où il se trouve, il ne peut pas lutter contre quatre assassins super entraînés et en bonne santé.

Quel que soit l'ennemi qui a envoyé contre lui le Dorocha, il n'y aura pas d'alternative sans un bain de sang maintenant qu'il a été fait prisonnier. Un chef de guerre aussi cruel n'est pas à la recherche d'une rançon…

Il pourrait presque entendre le fracas des armées qui se jettent l'une sur l'autre.

Tout est fini.

Il a échoué.

 

oOoOoOo

 

Lancelot lève la main pour intimer le silence à ses hommes et les chevaliers se dispersent dans le camp vide et dévasté.

Arthur a été attaqué lui-aussi, comme Gwaine, comme Perceval, comme Sir Montague et Sir Bertrand. Ils n'auraient jamais dû se diviser en plusieurs groupes. Ce n'est que parce que Sir Léon et Lancelot ont passé la nuit au même endroit que leurs troupes ont été ignorées par les Ombres Blanches. Et le camp de Sir Elyan n'a dû son salut qu'à sa proximité avec eux, parce qu'ils ont vu s'élever les lumières et ont entendu les clameurs.

Lancelot et Sir Léon ont foncé ensuite sur les traces de leurs compagnons, seulement pour apercevoir de loin Gwaine et Perceval emmenés avec une colonne d'hommes blessés, dans la lumière pâle de l'aube. Ils se sont lancés à leur poursuite, mais n'ont pu les rejoindre avant d'être de nouveau assaillis par d'autres guerriers du Dorocha. Au moins, ils ont fait des prisonniers et ont pu retirer les casques de cauchemars de leurs ennemis.

Ils ont fait deux découvertes. L'une fait encore frissonner Lancelot, mais l'autre lui donne de l'espoir.

Et s'ils peuvent retrouver Arthur, ils pourront gagner cette guerre.

Tout n'est pas perdu.

Lancelot range son épée une fois qu'ils ont constaté que les lieux ont été désertés depuis plusieurs heures. Là aussi, ça a été un carnage. Il se recueille devant le tas de corps et un écuyer lui prête son épaule pour qu'il ajoute à sa liste les trente nouveaux noms de ses camarades tombés au champ d'honneur.

- Sir Lancelot ! Venez vite !

Il se retourne à l'accent pressant de Sir Léon, fourre dans les mains de l'écuyer le parchemin et la plume imbibée d'encre et se précipite en direction du chevalier blond agenouillé au pied d'un sapin.

Se pourrait-il qu'Arthur…

Ses yeux noirs s'écarquillent quand il écarte les couvertures enroulées autour de la forme humaine.

- Merlin !

- Il est gelé, dit Léon d'une voix inquiète. "Je ne comprends pas, que s'est-il passé ? Pourquoi est-il en vie alors que les autres sont tous morts ? Et où est le roi ?"

Lancelot tire sur son gant avec ses dents, glisse ses doigts sous le menton du serviteur blême et inconscient, secoué par de violents frissons.

- Son pouls est si faible… et il est brûlant de fièvre.

Il passe une main sur son menton hérissé par sa barbe de plusieurs jours.

- Merlin, appelle-t-il en secouant doucement l'épaule de son ami. "Merlin, c'est Lancelot. Réveille-toi, je t'en prie… dis-nous ce qui s'est passé…"

- Messieurs, une piste vers l'ouest, interrompt un chevalier en s'approchant d'eux. "Quatre hommes à cheval et un à pied. Prisonnier, sans doute."

- Arthur, souffle Léon.

Lancelot réfléchit très vite, les yeux toujours fixés sur Merlin qui remue faiblement et entrouvre la bouche. Le jeune homme se penche pour écouter, aussi près qu'il le peut.

- A't'r… em… m'nez… m'..oi… 'ec… v'ous… A'rt'r… s'… vous… p'lait…

Lancelot place une main apaisante sur le front du serviteur et déglutit.

- Prenez cinquante hommes avec vous et mettez-vous en chasse. Sir Léon, ramenez-nous le roi.

Le chevalier aux cheveux blonds bouclés acquiesce avec détermination.

- Comptez sur moi.

Il se lève dans une envolée de sa cape rouge et rassemble les hommes.

Lancelot glisse ses bras sous le tas de couvertures auquel s'accrochent des glaçons et soulève Merlin dans ses bras. La tête du jeune homme tombe sur son épaule, si légère.

- Tout ira bien, Merlin, murmure Lancelot. "On va le ramener. On va te soigner. Et on va mettre fin à ce cauchemar."

Il ordonne que des tentes soient dressées et les feux rallumés. La nuit tombera dans quelques heures.

Arthur aura faim et froid. S'il marche, c'est qu'il n'est pas blessé gravement.

Mais dans quel état de pensée sera-t-il après avoir laissé Merlin derrière lui et vu mourir l'intégralité de ses troupes ?

Probablement brisé, furieux, coupable.

Quand il reviendra, son roi trouvera un lit chaud et un bon repas pour le réconforter.

Le cerveau de Lancelot travaille à plein régime, tout en déposant Merlin sur une paillasse et en ordonnant qu'on lui apporte la sacoche de médecine.

Les cartes, les plans de bataille, les informations rassemblées, le prisonnier.

Tout sera prêt pour son souverain quand il sera requinqué.

C'est ce pourquoi ses lieutenants sont là.

