HypnoFanfics

Interdit aux moins de 16 ans

Le Prince & L'Idiot

Série : Merlin (2008)
Création : 14.07.2015 à 16h54
Auteur : Listelia 
Statut : Terminée

« Ce jour-là au marché, Arthur se contente de faire ce qui lui semble juste. Il n'a aucune idée à quel point ce simple acte de bonté, un peu bourru, va changer sa vie et celle de tout un peuple... » Listelia 

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Basé sur les épisodes : 5x06, 4x02, 4x05

 

 20

NUMERO QUATRE

 

 

Le ciel est si haut, si bleu, si beau.

Le soleil scintille sur la neige poudreuse et réchauffe doucement leurs visages marbrés par le froid.

Ce soir, ils dormiront à Camelot.

Ce soir, il faudra annoncer à Guenièvre que Lancelot ne reviendra pas de la forteresse d'Ismere.

Arthur serre le poing dans son gant de cuir noir.

C'est comme ça. C'est la vie. Cela aurait pu être n'importe lequel d'entre eux…

Ça n'enlève rien à la culpabilité qui le ronge.

Il enfonce le cou dans la fourrure de son long manteau rouge et jette un coup d'œil en direction du hongre qui chemine à côté de lui sur le chemin qui serpente en pente douce.

Merlin est couché sur l'encolure du cheval, son visage très pâle contre le poil alezan, enveloppé dans une couverture qu'ils ont coincée dans les nœuds qui l'attachent à ses étriers. Il dort malgré les cahotements, malgré la toux qui lui déchire les poumons, et Arthur est reconnaissant pour ce petit miracle, au moins.

Sir Léon remonte la colonne au trot et ralentit sa monture à hauteur du roi.

- Il est toujours là, Sire.

Arthur tire sur les rênes, se retourne, met sa main en visière pour regarder en haut de la colline.

Oui. Un point foncé dans l'étendue immaculée. Un éclat de métal sous les rayons éblouissants.

Sir Léon fronce les sourcils.

- Que faisons-nous ? On ne peut pas le laisser s'approcher plus près de l'intérieur des terres sans s'en occuper. C'est une violation de l'accord avec la Reine Annis !

Le roi secoue la tête.

- Non, je ne pense pas, dit-il sombrement. "Je crois qu'il est là de sa propre volonté. Interpellons-le, Léon. Voyons s'il essaie de s'enfuir. S'il… s'il n'a pas d'intention malfaisante, je crois qu'il se laissera questionner."

- Ce n'est pas comme s'il pouvait vous répondre, grommelle le chevalier blond en faisant faire demi-tour à son cheval, le nez froncé avec dégoût.

Vingt minutes plus tard, sous le chêne enneigé qui marque l'entrée des terres fermières de Camelot, dans le cercle hostile des soldats vêtus de pourpre, Sir Léon pousse l'homme qui les suit depuis trois jours.

Il n'a pas fait mine d'essayer de s'échapper, a rendu son épée à la première sommation, s'est laissé emmener sans résistance.

Arthur croise les bras et prend le temps de dévisager le guerrier du Dorocha.

Il est très grand – presque plus que Perceval – et tient son affreux casque en forme de tête de mort sous le bras. Des fourrures de loups grises et mouchetées de noir bordent sa cape couleur de cendre. Son visage est… étonnement normal. Buriné, barbu, ordinaire. Ce sont ses yeux qui rappellent ce qu'il est. Froids, inexpressifs, d'un noir olivâtre, très rapprochés.

- Es-tu seul ? demande le roi.

L'homme acquiesce sans un bruit.

- Viens-tu en ennemi ?

Un murmure court sur les rangs.

Personne ne croira la réponse d'un de ceux qui ont massacré tant des leurs.

L'Ombre Blanche secoue la tête.

- En ami ?

Pas de mouvement.

- Pourquoi nous suis-tu ?

Arthur a à peine fini de poser la question qu'il lève les yeux au ciel : le muet ne risque pas de lui répondre.

Mais le guerrier du Dorocha tend le bras en direction de Merlin que Gwaine a descendu de son cheval et à qui il est en train de donner à boire, au pied de l'arbre.

Le roi lève la main pour ramener le silence autour de lui et réfléchir en paix.

- Est-ce que c'était toi ? demande-t-il finalement. "Celui d'entre vous qui s'est occupé de lui ?"

De nouveau un geste de dénégation, puis le pouce de l'homme monte à sa gorge et la souligne d'un geste significatif.

- Celui-là est mort… traduit Arthur pour lui-même, à mi-voix.

Il gratte son menton piqueté de poils blonds et drus.

L'agitation contrariée de ses hommes est contagieuse et la douleur d'avoir perdu tant de camarades une blessure encore ouverte.

Il n'a pas envie de se montrer clément.

Pas du tout.

Mais il revoit le cortège lugubre de Caerleon qui s'en va et les paroles de la Reine résonnent encore à ses oreilles.

"Je ne comprends pas…"

"Nous vous avons longuement étudié…"

"Mort sous les coups de fouet parce qu'il avait refusé de lever son épée sur un idiot..."

Il mordille l'intérieur de sa joue, tout en scrutant les traits imperturbables de l'ennemi. Lancelot lui manque plus jamais.

Que dirait le chevalier aux yeux noirs s'il était là ?

Exactement comme lorsqu'ils ont eu cette dernière discussion dans la salle du trône d'Ismere.

"Ce ne sont pas des animaux, Sire. Une bête sauvage n'accorde pas d'intérêt à qui se montre plus faible. Elle n'en a ni le loisir ni le cœur. La Reine Annis se trompe. Ces êtres qui n'ont connu ni amour ni bonté sont plus humains qu'elle. Instinctivement, ils savent faire preuve de compassion."

Arthur peut l'imaginer sans peine, avec son sourire doux et son regard résolu.

Cet assassin sans cœur, incorruptible, dressé à tuer et à servir, a-t-il décidé de changer son destin ?

A-t-on le droit de lui refuser la chance d'une autre vie ?

Quelles seront les conséquences s'il…

- Merlin !

Il tourne la tête à la voix alarmée de Gwaine et s'aperçoit que son serviteur s'est levé et trébuche dans leur direction, ses yeux bleus remplis de larmes fixés sur l'Ombre Blanche.

- Vous… avez… tué… Lancelot…

Sa voix se brise et il vacille sur les derniers pas, tremblant sous l'assaut d'une violente quinte de toux.

Il est trop faible, il va tomber…

Arthur tend le bras pour le rattraper, Sir Léon fait un mouvement en avant, Gwaine s'élance…

Le casque en forme de tête de mort tombe et s'enfonce dans la neige avec un bruit feutré.

Le Dorocha a saisi Merlin pour l'empêcher de s'effondrer et ses mains gantées font preuve d'une étonnante douceur en le redressant.

- Vous… l'avez… tué… balbutie le jeune homme dans un sanglot. "Et les autres… nos… amis…"

Ses poings se ferment et s'abattent – oh, sans risquer de causer le moindre mal, à peine plus forts que ceux d'un nouveau-né – contre le plastron de cuir blanc.

- Vous… vous… vous…

Personne ne dit rien devant ce chagrin trop grand, si impuissant, mais les regards sont lourds de reproche, tout autour.

Oui, Lancelot est mort de ses blessures à la suite du combat singulier, comme il aurait pu mourir après n'importe quelle autre bataille, mais dans leurs cœurs, c'est le Dorocha qui l'a tué.

Sir Léon détourne les yeux. Perceval baisse la tête. Gwaine observe le serviteur d'un air sombre.

- Pour… quoi… pour… quoi…

La respiration de Merlin s'accélère, sifflante et laborieuse, et à la façon dont ses narines se pincent, Arthur se doute qu'il va bientôt s'évanouir de nouveau, céder à la douleur lovée à l'intérieur de sa maigre poitrine, au mal qui l'empêche de respirer.

Le roi fait un pas en avant pour mettre fin à cette scène pénible, mais avant qu'il ne puisse parler, le guerrier ouvre la bouche et un drôle de son en sort.

Un raclement, un grognement – un bruit rauque et plaintif comme les pleurs d'un chien.

Quelque chose de résolument soucieux.

Merlin cesse de pleurer immédiatement et lève ses grands yeux bleus. Des larmes sont encore accrochées à ses cils.

Il penche la tête de côté. Tend la main, étonné, et touche la gorge râpeuse de l'ennemi.

- Oh, dit-il.

Il renifle.

Le Dorocha lui lâche prudemment les bras, comme s'il avait peur qu'il tombe, et recule d'un pas.

Il incline la tête et se met à genoux, les bras écartés pour montrer qu'il ne veut aucun mal.

Les hommes ricanent, se poussent du coude. Ils voient Arthur dans l'ombre de Merlin, ils pensent que le guerrier se soumet.

Mais le roi voit autre chose.

Quelqu'un de très grand qui se met à la portée de quelqu'un de plus petit.

Pour l'apprivoiser.

Peut-être que Lancelot avait raison…

- Oh, répète Merlin.

Puis il tousse, la main crispée sur sa poitrine, chancelle et se rattrape machinalement sur l'épaule de l'homme devant lui.

Les yeux sombres de l'ennemi le surveillent avec attention, jusqu'à ce que la crise soit passée.

Est-ce vraiment un monstre ?

Pourquoi agit-il ainsi ?

Sir Léon se penche pour chuchoter à l'oreille du roi, mais celui-ci le fait taire d'un geste.

Les longs doigts de Merlin palpent les mâchoires du guerrier, intrigués.

- Il ne peut pas parler, commente-t-il au bout d'un moment, et tout le monde sait qu'il s'adresse à Arthur.

- C'est parce qu'il n'a plus de langue, répond celui-ci avec simplicité.

- Oh, souffle Merlin pour la troisième fois.

Le roi s'approche lentement et se place à côté de son serviteur.

- Je pense qu'il aimerait nous proposer ses services, dit-il d'une voix grave, ses yeux durs fixés sur l'homme. "Je crois qu'il ne souhaite plus appartenir à la Reine Annis."

Le Dorocha incline le menton.

- C'est un traître ? demande Merlin en fronçant les sourcils.

Les lèvres d'Arthur s'étirent en un sourire amer.

- Oui.

Le jeune homme aux grandes oreilles réfléchit un moment. La bise qui s'est levée se glisse dans ses cheveux noirs ébouriffés, rougissant son nez et ses pommettes.

- Non, dit enfin Merlin de cette voix grave et étouffée que lui donne son nez bouché. "C'est un réfugié."

Gwaine lâche un rire étranglé.

Perceval secoue la tête, effaré.

Sir Léon et les autres sont partagés entre stupéfaction et hostilité.

- Réfugié ou traitre, il ne peut pas entrer libre à Camelot, dit fermement Arthur. "Il doit prouver sa bonne foi. C'est un prisonnier de guerre, même s'il s'est livré volontairement."

Il sent ses hommes grommeler leur approbation et il comprend leur animosité. Il la partage.

Et en même temps…

Il a pitié.

De la bête qui les a suivis sur des miles et des miles, avec l'espoir d'être entendue avant d'être exécutée.

De l'homme qui a osé tourner le dos à tout ce qu'on lui avait inculqué pour voir si – peut-être – quelque part, une autre vie existait.

Du monstre qui a brisé ses chaines parce qu'il a été témoin d'un seul acte de bonté – parce qu'il a entendu un roi supplier qu'on épargne son serviteur.

Il fait un signe et deux hommes s'approchent pour ligoter le Dorocha qui ne fait pas un geste pour se défendre ou s'enfuir.

- Attendez, demande Merlin. "S'il vous plaît."

Il se penche et un sourire compatissant s'inscrit sur son visage épuisé.

- Comment tu t'appelles ?

Arthur est presque sûr que les sourcils de l'homme ont eu un tressautement incrédule.

Puis l'Ombre Blanche lève la main et montre quatre doigts.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? interroge le jeune homme aux yeux bleus innocents.

Le roi tapote son index contre ses lèvres.

- Je pense qu'il n'a pas de nom, Merlin. Il n'était… je ne crois pas qu'on se soit soucié de lui donner un nom.

Gwaine s'approche et replace la couverture sur les épaules du serviteur qui grelotte et ne s'en aperçoit pas.

- Peut-être que c'est comme ça qu'on le désignait, dit le chevalier en s'efforçant de prendre son ton gouailleur habituel et en échouant complètement. "J'ai connu un mercenaire, une fois, qui donnait des numéros à ceux qui travaillaient pour lui."

Les soldats de Camelot enroulent les cordes autour du géant ennemi et vérifient plusieurs fois les nœuds. L'un d'entre eux crache dans la neige. Personne n'ose élever la voix pour réclamer du roi qu'on exécute l'assassin de Caerleon, qu'on verse sang pour sang, qu'on venge Lancelot.

Arthur respire profondément, plongé dans ses pensées.

Lancelot est mort, mais le combat a été loyal.

Les Ombres Blanches ont frappé sauvagement ses troupes, mais elles l'ont fait en suivant leurs ordres.

Quel avantage y a-t-il pour son royaume s'il respecte l'ennemi qui s'est livré entre ses mains ?

Le soleil est haut dans le ciel très bleu, la neige si blanche.

Les branches de chêne, étendues au-dessus de lui, sont bien assez solides pour qu'on y pende un homme.

- Quatre, dit la voix de Merlin, à côté de lui, pensive mais haletante. "Numéro Quatre."

- C'est inhumain, marmonne Perceval.

Sir Léon fait la grimace.

- Pour savoir comment l'appeler, ça suffira pour l'instant. Sire, que devons-nous faire de lui ?

Arthur examine une dernière fois l'assassin stoïque dont les yeux sont posés sur Merlin – hors d'haleine et de nouveau brûlant de fièvre – que Gwaine gronde à mi-voix d'avoir trop présumé de ses forces.

"Que dois-je faire, Lancelot ?"

"Vous le savez, Sire. Vous êtes le roi. Ayez confiance en vous. Votre cœur sait quelle est la réponse."

Arthur sent la main amicale presser son épaule.

Il n'est pas son père.

Il n'est pas Caerleon.

Il est Arthur Pendragon, roi de Camelot.

Le roi qui un jour fut un prince qui écoutait avec passion, il y a longtemps, un homme à la barbe noire et bouclée qui expliquait que chaque individu devrait pouvoir vivre des fruits de son travail et ne pas en être dépouillé par plus fort que lui. Que personne n'a le droit de posséder un autre être humain. Que faire preuve de pardon sera toujours – toujours – un plus grand exploit que de se montrer intraitable.

- Ramenons-le à Camelot.

Ils reprennent la route après avoir mangé et cheminent en silence dans la plaine blanche où s'élèvent les fumées tranquilles des cheminées. Le haut soleil d'hiver chatoie en glissant à travers les glaçons qui frangent d'argent les branches des arbres. La neige moelleuse craque sous leurs pas et les roues des chariots qui ramènent les morts.

Les gens apparaissent sur le pas des portes dans les campagnes, font la révérence, commentent leur passage, et Arthur les salue sobrement.

A chaque foulée, il est un peu plus conscient de la longue liste inscrite sur le parchemin roulé qu'il a glissé dans sa chemise.

La foule est compacte quand ils arrivent à la basse ville – les sentinelles les ont vu arriver de loin. Des bannières, des rubans de tissus colorés, des clochettes, des guirlandes de houx et de gui sont pendues partout aux fenêtres et sur des fils au-dessus de leurs têtes.

Partout, des visages souriants, reconnaissants, chaleureux.

- Vive le roi !

- Merci, mes seigneurs !

- Les dieux bénissent votre majesté !

Les manants offrent des pommes et des chopes d'hydromel aux soldats, des filles dansent en avant dans la rue dans des envolées de jupons et des gloussements de rire.

Une vieille femme toute ridée adresse à Arthur un sourire lumineux si sincère qu'il en a le souffle coupé, une jeune maman lui tend son bébé pour qu'il lui effleure le front. Des petits garçons courent à côté de son cheval en lui promettant qu'un jour ils feront partie de son armée.

Son peuple.

Si heureux, si soulagé.

Arthur jette un coup d'œil par-dessus son épaule et ne voit que les figures de ses soldats et de ses chevaliers, tous en train de recevoir cet accueil avec simplicité.

Ils ne sont pas des héros.

Ils sont juste vivants.

De retour à la maison.

Son cheval passe sur le pont-levis, il respire l'odeur des pierres anciennes de Camelot sous la voûte enfumée par les braseros des gardes depuis des dizaines et des dizaines d'années, et il est chez lui.

Les trompettes sonnent.

Il passe la jambe au-dessus de sa selle, saute à terre et se retourne juste à temps pour recevoir dans ses bras la reine qui a dévalé les vastes escaliers blancs sans se soucier du protocole.

- Arthur !

Elle noue ses bras autour de lui et il la serre contre lui, enfouissant son visage sale et fatigué dans la longue chevelure châtaine parfumée et douce.

- Vous m'avez tant manqué, Mithian…

Il la détache un peu de lui, lui prend le visage dans ses mains, presse un baiser sur ses lèvres. Elle pleure et rit à la fois, ses yeux d'ambre le contemplent avec adoration et soulagement.

Elle est si belle.

Si vivante.

Si réelle.

Elle penche la tête de côté en arquant un sourcil devant son expression sombre.

- Qu'y a-t-il, Arthur ?

Il se redresse, regarde autour de lui.

Sir Léon embrasse sa femme, sa petite fille pendue à son genou. Sir Elyan fait sauter dans les airs son garçonnet qui pousse des trilles de joie et son épouse essuie une larme. Gwaine passe la main dans ses cheveux, debout dans un cercle de damoiselles en émoi. Perceval descend Merlin de son cheval sous l'œil soucieux de Gaius. Le vieil homme a l'air terriblement ému quand il prend son petit-fils dans ses bras.

En bas des grands escaliers blancs, Guenièvre se dresse sur la pointe des pieds dans sa longue robe de velours violet, le cou tendu pour scruter la foule. Elle mord sa lèvre inférieure, remonte une marche pour mieux voir, laisse échapper une exclamation d'inquiétude étouffée.

- Arthur ? demande Mithian d'une voix anxieuse en suivant le regard de son mari. "Oh. Oh non, Arthur…"

Le roi enlève doucement les doigts accrochés à son manteau et se dirige à pas lourds vers l'ancienne servante.

- Guenièvre.

Elle se tourne vers lui.

Il avale sa salive.

- Je…

Elle secoue la tête lentement, ses yeux noisette dilatés d'horreur.

- Je suis désolé. Lancelot… Lancelot est mort.

Elle ne crie pas. Elle n'éclate pas en sanglots. Elle ne tombe pas à genoux. Elle ne part pas en courant.

Elle reste plantée là, en face de lui, très droite dans sa longue robe, les bras le long du corps, avec juste ce mouvement de droite et de gauche pour dire non.

Et ce silence est insoutenable.

 

oOoOoOo

 

C'est un jour glorieux.