 

oOoOoOo

 

Arthur n'est pas tout à fait certain que ce soit vrai. Peut-être que c'est un autre rêve, son esprit exténué et découragé qui lui joue des tours. Il enregistre vaguement les bruits d'épées, les exclamations et le sifflement inhumain qui s'élève quand les Ombres Blanches réalisent qu'elles sont encerclées. Il voit s'enfuir une des capes blanches entre les arbres et soudain Sir Léon est debout devant lui, en train de trancher la corde qui lui déchire les poignets.

- Sire, vous êtes sauf !

Il cligne des yeux, hébété.

- Ne les poursuivez pas ! lance le chevalier à ses hommes. "Ramenons le roi au campement."

Quelqu'un lui tend une gourde, on l'enveloppe dans une couverture, on l'aide à se hisser sur un cheval.

La neige tourbillonne sur la plaine qui s'assombrit.

- Même s'ils n'ont pas besoin de retourner jusqu'à Caerleon pour donner l'alerte, nous serons en sécurité ce soir, dit une voix qu'il connait.

- Pensez-vous que nous atteindrons la forteresse d'Ismere avant qu'ils reviennent en force ?

- Foutu Dorocha !

- Créatures de l'enfer, grommelle quelqu'un d'autre.

- Chut, coupe Léon, et Arthur est presque sûr que c'est le bras du chevalier qu'il sent autour de lui, le maintenant en selle. "Rappelez-vous ce qu'a dit Sir Lancelot. Assassins ou non, ce sont des êtres à plaindre."

Le roi se sent tomber, sombrer. Il s'agrippe au pommeau de cuir devant lui, essayant désespérément de lutter contre la torpeur.

Il a tellement de questions.

- M'rlin ? finit-il par bredouiller d'une voix pâteuse.

Ses lèvres craquelées se déchirent et il sent une goutte de sang chaude couler sur la peau raclée et gelée de son visage.

- En vie, Sire. Nous l'avons récupéré.

C'est tout ce qu'il a besoin de savoir. Les flocons de neige s'accrochent à ses cheveux blonds raidis par le gel et il ferme les yeux.

Ensuite tout devient complètement noir.

 

oOoOoOo

 

Quand il reprend conscience, ses dents claquent et la première pensée d'Arthur est pour la remarque pleine de spiritualité faite par une tenancière il y a de cela des années.

Des dents de souris.

Merlin ne rate pas une occasion d'en reparler, surtout quand le froid produit ce genre de mouvement incontrôlable.

Merlin !

Il ouvre les yeux et se redresse vivement – seulement pour voir vaciller la toile de tente et une silhouette en armure.

- Wow. Doucement, dit la voix de Lancelot tandis que ses mains rattrapent les épaules du roi et glissent ce qui doit être un coussin ou une couverture roulée derrière son dos. "Vous êtes en sécurité, Sire. Vous irez mieux dans quelques heures. Il y a de la soupe. Est-ce que vous vous sentez en état d'en avaler un peu ?"

Arthur passe une main sur son visage, constate que ses doigts gourds ont été enveloppés de bandages. Il se concentre sur les lieux autour de lui, réussit à tourner la tête sans perdre conscience.

Il est dans une tente. Sa tente.

Il entend le vent souffler à l'extérieur, voit les ombres des flocons tournoyer de l'autre côté de la toile. Il y a un brasero à côté de lui et cette chaleur est à la fois terriblement tentante et affreusement douloureuse.

- Vous allez garder tous vos doigts, lui annonce Lancelot avec un sourire encourageant, en mélangeant dans un bol un gruau qui sent divinement bon. "Mais ça ne va pas être plaisant de redevenir humain. Vous étiez un sacré bonhomme de neige quand on vous a récupéré."

Arthur accepte la soupe avec reconnaissance et avale quelques bouchées avant de revenir à son idée fixe.

- M-m-merlin ?

Lancelot pointe du doigt la paillasse de l'autre côté du brasero – ce que le roi a pris pour un monticule de vêtements jusque-là.

- Il dort. Et à peu près correctement, alors je ne vais pas le réveiller. Il est très malade, Sire.

- Il est t-t-ombé d-dans l-le l-lac, marmonne Arthur dont les dents claquent toujours autant et qui savoure la sensation réconfortante du liquide épais et chaud en train de descendre dans son œsophage.

- Ah, dit le chevalier.

Ses yeux noirs se rétrécissent.

- Il v-va s-s'en s-sort-t-ir ? interroge le roi avec inquiétude.

Tout à coup le gruau a un goût de plâtre.

Lancelot sourit distraitement.

- Je pense. J'espère. Comment… comment se fait-il qu'il était en vie ? Il est passé à la flotte avant ou après que le Dorocha ne vous attaque ?

- Pendant, répond Arthur sombrement. "Il a v-voulu me s-sauver la vie. Je… je ne sais p-pas p-pourquoi, ils l'ont… l'un d-d'entre eux s-s'est occupé de lui, je n'ai p-pas compris... Et p-puis ensuite, ils m'ont em-mené et l'ont ab-bandonné. Ça n'a pas de sens !"

Les tremblements ont cessé graduellement, mais ils ont fait place à la douleur sourde de son genou et à des tiraillements inconfortables sur son bras et son flanc, là où il a été blessé pendant l'attaque.

Le visage de Lancelot se fait beaucoup plus sombre.

- Oh, si. Ça a du sens – pour eux.

Pendant un instant il a l'air sur le point d'ajouter quelque chose, puis il reprend l'écuelle des mains du roi.

- Dormez un peu. Nous ferons route vers Ismere dès que la tempête se sera calmée.

Arthur fronce les sourcils tout en se laissant rallonger sur la paillasse. Il se sent faible comme un petit chat mais son esprit combatif est en train de revenir en force.