Sur les rives du lac, tous les chevaliers sont en armures rutilantes, leurs longs manteaux rouges comme des coquelicots sur la neige immaculée.

Guenièvre se tient debout sur la berge, vêtue d'une robe noire, ses cheveux frisés simplement retenus en arrière par le peigne d'ivoire qu'elle portait le jour de son mariage.

- Je veux rendre hommage à Sir Lancelot, dit Arthur d'une voix forte, tandis que Sir Léon et Sir Elyan poussent sur l'eau la barque dans laquelle repose leur ami, dans un écrin d'hellébores aux corolles blanches. "Nous avons une immense dette envers lui. Ce n'est pas seulement ce qu'il a accompli dont nous nous rappellerons. Mais c'est de son courage. Sa compassion. La générosité de son cœur."

Perceval tend son arc et enflamme la flèche sur la torche que tient Gwaine.

- Il était le plus noble d'entre nous, continue Arthur, sa voix lente et grave. "Il a donné sa vie pour nous tous."

Le tir doré traverse le ciel en une courbe gracieuse et la barque s'embrase au-dessus du lac dans lequel se reflètent les sommets des montagnes recouvertes de neige.

- Il était fidèle à sa parole. Il était… chevalier de la table ronde.

Le roi se tait et tout le monde contemple le brasier magnifique et si triste, loin, là-bas.

Mithian serre très fort la main d'Arthur et ses larmes ruissellent sur son visage.

Merlin se détache de Gaius en s'essuyant les yeux et s'avance de son pas un peu maladroit vers Guenièvre, petite silhouette immobile et noire, seule devant eux.

Doucement, tout doucement, il prend dans sa main calleuse celle de la servante qui a été sa première amie à Camelot.

Elle tressaille.

Ses yeux noisette ne quittent pas le lac.

- Il t'aimait, murmure-t-elle.

- Je sais, chuchote Merlin.

- Il nous aimait tous.

- Oui.

Guenièvre inspire profondément et se tourne vers Merlin.

Elle lui sourit d'un air fragile.

- Je voudrais bien rester seule, maintenant, souffle-t-elle.

Il hoche la tête.

Puis remonte sur la berge et avec lui emmène les autres.

Arthur est le dernier à partir.

Le seul, aussi, à voir soudain Guenièvre se plier en deux et se mettre à sangloter, le visage dans les mains, en face du lac où reposera pour toujours Lancelot.

 

oOoOoOo

 

Il fait sombre, dans le cachot.

L'homme est assis contre le mur, les yeux fermés, le visage levé pour laisser l'unique rayon de soleil qui passe par le soupirail lui caresser le visage.

Il ne bouge pas quand la clé tourne dans la serrure, ni quand la grille grince en tournant sur ses gonds.

- Aujourd'hui, dit le roi, "nous avons envoyé vers Avalon un homme qui croyait que toi et les tiens n'étiez pas que des monstres."

L'Ombre Blanche ne cille pas.

- Donne-moi une seule bonne raison de ne pas t'exécuter pour que sa veuve trouve du repos dans son chagrin.

Le prisonnier ne réagit pas.

Arthur croise les bras et souffle en s'appuyant contre le mur qui suinte.

- Es-tu venu pour mourir, Numéro Quatre ? Parce que si c'est le cas, laisse-moi te dire que ça n'arrivera pas.

Le guerrier Dorocha entrouvre un œil.

Et il sourit, pour la première fois.

D'une drôle de façon. Un peu comme un carnassier qui soulève une babine.

Il a de mauvaises dents et la grimace inhabituelle lui a fait froncer le nez et rapprocher les yeux.

- Tu fais peur, lui lance Arthur en secouant la tête. "Vraiment, je ne sais pas ce que Merlin te trouve. Tu ne ressembles même pas à un chat."

Il siffle et les gardes laissent passer son serviteur entre leurs hallebardes.

Merlin se glisse dans la cellule et s'accroupit devant le prisonnier.

Ses yeux bleus le regardent longuement, avant qu'il ne se décide à parler.

- Bonjour, dit-il enfin.

Il pose ses doigts sur la gorge de l'homme et il rit doucement quand il la sent vibrer avec le son inarticulé qui lui répond.

- Bienvenue à Camelot, Numéro Quatre.

Il n'y a pas la moindre trace de rancœur dans sa voix.

Une vie s'est terminée, mais une autre commence.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (23.07.2015 à 09:54)

 

21

PROMESSES

(Partie I)

 

 

Il faut du temps pour qu'ils s'habituent à l'absence de Lancelot.

Le souvenir de sa présence est partout dans le château.

Le râtelier vide dans l'armurerie, sa longue écriture raffinée sur tellement de rapports, son cheval qui piaffe dans les écuries, la grande fenêtre géminée au rez-de-chaussée sur laquelle il s'asseyait pour lire ses livres de poésie épique.

A chaque détour de couloir, quand ils se tournent vers le banc sur le terrain d'entraînement, au bout de la table des banquets, ils s'attendent à croiser son sourire, à entendre sa voix grave et chaleureuse, à le voir s'avancer vers eux.

Il n'est plus là et cependant la vie continue.

Ils ne l'oublient pas, mais petit à petit la douleur devient plus sourde, plus tendre, plus lointaine.

Jusqu'à ce qu'ils se remettent à rire, à faire des projets – et c'est ainsi qu'ils honorent sa mémoire.

C'est pour Guenièvre que c'est le plus difficile et Arthur comprend lorsqu'elle lui demande si elle peut quitter la cour pendant quelques temps. Il lui propose de l'envoyer au bord de la mer, chez son oncle Agravaine, et la jeune femme accepte avec reconnaissance. Elle s'y occupera de Morgane dont elle était proche comme d'une sœur, avant le siège de Camelot. Ce sera un lien avec le passé, sans la souffrance de lui rappeler constamment la perte de son époux. L'occasion de se rendre utile, mais aussi de soigner sa peine.

Merlin et Mithian la serrent très fort dans leurs bras, promettent de lui écrire souvent et restent sur le chemin jusqu'à ce que la petite escorte disparaisse dans le lointain.

Les jours passent, la neige fond.

Sir Léon a repris les fonctions de commandant en chef et c'est Gwaine, étonnement, qui s'installe peu à peu à la place de second, prouvant qu'il peut être sage et discipliné lorsqu'il s'applique. Arthur pensait que Perceval hériterait naturellement du poste, mais le géant a trouvé quelque chose d'autre à faire.

Quelque chose dont lui seul peut s'occuper.

Numéro Quatre.

Arthur a beaucoup hésité.

Il sait la haine farouche qu'entretiennent ses hommes envers l'Ombre Blanche. Gwaine refuse d'aborder le sujet de l'ancien assassin. Ses conseillers désapprouvent la présence du prisonnier dans les geôles de Camelot et Sir Léon a dit tout net qu'il démissionnerait si le roi l'obligeait à interagir avec l'homme de Caerleon.

Mais Perceval a penché la tête de côté, pensif, quand Arthur a expliqué sa théorie – et les progrès que fait Merlin pour communiquer avec le guerrier du Dorocha. Le géant est le seul à croire que Numéro Quatre veut vraiment changer de camp – le seul à imaginer ce que le roi devine indistinctement lorsqu'il observe son serviteur accroupi dans la cellule devant le monstre.

Celui qui tuait pour ceux qui ont fait de lui une bête deviendra un homme prêt à mourir pour ceux qui le traitent avec bonté.

Perceval a juré allégeance à Arthur et il fait confiance aux instincts de Merlin comme aux signes que donnent les étoiles. Mais plus que tout, il croit en Lancelot, et il sait que celui-ci approuverait.

Alors il s'est porté volontaire pour accompagner Merlin dans la cellule, puis pour surveiller le prisonnier lourdement enchainé quand le serviteur a demandé s'il pouvait l'emmener dehors. Numéro Quatre n'a pas cherché à s'échapper une seule fois. Il est resté stoïque quand ils ont traversé la cour sous l'œil hostile des gardes, a levé la tête une fois debout dans le pré à l'extérieur des remparts et laissé le soleil caresser son visage inexpressif.

Merlin babillait en pointant du doigt les nuages dans le ciel bleu et, à un moment, le géant a aperçu quelque chose qui ressemblait à un éclat amusé dans le coin de l'œil du soldat ennemi.

C'est ce qui l'a décidé. Il en a parlé d'abord avec le roi puis, le jour suivant, il a emmené deux bâtons d'entraînement, fixé le bout de la chaîne dans un anneau au bord des douves, et proposé à Numéro Quatre un match contre lui.

Merlin s'est perché sur un coin de murette.

L'Ombre Blanche a longtemps observé Perceval, comme pour sonder ses intentions – il serait si facile de tuer le prisonnier par accident et certains ont déjà essayé. Parfois on ne lui apporte pas son repas, d'autres jours un coup de pied sournois s'enfonce dans ses côtes alors qu'il est assis, toujours au même endroit, sur la paille de la cellule. Ses geôliers crachent au sol en refermant les grilles, on lui souffle qu'il ne s'écoulera pas longtemps avant qu'il n'aille rejoindre les autres âmes damnées de l'autre côté du voile.

Il ne s'en préoccupe guère. Les mauvais traitements sont tout ce qu'il a connu.

Il ne bronche pas.

Tout ce qui compte, c'est le moment où viendra le jeune homme fragile avec ses grands yeux bleus sincères.

Les longs doigts de Merlin effleurent sa gorge noueuse et Numéro Quatre ronronne en réponse.