- Combien d'hommes, Lancelot ?

- Soixante-et-onze perdus, Sire. Mais il n'y en aura pas d'autres. Nous avons capturé le roi de Caerleon.

Le roi écarquille les yeux.

- Quoi ?

Lancelot secoue le menton.

- Dormez, Votre Altesse. Je vous ferai mon rapport dans deux heures.

Malgré la volonté d'Arthur, ses paupières se montrent tout aussi récalcitrantes que son lieutenant et il sombre de nouveau dans le sommeil.

Il fait nettement plus clair dans la tente quand il rouvre les yeux, et il n'entend plus le bruissement cotonneux de la neige sur la toile à l'extérieur.

Lancelot est toujours là, mais agenouillé à côté de l'autre paillasse, en train de barbouiller le torse nu de Merlin avec un cataplasme brunâtre visqueux dont l'odeur est si forte qu'elle pique les narines d'Arthur.

La respiration du serviteur est laborieuse, essoufflée, et il se tourne de côté pour tousser – crachoter serait un terme plus exact – dans un linge.

- C'est bien, c'est bien, murmure Lancelot. "Tu vas voir, la moutarde va aider. Ce n'est pas trop chaud ?"

Les yeux bleus de Merlin sont vagues quand il regarde le chevalier et au vu de la transpiration qui dégouline sur son visage, sa fièvre doit être terriblement élevée.

- Quand nous serons à Ismere, je te ferai respirer des vapeurs de sureau noir, comme Gaius l'a dit, d'accord ? Tiens bon, Merlin.

Arthur est encore assez dans les vapes pour se demander à quel moment le vieux médecin a rejoint les troupes.

Il grince des dents en entendant de nouveau la toux rauque et grasse qui secoue Merlin.

- B'b.. oi…re…

- Oui, dans un instant, répond Lancelot en se lavant les mains dans un seau et les essuyant sur un chiffon, après avoir enveloppé ce qui reste de sa mixture à l'odeur terriblement forte.

Il débouche l'outre qui pend à côté des selles entassées sur un râtelier de branches et glisse une main sous la nuque du jeune homme pour l'aider à boire. L'eau coule un peu sur le menton pâle et l'effort pour avaler semble considérable.

Lancelot réinstalle Merlin sur la paillasse quand ses yeux se ferment, recouvre le cataplasme d'un linge et replace les couvertures sur le malade, le bordant avec soin.

- A't'r…

- Il est là, il dort. Ne t'inquiète pas.

Le roi se redresse et s'extirpe de son lit sur des jambes branlantes.

- Merlin.

Lancelot le regarde s'approcher avec une désapprobation attendrie.

Arthur s'agenouille à côté de la paillasse, cherche dans le tas de laine et de fourrures la main de son serviteur et la serre.

- Je suis là, Merlin, dit-il d'une voix enrouée. "Je vais bien. Dépêche-toi d'être en forme."

Les doigts fins s'enroulent faiblement autour des siens, puis se relâchent au bout de quelques instants. La respiration du jeune homme est toujours aussi difficile, mais il y a une expression détendue sur son visage, presque une esquisse de sourire au coin de ses lèvres… qui disparait soudain, remplacée par un gémissement plaintif, tandis que la main libre de Merlin remonte sous les couvertures.

- Qu'est-ce qu'il a ? demande Arthur avec inquiétude.

- Un mal de poitrine, comme celui que j'avais attrapé il y a quelques hivers, répond Lancelot avec gravité. "Gaius avait bien préparé nos sacs de médecine et je sais ce qu'il faut faire… mais…"

- Est-ce qu'il va… ? souffle le roi qui se souvient du terrible souci que Guenièvre s'était fait à l'époque et de la menace bien concrète qui avait pesé sur son ami.

- Non. Non, pas tant qu'on s'occupe de lui. Mais il faut qu'on rentre vite. Il a besoin de Gaius.

Lancelot se relève et attrape doucement le bras du roi.

- Je vais vous aider à vous habiller. Nous serons bientôt prêts à partir et je veux vous faire mon rapport avant que les hommes ne vous voient.

- 'kay, dit le roi en obéissant docilement, s'obligeant à détourner les yeux du visage de Merlin.

Il n'est pas encore très fort sur ses jambes, mais il se sent déjà beaucoup mieux.

Lancelot lui enfile sa veste matelassée et s'affaire pour boucler toutes les parties de son armure avec soin, tout en lui faisant un résumé de ce qui s'est passé depuis qu'ils se sont séparés au col d'Isulfor.

Arthur est horrifié d'apprendre que Gwaine et Perceval ont été capturés.

- Si vous étiez resté prisonnier, nous n'aurions pas pu échanger le roi de Caerleon contre eux et vous, conclut Lancelot, "mais maintenant c'est possible. Tout est possible. Les Ombres Blanches ne nous attaqueront pas tant que nous sommes en si grand nombre, et la Reine Annis ne franchira pas la frontière avec son armée tant que nous avons son fils entre nos mains. Que souhaitez-vous faire, Sire ? Négocier ?"

Le roi réfléchit, carrant ses épaules dans les familières protections d'acier, campé dans ses bottes. Son genou ne lui fait presque plus mal et il a déjà oublié les égratignures et les gerçures.

Ils ont une chance.

Ils ont toutes les chances.

Ils vont mettre fin à l'hiver.

- Quand pouvons-nous être à Ismere ?

- Demain soir.

Arthur hoche le menton.

- Envoie des émissaires à la Reine Annis, qu'elle nous y rejoigne. Nous règlerons tout ça par un combat loyal. Champion contre champion. Je ne permettrai pas un bain de sang.

Le chevalier aux yeux noirs fronce les sourcils.

- Sire… pensez-vous qu'elle acceptera ? C'est… c'est une femme aux pratiques barbares. Je ne pense pas qu'il y ait une once d'humanité ou d'honneur en elle.

Arthur penche la tête de côté.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? Pendant tout le règne de mon père, elle s'est montrée un allié décent. Je pense que c'est son fils qui a initié ces raids contre Camelot. Mais il est entre nos mains et je crois que la reine-mère saura se montrer raisonnable.

Lancelot se mordille les lèvres.

- Mais le Dorocha… C'est sa garde – à elle.

Il y a quelque chose dans sa voix, quelque chose d'inhabituellement mal à l'aise, qu'Arthur pourrait presque appeler de la peur s'il ne connaissait pas si bien son ami.

- Parle. Qu'est-ce qui t'inquiète ? Vous les avez affrontés et vous m'avez même retiré de leurs griffes. Sûrement, tu ne les crains pas… tu as dit toi-même qu'ils préféraient s'échapper plutôt que de combattre à mort quand ils étaient cernés. Ce sont des brutes monstrueuses, mais des lâches, aussi. Et nous sommes chevaliers de la table ronde.

Il frissonne involontairement, parce qu'il a beau les savoir mortels, ça n'empêche pas qu'il aurait voulu voir ce qu'il y avait sous leurs casques.

Un ennemi dont on ne croise pas les yeux est bien plus terrifiant qu'un ennemi qu'on connait.

Lancelot passe la main dans ses cheveux noirs, frotte la barbe à laquelle il n'est pas habitué.

- Ces guerriers… Arthur. Nous en avons tué deux et nous avons vu…

Il avale sa salive, vérifie d'un coup d'œil que Merlin dort, presque sans s'apercevoir de son réflexe.

- Ils… ils n'ont pas de langue, Sire. Ce sont des hommes mutilés – avec un regard de bête.

 

oOoOoOo

 

Lorsque la délégation de la reine Annis arrive à la forteresse d'Ismere, Arthur est debout dans la salle du trône, une immense pièce dont les murs d'un noir bleuté semblent absorber la lumière des torches et avaler toute sensation de chaleur et de confort.

Pas étonnant que l'avant-poste soit considéré comme le pire endroit de Camelot et qu'Uther Pendragon ait eu l'habitude d'y envoyer ceux de ses hommes qui étaient en disgrâce.

Il entend le bruit des chevaux et des armes dans la cour, des cliquetis métalliques, le martèlement des sabots sur les pavés, des voix sourdes et des appels chargés de tension.

Quelque part, dehors, dans les chariots qui accompagnent la souveraine, Perceval et Gwaine sont enchaînés.

Il s'assoit sur le haut trône taillé dans un bloc de pierre sombre, sa longue cape pourpre drapée sur les marches, et attend. Derrière lui, il entend entrer ses hommes, prêts à parer la moindre traitrise.

Sa décision est prise et il a longuement réfléchi avec Lancelot et Sir Léon.

Tout ira bien.

Il va protéger Camelot.

Il va sauver Gwaine et Perceval et les autres capturés avec eux.

Il va solidifier son autorité sur le pays, renforcer ses alliances et montrer qu'il est digne de son père.

Ils reviendront victorieux.

La Reine Annis entre d'un pas vif.

C'est une grande femme aux longs cheveux roux et secs, retenus sur ses tempes par un simple anneau d'argent. Elle porte un plastron de cuir sur sa robe de laine bleue et d'épaisses fourrures d'ours sur ses épaules. Le croissant de lune de Caerleon pend à son cou. Ses traits sont taillés à la serpe, sa peau fine et ridée, sa bouche étroite, ses yeux petits et perçants comme deux gouttes de mercure. Elle lève haut son menton et toute sa démarche indique son mépris.

Son escorte est constituée de dix guerriers du Dorocha qui ont la main sur leurs étranges épées recourbées.

- Roi Arthur, salue-t-elle d'une voix coupante.

- Reine Annis, répond le souverain de Camelot calmement.

Pendant quelques instants le silence crépite de haine silencieuse.

Arthur n'est plus tout à fait sûr qu'il veuille pardonner la mort des soixante-et-onze hommes qui l'ont suivi au nord et sont tombés sous les coups de la garde démoniaque de Caerleon.

Il serait si facile de lever la main, d'oublier tout honneur et de déclencher un massacre…

Il fait un terrible effort sur lui-même pour garder une voix égale tandis qu'il réexplique ses termes.

Deux champions combattront à mort.

Si Camelot est vainqueur, les Ombres Blanches se retireront du pays pour ne plus jamais y entrer et les prisonniers lui seront retournés en vie.

Si Caerleon est vainqueur, son roi lui sera rendu et toutes les terres au nord d'Isulfor leur appartiendront.

La Reine a un petit rictus.

- Vous n'êtes pas avide, commente-t-elle d'un ton méprisant.

Arthur respire pour reprendre son sang-froid.

- Mes hommes comptent plus que des amis, plus que des frères, répond-t-il fièrement. "Jamais je ne les abandonnerai. Nous sommes chevaliers de la table ronde. Nous partageons un lien."

Quelque chose passe dans le regard de la reine. Un éclair d'incrédulité – peut-être de regret. Elle fronce une narine et hausse les épaules, dissipant sa réaction intérieure quelle qu'elle soit.

- Très bien, dit-elle. J'accepte les termes.

Elle fait un pas de côté et l'un des guerriers du Dorocha – le plus grand et le plus large d'épaules – s'avance.