Comme lorsqu'il était enfant, il y a de cela si longtemps. Comme lorsqu'avec ses frères il vivait dans la bauge, couvert de sang, de boues, de larmes, et que chaque jour il devait tuer ou mourir. Lorsque la porte grinçait, poussée par celui qui apportait leur repas, les chiots humains se redressaient et couinaient doucement. Le vieux gardien aux yeux d'enfant caressait leurs têtes hirsutes en racontant des histoires de licornes, de quêtes magiques, d'un monde où ils seraient libres.

Puis le maître d'armes a surpris le simplet en train de panser la blessure d'un des jeunes soldats, un jour. Et il l'a tué.

Alors ils ont juré, de toute la force de leurs cordes vocales mutilées.

Et ils ont grandi. Ils ont massacré, déchiré, tranché, sans se sentir humains comme ceux qui tombaient sous leurs coups. Mais jamais ils n'ont touché à ceux qui avaient le même regard perdu dans un rêve.

Lorsqu'on les a envoyés par-delà la frontière, ils ont très vite entendu parler de l'étrange souverain de Camelot. Un roi-chevalier, dont la force et l'habileté dans tous les arts de la guerre était inégalée. Un étrange monarque, plus préoccupé du bien-être de son peuple que de l'étiquette et des convenances.

Mais ils n'ont pas cru ceux qui racontaient qu'Arthur Pendragon était suivi partout par un grand idiot maigrichon et qu'il le traitait comme un frère.

Ce que font les humains n'a pas d'importance à leurs yeux.

Mais cette nuit-là, au bord du lac gelé, le cri du roi a résonné dans la nuit.

- "Epargnez mon serviteur ! Ce n'est qu'un simple d'esprit... Il ne mérite pas de mourir comme ça…"

L'histoire était vraie.

Alors Numéro Quatre a décidé d'y croire.

Il mourra plus tard.

Il mourra si c'est son destin.

Mais il veut voir. Il veut comprendre. Il veut suivre et peut-être servir le roi qui n'aurait jamais lâchement frappé le vieil homme aux yeux d'enfant et privé les chiots de leur ange gardien.

Le roi qu'aime Merlin.

Quand il accepte le bâton que lui tend Perceval, ses yeux sombres examinent le géant. S'il faut le tuer pour survivre, il le fera.

- Il ne te fera pas de mal, promet Merlin.

- Il dit vrai, ajoute Perceval avec bonté. "Je pensais juste que tu devais te sentir rouillé après toutes ces semaines dans les cachots et que tu aimerais peut-être te dégourdir les muscles."

Il recule, se met en position de combat. Le guerrier Dorocha incline la tête et attend.

Quand Perceval l'attaque, il l'envoie rouler au sol d'un seul mouvement de bras. Les chaînes cliquètent à ses chevilles et une goutte de sueur coule sur le long de son visage.

Le géant se relève et, après un instant, lui adresse un large sourire amical.

- Pas mal, lance-t-il.

Et il revient à la charge.

Au bout d'une heure, ils sont haletants et endoloris, mais Perceval a l'air satisfait et l'assassin de Caerleon ne le montre pas, mais il a apprécié la joute.

Au bout d'une semaine, le match au pied des remparts est devenu quelque chose de régulier.

Arthur y assiste les bras croisés et hoche le menton.

- C'est bien, Perceval, dit-il sobrement.

Il tapote l'épaule de Merlin en repartant et, à partir de ce jour, laisse le géant gérer les sorties du prisonnier.

Son serviteur continue de visiter Numéro Quatre régulièrement. Il a beaucoup réfléchi et lui a trouvé un nom – un vrai nom – qu'il lui a donné avec solennité.

Derian.

Perceval a approuvé et il s'est interposé le jour où Merlin a mentionné sa trouvaille dans l'armurerie et reçu à la tête en guise d'approbation une douzaine de commentaires plus blessants les uns que les autres, ainsi que plusieurs paires de bottes et gantelets lancés en travers la salle.

- Ce n'est pas lui qui a tué Lancelot ! a protesté le jeune homme à mi-voix, son regard bleu effrayé par l'animosité générale.

Sir Léon a fait cesser le tumulte avec des yeux sévères et prévenu le serviteur qu'il n'était pas question que l'Ombre Blanche soit mentionnée une seule autre fois dans son armurerie.

Gwaine n'a rien dit, mais il est venu assister au match entre Perceval et le guerrier Dorocha, le lendemain. Et plus tard, pendant qu'ils surveillaient Merlin en train de polir l'armure du roi, assis en tailleur à côté de l'assassin enchaîné qui faisait la sieste dans l'herbe, l'ancien clochard a lâché un grognement désapprobateur.

- Tu sais que ce n'est qu'une bête sauvage. Un jour, il nous trahira, comme il a trahi Caerleon. Et ce jour-là, c'est Merlin qui souffrira le plus…

- Ne peux-tu pas y croire, Gwaine ? a soufflé doucement son ami.

- Non. J'ai les yeux ouverts, Perceval. Le monde que construit Arthur est trop beau pour qu'il n'y ait pas un millier de raisons pour vouloir le détruire. Je ne laisserai pas cela arriver. Quand le jour viendra où ce chien montrera de nouveau les crocs, je serai là et je le tuerai.

Il est parti et le géant est resté seul.

Peut-être que Gwaine a raison.

Peut-être qu'ils sont fous.

Le royaume dont rêve Arthur est une utopie.

Mais est-ce si mal d'y croire ? D'y travailler ? D'espérer alors que les choses changent, que les gens deviennent différents ?

Ils n'ont jamais été aussi proches d'y arriver.

Le roi Lot a succédé à Cenred et se soumet à l'autorité de Camelot. La fidélité de Nemeth leur est acquise, bien évidemment. Bayard a renouvelé envers Arthur les alliances établies entre son père et le royaume de Mercia. La reine Annis a signé un traité de paix à Ismere.

Sur les cinq grands royaumes, il ne reste qu'Odin, au sud-est.

Cette allégeance-là sera la plus difficile à obtenir. Le roi de Cornouailles hait Arthur profondément parce que celui-ci a tué son fils en duel, il y a des années. Odin n'attend qu'un signe de faiblesse pour bondir sur Camelot comme sur une proie.

Et puis il y a toutes les autres principautés du nord, les domaines des seigneurs de guerre qui ne sont soumis à aucune autorité, les mercenaires qui sont au coude à coude avec les nobles.

Parmi les plus puissants, Tir Mor, Tregor, Elmet, Gawant se sont déjà ralliés à la couronne de Camelot.

Albion est presque là, presque visible, presque palpable.

Arthur contemple les cartes chaque jour, il caresse du plat de la main les noms des états qui lui appartiennent, marmonne pour lui-même en réfléchissant à ses prochaines stratégies.

Il en rêve la nuit et Mithian se moque gentiment de lui quand il ouvre les yeux, un peu égaré, et s'aperçoit qu'il n'est pas en train de signer son dernier traité au sommet d'une colline coiffée de menhirs, mais dans ses appartements à Camelot.

Il tourne la tête et elle est là, alanguie au creux du grand lit moelleux, son opulente chevelure châtaine répandue sur les oreillers brodés.

Le soleil entre timidement par la fenêtre et une brise un peu fraîche agite les longs rideaux. Il entend le gazouillis des oiseaux, des cloches au loin, les voix des serviteurs dans la cour. Les roses embaument sur la table à côté des parchemins qu'il a étudiés la nuit dernière.

Il est chez lui.

Il se tourne sur le côté, tend la main pour caresser la joue de sa femme, écarter une mèche ondulée qui lui tombe sur le front.

- Parlez-moi d'Albion, réclame-t-elle. "Que ferons-nous lorsque vous aurez la loyauté de toutes les terres ?"

Il ne se lasse pas de le lui raconter.

- Nous irons au-delà des Grandes Mers de Meredor, sur de grands bateaux…

- … avec une proue en forme de dragon, interrompt la reine.

- Des bateaux majestueux, avec des voiles rouges et des bannières d'or, acquiesce Arthur. "Nous voyagerons partout, plus loin encore que Lancelot n'est allé. Nous irons à la rencontre des gens au-delà de nos frontières, nous apprendrons leurs traditions et leurs usages…"

Il a découvert en s'asseyant aux tables des paysans pour déjeuner avec eux à quel point rassembler différents esprits et connaissances pouvait s'avérer enrichissant. Un chevalier féru de mécanique s'est trouvé un jour en sandwich entre un forgeron et un fermier, et ces trois-là ont révolutionné le système d'irrigation des propriétés fermières à l'ouest de Camelot.

Geoffroy de Monmouth s'est laissé entraîner sous le chêne où Arthur s'assoit pour donner ses audiences au petit peuple quand il fait beau (s'il pleut, il se réfugie dans une grange et il n'y a rien de plus étrange que de juger des héritages ou de départager des disputes sous les yeux de velours d'une paire de vaches). Le conseiller a aperçu un groupe d'enfants en train de loucher sur les notes prises par Sir Léon. L'un des gamins retraçait les arabesques dans la poussière et le vieil homme s'est demandé ce qu'il adviendrait si on donnait un peu d'éducation aux roturiers. Il s'est aperçu qu'il le savait déjà – il a passé plus de temps que n'importe qui à débattre avec Lancelot des projets de lois qu'Arthur ne cesse d'inventer.

Peut-être que si d'autres comme le chevalier étaient enseignés dès leur enfance, ils pourraient améliorer leur condition, développer des valeurs propres à la culture et à la bienséance, écarter la pauvreté causée souvent leur ignorance et ainsi le royaume serait d'autant plus florissant…

C'était une idée révolutionnaire et elle n'était pas sans lui rappeler un certain jeune homme banni par Uther, mais le vieux bibliothécaire s'est laissé emporter par l'enthousiasme d'Arthur.

Il a convaincu – avec difficulté – les autres membres du conseil et, avec l'accord du roi, instauré une classe deux fois par semaine dans la ville basse. Elle compte de plus en plus d'élèves, de tous âges, et lorsqu'il visite le maître d'école, il se retrouve parfois en train de déchiffrer des dettes de jeu ou de faire répéter l'abc à des bambins aux nez qui coulent – lui, l'homme le plus lettré de Camelot.

Le monde change.

Le vent souffle et Arthur est celui qui les entraîne dans cette direction, avec sa passion pour le peuple et son goût de l'aventure.

- Jusqu'où irons-nous ?

- Jusqu'au bout de la terre, voir l'endroit où les flots se jettent hors de l'assiette, répond le roi avec des yeux brillants.

Merlin y croit dur comme fer.

- Le monde est rond, pouffe Mithian.

- Alors nous marcherons la tête en bas, et nous verrons des lions et des palanquins portés par des créatures étranges. Vous porterez des pantalons bouffants qui montreront vos chevilles, et des voiles accrochés avec des sequins, comme les danseuses de cette gravure que les marchands de soie nous ont montrée.

- Ceci, Arthur Pendragon, est hautement inconvenant ! glousse la reine en cachant son visage rougissant sous le drap.

Il glisse ses mains sous les couvertures, la chatouille et elle se tortille en riant.

Sa chemise de nuit blanche se dérange et une de ses épaules nues émerge des volants de dentelle. Il suit la courbe de son cou gracieux du bout des doigts, effleure sa poitrine qui palpite d'émoi, se penche pour embrasser les douces lèvres entrouvertes.

- Nous ferons de ce monde un endroit où tous auront le droit de vivre et d'être heureux, promet-il dans un murmure.

Mithian passe ses bras autour du cou du roi et l'attire contre elle, ses yeux d'ambre remplis d'amour.

Le soleil de mai entre à flots par la fenêtre. La brise fait onduler les rideaux clairs du lit à baldaquin. Les pétales des roses s'émiettent sur le bois mordoré de la table. Au-dessus des tours blanches, le ciel bleu est immense.

La vie est faite de petites joies et de grands chagrins, de travail dur et de poursuite de vos rêves, d'amitié et de regrets, et parfois de moments de pur bonheur.

Il s'est écoulé presque six mois depuis le retour d'Ismere, lorsque la lettre de Guenièvre arrive en annonçant qu'elle rentre à Camelot.

Mithian et Merlin passent la journée à guetter sur les remparts, le jour où elle doit arriver. Lorsqu'ils aperçoivent sa cape lilas et ses cheveux bruns frisés en bas de la rue principale, ils dévalent les escaliers et traversent la cour en courant jusqu'au pont-levis où ils s'arrêtent enfin, haletants, sous la grande arche qui marque l'entrée du château.

Guenièvre est là, debout dans la rue, avec son sac à la main comme une simple servante et un sourire timide qui éclaire son visage quand elle les voit.

Merlin l'attrape dans ses bras avec un cri de joie et la soulève en faisant un tour sur lui-même. Elle rit et se débat doucement pour qu'il la repose au sol.

- Tu as encore grandi, s'exclame-t-elle. "Est-ce que tu comptes dépasser Perceval un jour ?"

Merlin rayonne.

- Et je suis aussi presque aussi fort qu'Arthur, maintenant, dit-il fièrement. "Gwaine m'apprend l'épée."

Il a changé, mais il est toujours pareil.

Grand sourire, grandes oreilles, grand cœur.

Guenièvre se tourne vers la reine et n'a pas le temps de faire la révérence, car celle-ci se jette à son cou.

- Tu m'as tellement manquée ! chuchote la reine en la serrant dans ses bras avec émotion. "Je suis si heureuse que tu sois enfin revenue..."

Guenièvre se laisse étreindre en fermant les yeux.

Elle pensait que rentrer serait si douloureux qu'elle le regretterait à l'instant où elle mettrait le pied à Camelot, mais ce n'est pas vrai.

En fait, elle est ici à sa place.

- Ne pleure pas, Guenièvre, dit Merlin d'un ton un peu inquiet.

Mithian fait un pas en arrière et ses yeux d'ambre scrutent le visage de sa dame de compagnie.

Guenièvre essuie rapidement le coin de son œil et leur sourit.

- Je ne pleurerai pas, promet-elle. "Je vais bien. Je vais mieux."

Ils hochent le menton, la prennent chacun par une main et l'emmènent d'un pas décidé. Merlin porte son sac, Mithian lui raconte les dernières nouvelles.

Elle n'est plus seule.

Les chevaliers viennent juste de rentrer de l'entrainement, crottés et fatigués comme des garçons qui ont longtemps joué dehors, et lui font une haie d'honneur le long des escaliers. Perceval et Sir Léon sourient de toutes leurs dents, Gwaine exécute une révérence extravagante.

Arthur lui presse gentiment l'épaule quand elle passe la porte.

- Tu n'aurais pas dû rentrer sans escorte, les routes sont dangereuses, dit-il simplement. "Mais c'est bien que tu sois de retour."

Elle répond en inclinant la tête brièvement.

- Merci, Sire.

Merlin dépose le sac de voyage dans les appartements qu'elle a partagé avec Lancelot pendant leurs deux années de mariage et elle prend une grande respiration pour refouler les milliers d'images qui l'accueillent.

- ça ira ? demande Mithian avec sollicitude.

- Oui, dit fermement Guenièvre.

Elle accroche ses robes à côté des chemises dans l'armoire, puis se tourne vers la reine.

- A quelle heure souhaitez-vous être réveillée demain, ma Dame ?

Merlin fait la grimace.

- Le matin, 'faut pas les déranger, marmonne-t-il d'un ton boudeur.

Mithian s'empourpre et Guenièvre a du mal à retenir le rire qui éclot dans sa gorge malgré elle.

- Très bien, dit-elle. "Je préparerai votre déjeuner dans la petite salle à manger, à moins que vous ne souhaitiez le prendre au jardin. Irez-vous chasser avec le roi dans l'après-midi ?"

- Arthur a décidé avant-hier qu'elle n'avait plus le droit, grogne Merlin.

La dame de compagnie penche la tête de côté et fronce un sourcil étonné.

Mithian se mordille les lèvres en tortillant un pli de sa robe.

- Je… on… ce n'est pas… Merlin, tu ne veux pas aller chercher ton nouveau chat ? Tu sais, celui que le palefrenier a trouvé dans la sellerie ?

Le serviteur obéit promptement et Mithian referme soigneusement la porte derrière lui.

- C'est encore un secret, dit-elle précipitamment en se retournant. "Arthur… il veut faire l'annonce officielle dimanche prochain. G-Gaius a dit… je… on est…"

Elle rougit de nouveau, ses yeux débordent de bonheur et son expression demande presque pardon.

Guenièvre sourit avec chaleur.

- Félicitations, Votre Majesté, dit-elle doucement.

Pendant une fraction de seconde, son cœur s'est gonflé d'envie et de regret, puis le sentiment a disparu pour faire place à une joie sincère.

Et lorsque quelques jours plus tard les souverains, debout sur le balcon, reçoivent les acclamations du peuple en liesse, elle est parmi ceux qui applaudissent le plus fort.

Merlin saute littéralement de joie. Gwaine lance des œillades chargées de sous-entendus salaces. Perceval, tout en tapant des mains, donne des coups de coude à son ami pour qu'il se calme. Sir Léon rayonne de fierté, sa fillette sur les épaules. Gaius se montre tout ému et Geoffroy de Montmouth lui tapote amicalement l'épaule.

A l'automne prochain, la reine donnera naissance à l'héritier de Camelot.

 

 

A SUIVRE

 


Listelia  (23.07.2015 à 21:26)
Basé sur l'épisode 2x08

 

22

PROMESSES

(Partie II)

 

 

Tout le château bruisse d'anticipation joyeuse et la nouvelle se communique rapidement à travers tout le royaume, comme un vent de fleurs.

Arthur ne peut plus tenir ses audiences sous le grand chêne sans que de vieilles paysannes ne l'abreuvent de conseils : "n'la laissez point manger d'câpres, des gousses de cardamone, Vot'e Seigneurie, n'y a qu'ça !" Les gardes le saluent en claquant des talons comme s'il partait en guerre et les conseillers soupirent dès qu'il montre une minute d'inattention. Quant aux chevaliers, ils ne le laissent pas une seconde en paix avec leurs taquineries.

Merlin, lui, a fort à faire entre ses tâches quotidiennes habituelles et les courses que lui réclament Guenièvre et Gaius à tout bout de champ.

- Merlin ! Où étais-tu encore passé ? Je n'ai pas de chaussettes, pas de culotte et une leçon de tir à l'arbalète à mener dans une heure !

- Oh, Merlin, s'il te plaît, pourrais-tu passer chez le huchier et voir si le fauteuil à bascule est enfin prêt ?

- Mon garçon, ce n'est pas le moment de dormir dans ta soupe, voyons ! J'ai besoin que tu ailles cueillir des feuilles de framboisier. Il me faut la tisane prête pour tout à l'heure quand je monterai voir la reine.

- Merlin, où est passé mon discours pour la guilde des polisseurs de harnais ? Et tu crois vraiment qu'une prune et un quignon de pain me suffiront pour déjeuner ?

- Merlin, sois gentil, va échanger ces chandelles, elles fument horriblement.

- Mais mon garçon, enfin, comment peux-tu encore confondre mélisse et menthe ! Elles n'ont pas du tout la même odeur ! Et la menthe serait tout à fait néfaste pour la reine ! Retourne-y. Et ne te perds pas dans les bois encore une fois !