- Voici mon champion. Où est le vôtre ?

Arthur incline le menton.

Lancelot fait un pas en avant.

- Me voici.

Ils y ont longuement réfléchi et Arthur a eu énormément de mal à accepter. Il aurait voulu combattre lui-même, mais ils l'en ont dissuadé. Il n'est pas assez remis et Camelot n'a pas d'héritier. S'il devait mourir, Mithian et le royaume tomberaient aux mains des barbares de Caerleon, pour sûr. Si Arthur croit en la parole d'Annis, en revanche il n'a aucune confiance en son fils. S'il combattait et perdait, rien ne garantirait le respect de l'accord. Mieux vaut mettre toutes les chances de leur côté. Sir Léon et d'autres se sont proposés, mais le choix était évident.

En l'absence de Gwaine, le meilleur épéiste du pays est Lancelot, sans un seul doute.

Le combat aura lieu dehors, devant la forteresse, à un endroit où la neige a été dégagée pour laisser place à une étendue de terre noire et dure, délimitée par des étendards et des torches.

La reine Annis et les Ombres Blanches se placent d'un côté, Arthur et ses hommes de l'autre. Le ciel est très bas, gonflé de flocons qui viendront virevolter d'un instant à l'autre, obscurcissant la vue des deux champions.

Le guerrier du Dorocha s'avance au milieu de la lice et Lancelot lui fait face.

En haut d'une des tours d'Ismere, Merlin s'est traîné à la fenêtre pour regarder le combat, emmitouflé dans une couverture.

Le duel dure des heures, au point que toute sensation a disparu dans les orteils d'Arthur bien avant qu'il se termine. La neige s'est mise à tomber, épaisse et serrée. Les deux opposants sont visiblement de forces égales. Lancelot a versé le premier sang – un coup d'épée en travers de l'avant-bras de l'ennemi – mais il a aussi été le premier à rouler au sol, balayé par un violent heurt sous l'aisselle gauche qui l'a fait crier de douleur. Dans l'obscurité qui monte, les grognements gutturaux de l'Ombre Blanche se confondent avec les halètements du chevalier.

Les yeux vifs de la Reine suivent le combat avec une passion féroce, tandis que le regard d'Arthur est fixé sur son lieutenant avec ferveur.

Gagne, Lancelot.

Ne meurs pas.

Sauve-nous tous.

Et reviens vivant pour Guenièvre.

Finalement Lancelot tourne sur lui-même dans un poudroiement de neige et de transpiration, et son épée déchire en deux la cape blanche du guerrier du Dorocha qui tombe à genoux. Son sabre s'enfonce dans la terre noire d'Ismere presque jusqu'à la garde et Lancelot abat son épée sur la nuque à découvert de l'Ombre Blanche.

Le casque en forme de tête de mort roule sur le sol et les hourras de Camelot s'élèvent dans le soir enfumé par les torches et brouillé par une tempête de flocons.

La Reine Annis lâche un reniflement sarcastique et traverse la lice, sa robe bleue traînant sans considération dans le sang de son champion.

- Vous êtes victorieux, Arthur Pendragon, dit-elle froidement. "Nous nous retirerons de vos terres."

Elle lève le bras et des gardes acquiescent de loin, ouvrent les wagons et en laissent sortir Gwaine, Perceval et les autres, trébuchant d'épuisement et presque hébétés de se voir libres.

Le roi de Camelot incline le menton.

- Je vous rendrais votre fils demain à l'aube, dit-il. "Dînez avec moi. Nous avons un traité à signer."

Pendant un instant, les iris incisifs de la femme se troublent, puis elle hoche la tête d'un geste royal et dédaigneux.

- Très bien.

Arthur la raccompagne à l'intérieur de la forteresse, s'arrête juste un instant pour presser l'épaule de Lancelot avec reconnaissance.

Le chevalier sourit, hors d'haleine mais sain et sauf.

Ses bottes sont couvertes d'éclaboussures écarlates et des flocons de neige duveteux, comme des plumes, s'accrochent à ses cheveux noirs.

 

oOoOoOo

 

Lorsque l'aurore surligne d'or les crêtes blanches, le roi escorte Annis jusqu'aux portes de la forteresse et ses soldats amènent Caerleon et défont ses chaînes.

- Pourquoi ? demande la reine en observant son fils bien vivant qui monte dans un chariot.

- Parce que ce n'est pas la victoire que je recherche, mais la paix, dit Arthur gravement. "J'espère que ce jour marquera un nouveau départ pour nos deux royaumes."

Elle le contemple pendant quelques instants, songeuse.

- Vous êtes un homme étrange, Arthur Pendragon, dit-elle au bout d'un moment, d'un ton amusé dans lequel il décèle une pointe de curiosité. "Nous vous avons longuement étudié, prenant votre… compassion pour un signe de faiblesse."

Il se raidit – plus à l'idée des espions parcourant ses terres qu'à la supposition insultante.

- Votre… serviteur. Cet être faible – cet idiot, comme on m'a rapporté. Pourquoi vous est-il si cher ?

Le roi sourit.

- Vous ne comprendriez pas.

La reine claque sa langue contre son palais.

- Probablement, dit-elle.

Elle accepte la main d'un des guerriers du Dorocha et monte dans le chariot. Puis se ravise et se penche de nouveau vers Arthur, désignant du menton le garde silencieux sous son casque en forme de tête de mort.

- Savez-vous ce qu'ils sont ?

Il secoue la tête.