- MERLIIIN ! J'attends !

Il trébuche en montant les escaliers et s'écorche le menton, dévale les rues de la vieille ville avec des pots et des paniers, arpente le sous-bois en s'usant les yeux à la recherche des plantes, s'écroule à la fin de la journée sur son lit étroit sans avoir la force d'ôter ses bottes.

Mithian se glisse dans les appartements du vieux médecin lorsque la nuit tombe.

- Est-ce que Merlin est là ?

- Oui, répond Gaius en indiquant la soupente d'un sourcil broussailleux. "Vous devez vous reposer, Votre Majesté. Est-ce que le roi sait que vous êtes ici ?"

La jeune femme se mordille les lèvres, joue avec le ruban noué sous sa poitrine, sous lequel sa robe opaline commence à prendre une douce courbe.

- Arthur a un conseil qui se terminera tard, dit-elle en traversant la pièce.

- Une autre bonne raison pour que vous retourniez à votre chambre. Il s'inquiétera s'il ne vous y trouve pas.

Elle ne l'écoute pas, ramasse ses amples jupes de percale et grimpe légèrement les quelques marches. Elle roucoule avec attendrissement en poussant la petite porte.

- Oh, Merlin…

Gaius se racle la gorge.

- Qu'y a-t-il, Votre Altesse ?

La reine se faufile jusqu'au lit, enlève ses bottes au serviteur qui ronfle, étalé à plat-ventre, la bouche entrouverte. Le vieil homme apparait dans l'embrasure et sourit malgré lui, les mains croisées sur sa panse.

- Il n'a pas une minute de repos, lui… dit la jeune femme avec affection, en s'asseyant à la tête du matelas. "Il est si heureux de pouvoir aider, il ne dit jamais non. Je l'ai à peine vu, aujourd'hui… il n'a pas cessé de faire des courses pour tout le monde. Il m'a manqué…"

- C'est un bon garçon.

La soirée est agréablement fraiche après la chaude journée de ce début d'été. Les criquets chantent par la fenêtre ouverte et quelqu'un joue de la vielle dans le lointain, une mélodie mélancolique sous les étoiles.

Le sourire de Mithian se fane un peu et elle pose sa main sur son ventre rond.

- Gaius ? Est-ce que… est-ce que mon bébé pourrait naître… comme Merlin ?

Ses cils palpitent anxieusement quand elle lève ses grands yeux d'ambre.

- Les dames de la cour… et d'autres, dans la ville basse… elles disent que s'il reste trop près de moi, l'enfant pourrait être… atteint.

Elle mord sa lèvre inférieure d'un ton presque coupable.

- Ce sont des inepties, ma Dame, grogne Gaius avec un reniflement d'impatience à l'idée de ce que des gens mal intentionnés ou mal éduqués peuvent dire. "La condition de Merlin n'est pas contagieuse."

Mithian hoche la tête, l'air rassuré.

Elle enlève un brin de paille sur la pommette anguleuse mâchurée de terre, glisse ses doigts fins dans les cheveux noirs du jeune homme endormi, chantonne une berceuse.

Le vieil homme toussote.

- Si l'enfant naissait ainsi, l'aimeriez-vous moins ?

- Non, murmure farouchement la reine. "Je l'aimerais… peu importe comment il vient. Fille ou garçon. Qu'il aime lire ou manier l'épée, qu'il soit blond ou brun. Mais… Arthur… il parle toujours de comment il va apprendre à son fils à monter à cheval, et organiser des tournois tous les ans à son anniversaire et…"

Sa voix s'étouffe de nouveau.

- Si le bébé n'est pas ce qu'il espère… il sera si déçu… si triste…"

Gaius s'approche et lui soulève le menton avec délicatesse.

- Cessez de penser à ce qui pourrait arriver, Votre Majesté. S'inquiéter est mauvais pour votre santé. Je recommande d'ailleurs que vous continuiez de passer du temps avec mon étourdi de petit-fils. Le sourire de Merlin ne peut que vous faire du bien.

Mithian acquiesce.

- Oui, souffle-t-elle.

- Et maintenant, retournez dans vos appartements avant que Guenièvre ne déclenche le tocsin.

La reine pouffe de rire.

- ça n'arrivera pas. Guenièvre est en congé ce soir, dit-elle. "Et j'ai renvoyé mes autres servantes. Oh, Gaius, ne puis-je pas rester un peu ici ? Vous avez dit que c'était bon pour moi."

Pris à son propre piège, le vieil homme est obligé de céder. Il retourne dans la pièce principale et pile des herbes en marmonnant pour lui-même. Il ne voit pas le temps passer, plongé dans ses grimoires et ses fioles. Lorsqu'on frappe à la porte, il se redresse et s'aperçoit que sa bougie est presque entièrement consumée. Il pousse ses lunettes au bout de son nez et s'apprête à dire "entrez" lorsque le battant est poussé.

- J'ai perdu ma femme, annonce le roi en entrant. "Et accessoirement aussi, mon valet."

Il bâille, visiblement fatigué par l'interminable réunion, mais n'a pas l'air fâché. Gaius lui indique la soupente.

- J'ai bien peur qu'ils ne soient tous les deux ici, Sire. C'est ma faute. J'aurais dû raccompagner la reine à ses appartements…

Arthur disperse les excuses d'un bref geste de la main et gravit les quelques marches en bois avant de s'arrêter avec un petit rire ironique.

- Eh bien, marmonne-t-il, "si je ne les connaissais pas, je pourrais être jaloux."

Gaius le regarde contourner le lit sur lequel est toujours avachi Merlin, profondément endormi, et se pencher pour soulever dans ses bras la jeune femme qui somnole contre le mur, sa main maternelle posée sur les boucles noires.

Mithian n'ouvre pas les yeux, mais blottit sa joue contre l'épaule de son mari.

- Ar'th'r… bredouille-t-elle.

- Au moins, elle rêve de moi, grommelle le roi en passant devant le vieux médecin avec son précieux fardeau.

Gaius étouffe un sourire et raccompagne le souverain jusqu'à la porte où il l'arrête.

- Sire.

- Qu'est-ce, Gaius ? Vous faut-il une herbe spéciale pour prendre soin de la reine ? J'irais la quérir jusqu'au plus profond des cavernes de la forêt de Balor. Je connais le chemin, ajoute-t-il avec bonne humeur après un instant de réflexion.

- Nul besoin d'une telle quête, Votre Majesté. La grossesse de la reine est tout ce qu'il y a de plus normal. Mais je me demandais… Son Altesse s'est plainte…

- De qui ? De quoi ? Parlez !

Arthur a presque élevé la voix et Mithian tressaille dans ses bras. Il la cale un peu mieux contre lui, froissant la percale opaline de sa robe, embrasse son front pour la rassurer dans son sommeil. Elle est si petite et si légère, malgré l'enfant qui grandit en elle.

- Je crois, dit Gaius en fronçant son sourcil de l'autorité, "qu'il serait bien que vous allégiez un peu les tâches de Merlin pour quelques semaines. La reine aime être avec lui et il n'est pas bon qu'elle s'ennuie ou se sente seule. Vous êtes, bien sûr, occupé avec les affaires de l'état, et Guenièvre fait de son mieux, mais elle assiste souvent aux conseils en lieu et place de la reine. Lady Mithian a besoin de la compagnie de Merlin. Il la calme et il faut qu'elle reste aussi sereine que possible."

Le roi se mordille les lèvres un moment, pensif, puis se racle la gorge.

- Très bien, dit-il finalement.

Il fait un pas vers le couloir, puis se ravise.

- Gaius ?

- Oui, Sire ?

- L'enfant… je sais qu'il n'y a jamais rien eu de tel dans nos familles… qu'il n'y a aucun danger tant que la reine est en bonne santé, mais… ces maladies-là surgissent parfois de nulle part, n'est-ce pas ? L'enfant… pourrait-il naître avec la même condition que Merlin ?

Gaius penche la tête de côté, ses yeux ronds et sombres fixés sur Arthur.

- Cela se pourrait, en effet, répond-t-il simplement. "Cela changerait-il quelque chose, Votre Majesté ?"

Le roi absorbe l'information, puis relève ses yeux bleus.

- Je ne sais pas, souffle-t-il avec honnêteté. Ses cheveux blonds lui tombent un peu sur le front, comme le jeune prince qui ignorait comment trouver sa voie, il y a des années. "Je ne sais pas."

Le vieux médecin hoche le menton sans trahir ce qu'il pense.

- Je veux dire… il ne pourrait pas être l'héritier du trône, si c'était le cas. Et je… je ne sais pas comment je… je lui ferais face. Ce n'est pas comme avec Merlin, nous avons choisi de l'accepter comme il l'était et… et-et nous l'aimons comme ça. Mais… si c'était mon fils… s'il naissait… avec…"

Il respire profondément, essaie de caler les battements de son cœur sur le rythme régulier de celui de Mithian.

Il repense à Balinor qui disparait dans la forêt après avoir appris que l'idiot est son fils.

Il repense à son propre père, si exigeant.

C'est une chose de créer un monde où Merlin et les siens puissent vivre sans être inquiétés, mais est-il assez fort pour aimer et protéger un enfant qui lui ressemblerait mais serait incapable d'atteindre les standards ?

Il contemple le visage endormi de Mithian sur son épaule et réalise tout à coup pourquoi la reine s'est faufilée jusqu'aux appartements du médecin alors que celui-ci l'examine tous les jours dans la chambre royale.

- Elle… elle a peur de ce que je vais penser de l'enfant, murmure-t-il. "Elle craint de me déplaire."

Un frisson glacé court entre ses épaules.

Il ne veut pas être son père. Il ne l'est pas. Donne-t-il vraiment l'impression qu'il va l'être ?

Gaius lui pose la main sur le bras, très légèrement.

- Tout ira bien, Votre Majesté. Maintenant, ramenez la reine à vos appartements et ménagez un peu de temps pour être avec elle demain.

Il sourit de cet air de vieux grand-père qui passe parfois sur son visage imperturbable d'homme de sciences.

- Une dernière chose, si je puis me permettre, Sire. Parfois… seulement parfois, ce sera suffisant. Rappelez-vous que l'enfant pourrait être une princesse. La reine aimerait sûrement partager avec vous cette idée.

- Oh, dit Arthur.

L'idée ne lui avait pas traversé l'esprit.

Mais il s'applique à mettre en action les conseils de Gaius et s'assure que Merlin a moins de charge de travail. Il n'a pas besoin de faire la leçon à son serviteur. Celui-ci n'est que trop heureux de pouvoir passer du temps dans les jardins avec la reine.

Tant que Mithian le peut encore, elle s'agenouille au bord des massifs et replante les rosiers, sans se soucier de mettre du terreau sur sa robe, pieds nus pour sentir la fraicheur de la terre noire entre ses orteils.

Il fait chaud et elle est souvent à bout de souffle, alors que l'été continue et que son ventre s'arrondit.

Merlin court lui chercher de l'eau, l'aide à se rasseoir sous les ombrages, dans le fauteuil à bascule fabriqué spécialement pour elle, puis s'installe à côté d'elle dans la pelouse, les jambes pliées en tailleur. Guenièvre tricote une très fine laine pour habiller le bébé cet hiver, en les surveillant avec attendrissement.

- Aurais-je un jour un bébé comme vous ? demande Merlin en posant sa tête contre le pli rebondi de la robe – un geste d'une haute indécence que même Arthur n'autorise que difficilement, mais que les deux femmes n'empêchent jamais.

Il n'y a rien de plus adorable que la vue du grand serviteur maigre en train de chuchoter des mots de bienvenue à l'enfant caché sous les plis de soie rose poudré.

- Eh bien, répond Mithian très sérieusement. "Si tu trouves ton véritable amour et que tu te maries avec elle, tu pourras."

- Je l'ai trouvée, dit pensivement le jeune homme aux yeux bleus rêveurs. Il se rembrunit. "Mais elle est partie, maintenant. Elle a promis qu'elle reviendrait un jour, mais elle ne peut pas, n'est-ce pas ? On ne revient pas d'Avalon…"

Il glisse un coup d'œil un peu inquiet en direction de Guenièvre, de peur de la peiner, mais elle écoute tranquillement tout en continuant de croiser et décroiser ses aiguilles.

- Oh, Merlin, je ne savais pas, s'écrie Mithian, attristée. "Comment s'appelait-elle ?"

- Freya, dit le serviteur dont le visage s'éclaire. "Elle était tellement jolie et quand elle souriait, c'était comme d'être bien heureux, bien chaudé, bien nourri."

- Je suis sûre que c'était vraiment une gentille fille, si elle t'aimait, dit la reine.

Elle reste un instant silencieuse, perdue dans ses pensées, et Guenièvre note mentalement de lui expliquer plus tard comment Freya est morte, en prenant des gants pour qu'elle ne l'apprenne pas abruptement.

Le soleil passe à travers le feuillage dense de l'arbre et mouchette de lumière l'herbe épaisse.

- Pourquoi Arthur est-il votre amour véritable ? demande encore Merlin en penchant la tête de côté et en fronçant un sourcil intrigué d'une façon qui ressemble terriblement à son grand-père. "Il ronfle comme une bûche et son haleine du matin pourrait tuer un troll et il n'est jamais aimable quand il a faim. Ce n'est pas très… princier."

Les deux femmes éclatent de rire.

- C'est vrai. Mais ça ne compte pas vraiment, tout ça, dit finalement Mithian, en essuyant ses yeux qui pétillent. "J'aime Arthur parce qu'il rêve en grand. J'aime Arthur parce qu'il ose dire quand il a peur. J'aime ses cheveux blonds, et ses yeux bleus et ses dents de souris ! Je l'aime parce que son cœur est encore plus fort que son épée. Parce qu'il est fidèle à ses amis et à son devoir. Je l'aime même s'il ne sait pas cueillir des fleurs sans les abimer, même s'il sait mieux écrire un traité de paix qu'un poème. Je l'aime, voilà. Ça ne s'explique pas, tu sais", conclut-elle, les joues roses.

- Ah, dit Merlin gravement. "Je comprends. C'est un mystère."

Guenièvre pouffe derrière son tricot.

- Voilà. Y-a-t-il d'autres mystères sur lesquels tu souhaiterais qu'on t'éclaire, Merlin ?

Le serviteur se gratte la tête.

- Oui, dit-il au bout d'un moment. "Comment est-ce que le bébé va sortir de votre ventre ?"

- Tu n'as jamais aidé Gaius lors d'un accouchement, Merlin ? demande Guenièvre après avoir échangé un coup d'œil avec la reine qui a un peu blêmi à la question indélicate.

- Nope. Il a dit que j'étais trop maladroit et que mes oreilles feraient si peur au bébé qu'il se cacherait et refuserait de sortir.

Il a l'air douloureusement peiné à cette idée et elles sourient.

- Eh bien, les bébés sont un peu timides, c'est sûr, dit Mithian d'une voix mal assurée, en réarrangeant les plis de sa robe rose sur la courbe volumineuse de son ventre. "Mais celui-ci t'aimera sûrement beaucoup."

- Est-ce que…

- Merlin, va chercher la collation en cuisine, veux-tu, interrompt Guenièvre. "Et ensuite tu iras voir si le roi a besoin de toi."

C'est Perceval qui lui donne la réponse à sa question, plus tard dans la journée – fort de sa triple expérience d'oncle, bien qu'il n'ait jamais été présent sur les lieux aux moments-clés.

- Le bébé viendra au monde comme n'importe quel autre animal, dit-il en dessellant son cheval pendant que le serviteur nettoie les écuries. "Comme quand tes chats font des petits."

- Aouch, grimace Merlin. "Ce n'est pas une affaire très drôle."

Il comprend mieux pourquoi Guenièvre lui a fait les gros yeux et s'applique encore plus pour servir la reine.

Vient la fin de l'été, les moissons, les vendanges, puis les premières couleurs enflammées de l'automne.

Le soleil couchant illumine les arcades blanches de Camelot, entre à flots par les fenêtres de la nurserie.

Tout est y est préparé, y compris le petit dragon de bois de Merlin en face de celui d'Arthur sur la cheminée. Il y a un cheval-bâton fabriqué par Perceval (avec une vraie crinière !), un jeu d'osselets dans une bourse en velours offert par Sir Léon, des livres aux belles enluminures que Gaius et Geoffroy ont choisis avec soin, un ourson en tissu confectionné par… Gwaine (et il n'a pas fini d'en entendre parler, surtout que les coutures ressemblent à des points de suture maladroits).

Les coffres et les armoires sont pleins de petites chemises et de langes. Un pot de sel attend avec un autre de miel sur la table, à côté d'une bassine d'étain et d'une aiguière.

Le berceau est tendu de fin lin et de couvertures tricotées dans une laine moelleuse. Il se dresse au milieu de la pièce, comme un petit bateau en bois de chêne dont la voile protège la nacelle décorée de gravures d'étoiles et de guirlandes de laurier.

Le roi et la reine le contemplent en se tenant par la main. La robe dorée de la jeune femme cascade en plis amples sur son ventre arrondi, et elle n'a jamais été aussi belle, appuyée contre l'épaule de son mari dont la tunique bleu océan est assortie à ses yeux.

- Etes-vous prête pour votre bataille ? chuchote Arthur.

- Oui, murmure résolument Mithian.

Leurs doigts entrelacés se serrent plus étroitement.

- J'aimerai pouvoir vous prêter une de mes armures, soupire-t-il en embrassant la chevelure châtaine de son épouse.

 

 

oOoOoOo

 

 

Quelques jours plus tard, lorsque les premières douleurs saisissent la reine, le roi est en plein conseil et se contente de hocher la tête quand le serviteur venu l'en informer termine de marmonner à son oreille.

Guenièvre quitte précipitamment la salle et Arthur continue de parler, d'une voix à peine un peu enrouée.

Il connait sa leçon. Il ne sera pas admis dans la chambre. Ça n'empêche pas qu'il lui semble absolument nécessaire de faire les cent pas dans le couloir.

Quand il arrive, Merlin est déjà là, l'oreille collée contre l'épais battant de bois.

- Le b-bébé, bredouille-t-il en voyant le roi. "Il v-va naître."

- Non, vraiment, Merlin ? riposte Arthur.

Les heures passent à une lenteur exaspérante et, de temps en temps, les frisettes désordonnées de Guenièvre apparaissent dans l'embrasure. Son visage fatigué et dégoulinant de sueur leur adresse une grimace encourageante.

- Comment va-t-elle ? demande le roi d'une voix rauque, en retenant Merlin d'une main ferme sur l'épaule pour qu'il ne s'infiltre pas dans la chambre.

- Le travail avance bien, Sire, est la réponse laconique.

Ils n'entendent pas de cris et ne voient rien, mais les gémissements étouffés qui s'échappent quand la porte s'entrouvre les effraient beaucoup.

- Est-ce qu'Arthur est là ? a demandé une fois Mithian, les dents serrées.