- Des enfants à peine sevrés, à qui l'on a coupé la langue. Elevés pour tuer et mourir au service du roi. Des assassins parfaits. Mon mari a eu l'idée de cette garde personnelle, incorruptible et invincible. Ils étaient sa fierté.

Elle ricane d'une drôle de façon.

- Ils n'ont pas de cœur, pas de sentiments, pas d'honneur, et leur loyauté est celle d'un chien.

Arthur réprime la nausée qui l'envahit.

- Mais savez-vous ce qui est étrange ?

Il suit le regard levé de la reine, ce que ses yeux pensifs observent en haut d'une des tours noires.

- Ils tuent sans pitié les autres êtres humains, mais ils ne touchent pas à ceux qui sont… 'défavorisés par la nature'. J'en ai vu mourir un sous les coups de fouet, parce qu'il a refusé jusqu'au bout de lever son arme sur un idiot comme celui qui vous suit partout.

Elle fronce les sourcils, agacée, comme si quelque chose lui échappait.

- Comprenez-vous cela ? Ça n'a pas de sens. Ce sont des animaux – des machines de guerre. Même un loup n'hésiterait pas à s'attaquer aux plus faibles.

Arthur respire profondément.

- Faites bon voyage, Reine Annis, dit-il doucement.

Elle soutient son regard pendant quelques instants, sans rien dire, puis un sourire aigre glisse sur ses lèvres étroites.

- Adieu, Arthur Pendragon, répond-t-elle. "Soyez assuré que je respecterai les termes de notre accord."

Il la regarde s'éloigner et frissonne.

Les capes blanches du Dorocha disparaissent dans la neige qui recouvre le paysage et il se demande combien de temps encore les Ombres respecteront leur Reine de glace…

- Sire ? Partons-nous aujourd'hui ? demande Léon à côté de lui, son haleine condensée flottant devant son visage rougi et pelé par la température.

- Demain, répond le roi. "Soignons nos blessés, d'abord. Je tiens à ce que tout le monde soit en forme pour le trajet qui nous attend. Comment vont Gwaine et Perceval ? Et où est Lancelot ? Je veux le féliciter !"

Léon sourit.

- Sir Gwaine a une côte cassée – espérons que cela le fera taire un moment – et Sir Perceval prétend que sa blessure au bras est déjà guérie. Les autres sont en bonne voie de guérison. Sir Lancelot est avec Merlin.

- Evidemment, pouffe le roi.

Il a l'impression qu'un poids immense lui a été retiré de la poitrine.

Il fait le tour de ses hommes, leur serre la main, parle avec quelques-uns, leur annonce qu'ils ramèneront les corps des défunts à leurs familles et que chacun de ceux tombés sera honoré, promet un banquet à leur retour à Camelot, puis grimpe avec énergie les marches jusqu'à la chambre qu'il partage avec Merlin et ses quatre plus proches chevaliers.

Il trouve son serviteur assis sur le lit, en train de se faire gronder gentiment par Lancelot.

- Je t'avais dit que tu n'étais pas assez fort pour te lever. Regarde-un peu comme tu as du mal à respirer… repose-toi.

- Arthur…

- … est là, dit le roi en entrant, d'une voix tonitruante. "Qu'est-ce que j'entends ? Merlin, tu oses désobéir au héros de la nation ?"

- Sire, rougit le chevalier en se troublant.

Le roi lui assène une grande claque dans le dos.

- Merci, dit-il avec un large sourire sincère qui s'efface en voyant la grimace d'inconfort de son lieutenant.

- Tu es blessé ?

- Non, répond Lancelot, les yeux plissés pour réprimer la douleur, en frottant son épaule gauche. "Juste… courbaturé, j'imagine."

Arthur hoche la tête.

- C'est compréhensible. Repose-toi aujourd'hui. Nous partirons demain à l'aurore. Le temps s'annonce beau, il fera bon voyager sous un ciel bleu même avec ce froid de l'enfer. Merlin !

Le serviteur est en train de s'étouffer avec une quinte de toux. Il expectore quelque chose de gluant et verdâtre qui frôle le roi et l'écœure malgré son inquiétude.

- Désolé, bredouille le jeune homme en levant ses grands yeux bleus pleins de larmes de douleur.

Il est de nouveau à bout de souffle et ses traits anguleux sont creusés par l'épuisement, la fièvre brillante sur son front blême.

Arthur contourne soigneusement le mucus écrasé sur les dalles et rapproche les couvertures autour des épaules maigres de son serviteur.

- Dors, Merlin. J'aurais vraiment des problèmes avec ton grand-père et ma femme si je te ramène dans cet état.

Lancelot dissimule très mal un reniflement moqueur et s'entend ordonner de faire la sieste par son souverain qui a vraiment de la difficulté à prendre l'air sévère.

Perceval aide Léon à préparer les troupes pour le départ du lendemain, mais Gwaine se trouve soudain trop blessé et se faufile jusqu'à la chambre où il pique un roupillon à côté de Merlin après l'avoir examiné soigneusement – et s'être assuré que ce qu'il avait n'était pas contagieux.

Lancelot finit par les rejoindre, un peu avant la nuit. Il a été pris de vertiges dans la cour et s'est senti ridicule. Il s'assoit dans un coin et profite du fait que ce qui sort de la bouche de Gwaine n'est qu'un ronflement régulier, et non pas une longue suite de vantardises insensées, pour somnoler avec la tête appuyée contre le mur.

Il a un peu mal au ventre et des sueurs froides le parcourent de temps en temps. Il a dû prendre froid, il fallait s'y attendre.

Au souper, les hommes s'entassent tous dans la salle du trône. Ils sont un peu serrés, mais ils sont ensemble. Ils partagent des histoires de combats, trinquent à leurs camarades perdus et savourent silencieusement, discrètement, la chance d'être en vie, de rentrer demain à la maison, d'avoir gagné cette guerre.

Pendant la nuit, Lancelot est réveillé par une soif terrible. Il trébuche dans la chambre, marche presque sur Perceval en contournant les dormeurs, va remplir sa gourde et finit par rester à côté du puits. La douleur s'est intensifiée derrière son épaule et quelque part dans son abdomen, au point qu'il n'arrive pas à trouver de position confortable.

Et cette soif qui le dévore commence à l'effrayer.

Il est en train de réfléchir, passant en revue les leçons de Gaius, lorsque la silhouette du roi se dessine dans la cour. Ses pas craquent dans la neige épaisse.

- Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'arrives pas à dormir ?

Lancelot lève les yeux, esquisse un sourire – et s'effondre comme une masse.

Quand il rouvre les yeux, il est étendu dans la chambre en haut de la forteresse d'Ismere et cinq visages inquiets sont penchés sur lui.

- Réveillé ? dit le roi d'un air préoccupé.

- ça va ? demande Merlin d'une voix enrouée.

- Hé, mon pote, qu'est-ce que tu nous fais ? s'exclame Gwaine en fronçant les sourcils.

- Sir Lancelot, vous êtes blessé ? demande Léon avec inquiétude.

- Où as-tu mal ? interroge Perceval, très sombre.

Le chevalier sourit malgré les crampes qui s'accentuent dans son abdomen.

- Vous êtes tous là, bredouille-t-il.

- Où voulais-tu qu'on aille ? riposte Arthur. "On est au milieu des terres du nord, je te signale. Il n'y a pas d'autre auberge à la ronde, crois-moi. Gwaine l'aurait flairé."

Lancelot voudrait rire, mais c'est un gémissement qui s'échappe de ses lèvres tandis qu'il se tord, pressant ses bras autour de son ventre.

- Il ne va pas bien du tout, dit Gwaine d'une voix aiguë.

Perceval secoue la tête, son visage aux traits carrés empreint de tristesse.

- Tu avais soif ? demande-t-il.

- Oui, souffle son ami en fermant les yeux pour faire face à une nouvelle vague de douleur.

- Qu'est-ce qu'il a ? exige Arthur, paniqué et furieux de l'être.

Sir Léon presse l'épaule du chevalier à terre pour l'encourager, tandis que Merlin glisse une couverture sous la tête de Lancelot et en déploie une autre sur ses jambes.

- J'ai déjà vu des hommes comme ça, murmure Perceval. "Ils semblent indemnes et puis – tout à coup – le jour suivant, ils… ils meurent."

Un silence épais et suffoquant rempli la pièce, plus froid que la nuit.

- Non, lâche Arthur entre ses dents.

Lancelot rouvre ses yeux noirs et de nouveau un sourire essaie de se frayer un passage sur ses traits contractés.

- Vous vous rappelez cette vieille femme que nous avions rencontrée… quand nous fuyions Camelot ? Elle... elle l'avait annoncé… je m'en suis souvenu… seulement cette nuit… la neige… Je m'étais toujours demandé… ce qu'elle avait voulu dire…

Il marque une pause, avale, essaie de contenir la douleur qui fouaille son abdomen.

- Je suis heureux… de pouvoir mourir pour vous…

Le roi secoue la tête avec dénégation, le visage crispé.

- Perceval ! s'écrie-t-il d'une voix impérative, comme si le géant attendait pour agir, comme s'il trainait, comme s'il ne faisait rien alors que…

- ça ne sert à rien, chuchote tristement Perceval.

Il se penche et prend la main de son ami, la serre dans les siennes.

- Nous resterons avec toi, promet-il.

Les yeux noirs de Lancelot scintillent à la lueur de la bougie qu'a approchée Gwaine.

Les cinq hommes se pressent épaule contre épaule, tous penchés sur lui, frémissants, les mâchoires serrées.

- Ne faites pas ces têtes… grogne le chevalier en étouffant un morceau de rire qui se termine sur un gémissement. "Vous faites peur…"

- Pardon, dit Merlin dont la lèvre inférieure s'enroule comme celle d'un enfant, ses grands yeux bleus remplis de larmes.

Lancelot lui sourit et tend le bras, lui ébouriffe les cheveux.

- Ne sois pas désolé, dit-il chaleureusement. "Ne commence pas à penser que c'est ta faute en quoi que ce soit…"

Sa main emmêle les boucles noires de Merlin, mais ses yeux sont fixés sur Arthur, pendant un instant, très sérieux.

Puis il regarde de nouveau le serviteur.

- C'est toi qui nous as rassemblés, Merlin, murmure-t-il tendrement. "Chacun d'entre nous. Je n'avais pas de but dans la vie, Gwaine n'avait pas de maison… et tu nous as trouvés. Tu nous as sauvés… prends soin d'Arthur, d'accord ?

Le jeune homme hoche vivement le menton. Des larmes coulent sur ses joues librement – les larmes que les autres retiennent autant qu'ils le peuvent.

- Reste à ses côtés, comme tu l'as toujours fait… il ne sait pas à quel point il a besoin de toi… il a peur quand il n'a pas besoin de te rassurer, il se comporte comme… un crétin royal quand tu ne lui rappelles pas d'être humble…

- Il y aura des sanctions pour ces paroles, grommelle Arthur d'une voix enrouée.

Lancelot se contente de glousser de rire, puis un nouveau spasme lui coupe le souffle et il lui faut quelques minutes pour respirer plus calmement. Perceval lui soutient la tête et lui donne à boire, Gwaine tamponne la sueur glacée qui lui inonde le front.

- Arthur oublierait ce qu'il est capable de faire… si tu ne croyais pas en lui…

Sir Léon ne s'est pas aperçu qu'il hochait vigoureusement la tête, le regard voilé par ses larmes et ses frisettes blondes.

- Merlin… envoie-moi vers Avalon… sur le lac… comme Freya… s'il te plaît….

- Promis, hoquette le serviteur.

Lancelot sourit encore.

- Tu étais... tu es… comme un petit frère, pour moi… Merlin…

Il ferme les yeux, haletant, se mord les lèvres jusqu'au sang pour résister à la douleur. Il sent qu'il faiblit et il y a encore tellement d'au


Listelia  (22.07.2015 à 21:24)

...tellement d'autres choses qu'il doit dire…

Il rouvre les yeux, s'affole un peu parce que sa vision obscurcie l'empêche de les voir tout de suite, puis son regard se fixe sur un visage dévasté, une barbe hirsute et deux yeux bruns suppliants.

- Gwaine… ne pleure pas ! Paye une tournée pour moi, d'accord ? Ne… ne te saoule pas utilisant mon nom comme excuse, hein… je ne payerai pas ton ardoise, cette fois…

Il lutte contre la douleur, essaie de calmer sa respiration fuyante, son cœur qui tambourine.

- Tu es… un homme bien, tu le sais, n'est-ce pas ? Peu importe ce que les gens disent… je suis fier d'être ton ami… ton frère d'armes…

Son esprit se remplit de brouillard, ses pensées lui échappent. Et il a si mal. Son abdomen est en feu. Il faut qu'il… qu'il…

Il soulève péniblement les paupières, croise le regard humide de Perceval et sent sa main qui presse la sienne, encourageante, rassurante.

- Perceval… tu as été mon seul ami… pendant tellement d'années… mon meilleur… ami… tu m'as suivi… jusqu'ici… protège-les tous… pour moi…

- Je le ferai, je te le promets.

Lancelot se tourne vers Léon.

- Au rapport… Sir Lancelot… chevalier… de… la Table Ronde… mission accomplie…

L'homme blond et frisé se mouche bruyamment dans sa manche.

Lancelot essaie de rire, mais ce n'est qu'un gargouillement. Son visage est aussi pâle que la neige qui s'est remise à tomber, dehors. Sa voix devient de plus en plus faible, jusqu'à ce qu'ils doivent tous se pencher pour l'entendre.

- Je me rappelle… quand je vous ai rencontré… pour la première fois… Arthur… il y a… des années… on était… jeunes…. Vous étiez juste… un prince… avec un caractère de cochon… et maintenant… vous êtes… mon roi… et mon ami…

Arthur, qui s'était un peu reculé comme pour se protéger du chagrin qui se referme lentement sur lui, se rapproche. Merlin se décale pour lui faire plus de place, glisse dans les mains calleuses du roi la paume moite du blessé.

Son corps maigre frissonne violemment contre l'épaule de son maître.

- Je n'ai jamais… regretté une seule fois… mon serment… quand vous n'aviez… ni château… ni pays… ni couronne…. Cette nuit-là…. Vous m'avez fait chevalier de Camelot…

Il ferme les yeux et, pendant un instant, ils retiennent tous leurs souffles, consternés, puis il rouvre les paupières péniblement et regarde de nouveau son souverain.

- Arthur… prenez soin de Guenièvre… ne la laissez pas pleurer… donnez-lui des choses à faire… elle est forte… elle surmontera… son chagrin, si elle… est occupée… rappelez-lui… qu'elle peut… s'amuser… faites-la… rire… s'il vous plait… elle est… tout… pour moi… rendez-la… heureuse…

Sa respiration s'accélère et la sueur froide sur son front se mélange aux larmes qui coulent sur ses tempes et s'écrasent sur les dalles noires.

Il se tord, tousse et crachote un filet de sang. Le bout de ses doigts et ses lèvres ont bleui.

Gwaine serre les poings. Léon est agenouillé tout droit, comme au chevet de la personne la plus importante du monde. Perceval est penché, le dos recroquevillé, les mains toujours enveloppées autour de celles de son ami.

Arthur ne s'est pas rendu compte que Merlin s'était accroché à sa chemise et garde les yeux fixés sur son lieutenant, la cornée tellement sèche qu'elle le brûle.

- Vous vous rappelez ?… le jour de ce tournoi… quand nous attrapions ces anneaux… pour les donner à nos… dames… elles étaient… si belles… sous le dais… votre reine… et mon amour… avec des fleurs… dans leurs cheveux, et… la bataille… de boules de neige… sur la terrasse… nous… gagnions… Merlin et moi… vous savez…

Il sourit.

C'est Lancelot, son visage si bienveillant, ses yeux noirs brillants, ses cheveux sombres qui ondulent sur son front, beau et fier malgré sa barbe de quatre jours, malgré le sang sur son menton, malgré sa respiration labourée.

- C'était… une… bonne…vie… merci… mon… roi…

Ses cils caressent ses pommettes tannées par le grand air et un dernier souffle glisse entre ses lèvres.

Le regard de Gwaine se perd dans le vide.

- Il est mort, dit-il d'une voix étranglée.

Léon pleure en silence et Perceval aussi.

La gorge nouée, Arthur serre contre son épaule Merlin qui sanglote.

Dehors, la neige tombe en délicats flocons, légers et cotonneux, comme des plumes.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (22.07.2015 à 21:53)

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