- Oui, Votre Majesté, a répondu doucement Gaius en épongeant les jeunes épaules luisantes de transpiration.

- C'est bien, a haleté la jeune reine.

Et elle est retournée au combat.

Le soir vient et l'enfant n'est toujours pas là. Le roi fait toujours les cent pas, les mains sur les hanches, et Merlin est assis sur le bord d'une fenêtre, les yeux au sol, ses longues jambes étalées sur les dalles. Ils sont allés manger – du bout des dents – et Arthur a signé quelques rapports avant de se dépêcher de retourner dans le couloir qui s'assombrit. En bas, dans la cour, les serviteurs passent et repassent, les gardes échangent leurs tours, des nobles se promènent dans la tiède soirée d'automne, les chevaliers rentrent de patrouille.

Tout le château vaque à ses occupations, mais chacun lève les yeux de temps à autre vers l'étage des appartements royaux.

Le loquet craque en les faisant sursauter et ce qui ressemble à un miaulement déchirant leur saute aux oreilles.

Guenièvre se faufile à l'extérieur et ils la contemplent, pétrifiés.

Son tablier est maculé de sang, elle est échevelée et elle pleure avec un grand sourire.

- Vous êtes père, bafouille-t-elle à l'attention du roi. "C'est une fille."

- Oooh, souffle Merlin.

Elle saute au cou du serviteur, émerveillée et surexcitée, et il hésite avant de la serrer contre lui, un peu effrayé par l'aspect de sa robe.

- Elle est absolument magnifique ! La sage-femme m'a autorisée à l'aider à la laver et à la frictionner avec des pétales de rose et – oh, elle est si parfaite et si petite !

- Est-ce que Mithian va bien ? balbutie Arthur.

La porte s'ouvre une nouvelle fois et Gaius sort de la chambre d'un pas lourd. Ses cheveux blancs sont plaqués sur son haut front ridé, la peau fine de son visage marqué de taches de vieillesse blême de fatigue et ses sourcils broussailleux se creusent profondément. Il enlève machinalement la sur-robe brune qui protège sa longue tunique bordeaux et s'humecte les lèvres.

- Est-ce qu'on peut entrer et les voir ? pépie Merlin.

- Gaius ? croasse le roi.

Le vieil homme les considère l'un après l'autre gravement, puis il se tourne vers Guenièvre.

- Va aider la matrone à baigner la reine et à la rhabiller, ordonne-t-il.

La jeune femme acquiesce et disparait.

- Merlin, les trompettes, dit Arthur en prenant une soudaine grande respiration, comme si son cerveau venait seulement de se remettre en fonction. "Va leur dire d'annoncer que…"

- Un instant, Sire, coupe le vieux médecin.

Son petit-fils s'arrête dans son élan.

- Qu'il y a-t-il, Gaius ? demande le roi. "Pourquoi… est-ce qu'il y a un problème avec l'enfant ?"

- Non, Sire. La princesse est en parfaite santé. Je… c'est la reine, Votre Majesté.

Arthur pâlit et Merlin se rapproche de lui.

- Elle est très faible. Je… elle a perdu beaucoup de sang. Elle… je crains qu'elle ne passe pas la nuit, Sire.

Le roi le fixe.

- Qu'est-ce que vous racontez ?

Gaius ferme les yeux, puis les rouvre. Il déglutit, pose sa vieille main sur l'épaule de l'homme qu'il a vu grandir.

- Je ferai tout mon possible, Sire, mais vous devez vous préparer… au pire…

- Non, souffle la voix étouffée de Merlin.

Arthur trébuche comme s'il allait perdre l'équilibre, puis se redresse, les poings fermés.

- Non, répète-t-il. "Pourquoi cela arriverait-il ? Nous… Tout s'est bien passé jusque-là, vous aviez dit que Mithian était en bonne santé. Il n'y a pas de raison pour qu'… qu'avez-vous fait ? De qui est-ce la faute ?"

- Ce sont des choses qui arrivent, Votre Altesse, interrompt doucement le médecin. "Le monde est ainsi fait que nous ne pouvons l'empêcher de tourner à sa guise… S'il vous plait. Entrez dans cette chambre. La reine a besoin de vous."

Il pousse la porte et elle grince sur ses gonds.

Les appartements royaux sont plongés dans l'obscurité, malgré les dizaines et les dizaines de chandelles allumées sur tous les meubles. Il y fait étouffant. Le parfum des roses se mêle à l'odeur du sang, lourde, écœurante, si différente de celle d'un champ de bataille.

Le bassin d'étain dans lequel le bébé a été lavé est posé sur la table, à côté d'une pile de chiffons mouillés et souillés. Il y a de l'eau sur les dalles, scintillante à la lueur des bougies.

Les longs rideaux de brocart sont noués aux quatre coins du lit à baldaquin et Guenièvre termine de border des draps frais sous le matelas. La sage-femme fait la révérence en voyant s'approcher le roi et s'esquive pour lui laisser la place.

Mithian est appuyée contre les oreillers brodés, sa longue chevelure châtaine tressée d'un ruban, propre et vêtue de sa chemise de nuit bordée de volants en dentelle. Son visage est gris de fatigue, mais débordant de reconnaissance alors qu'elle contemple le paquet de langes blotti contre elle.

Arthur s'assoit avec précaution sur le bord du lit et elle lève les yeux, lui sourit.

- Regardez… souffle-t-elle. "C'est notre enfant."

Il n'accorde qu'un regard rapide à la minuscule frimousse rouge et fripée, tend la main pour saisir les longs doigts fins de la jeune femme.

- Mithian…

- Je sais que ce n'est pas un garçon, dit la reine d'une voix un peu précipitée. "Mais… Arthur, vous l'aimerez, j'en suis sûre. Elle est si belle ! Elle a votre bouche et vos sourcils."

- Mithian…

Les yeux d'ambre de la jeune femme se remplissent de larmes.

- Ne voulez-vous pas la prendre dans vos bras ?

Arthur accepte parce qu'il ne sait plus ce qu'il doit faire, parce qu'il a peur d'éclater en sanglots ou de se mettre en quête de son épée, parce que ce n'est juste pas possible – pas possible que…

Il tient le paquet de langes maladroitement, embarrassé, se concentre davantage sur le visage émerveillé de Mithian qui les contemple, plutôt que sur cette tête d'oignon rosâtre qui est supposé lui ressembler.

Le bébé est doux et chaud… comme un petit chat.

Il respire profondément, cherche son serviteur des yeux.

La main de Merlin se pose sur son épaule.

- C'est vrai que sa bouche ressemble un peu à la vôtre, Sire. Oh-oh. Elle fait la grimace… ah. Là, c'est tout à fait vous quand vous n'avez pas assez mangé.

Arthur lâche un rire étranglé. Mithian glousse, mais elle n'a pas réussi à se soulever pour voir.

Gaius les observe depuis l'autre côté du lit. Guenièvre est à côté de lui et toute son excitation d'un peu plus tôt est retombée pour laisser place à une expression consternée. Elle est allée se changer et la sage-femme a quitté la pièce.

Au-dessus du château, la nuit est remplie d'étoiles.

Le roi replace délicatement le nouveau-né dans le creux des bras de sa mère et tend la main pour écarter une mèche ondulée du front de sa jeune épouse.

- Reposez-vous, mon amour.

Elle fait non du menton.

- Merlin, approche-toi.

Le grand serviteur maigre s'agenouille à côté du lit pour être à la hauteur de la reine, pose ses coudes sur le drap. Son épaule touche le genou d'Arthur.

- Qu''est-ce que je peux faire pour vous, ma Dame ? demande-t-il. "Est-ce que vous avez mal ? Ou soif ? Je peux aller vous chercher…"

Mithian lui sourit.

- Reste juste là. J'ai quelque chose à te dire.

Elle lui caresse la joue.

- Merlin… tu sais… je… je vais m'en aller…

Elle évite le regard d'Arthur, à la fois dur et implorant, fixé sur elle, se concentre à la place sur les prunelles bleues qui s'embuent.

- Je ne vais pas revenir… on ne revient pas d'Avalon, tu avais raison… alors… ne pleure pas, Merlin. Je suis si contente de t'avoir rencontré…

- Je ne veux pas que vous partiez, souffle le jeune homme d'une voix suppliante.

Elle emmêle les boucles noires sur son front, du geste familier dont elle a l'habitude.

- Apprends à mon bébé à regarder le monde comme tu le fais, tu veux bien ? A aimer les gens et à croire aux rêves…

Elle sourit encore, se soulève avec difficulté – vite soutenue par Gaius qui se penche de l'autre côté du lit – et embrasse le front du serviteur.

- Je t'aime, Merlin.

Il attend qu'elle soit de nouveau couchée, puis penche la tête de côté, ses yeux bleus brillants.

- Moi aussi je vous aime, chuchote-t-il.

- Merlin, grogne Arthur à côté de lui. "Je suis là."

Mithian pouffe de rire tout doucement. Ses lèvres décolorées sont à peine teintées d'un point rose et ses joues sont diaphanes à la lueur des bougies.

Gaius fronce les sourcils et contourne le lit.

- Sire. Je voudrais l'examiner de nouveau. Pouvez-vous sortir un moment ? Toi aussi, Merlin.

Lorsque la porte se referme sur les deux hommes, le vieux médecin soulève rapidement les couvertures au bout du lit.

Mithian a fermé les yeux, épuisée, le bébé toujours blotti dans ses bras.

- Gaius ? dit Guenièvre d'une voix tremblante.

Le vieillard baisse sa tête chenue.

- Le saignement continue, murmure-t-il. "Je ne crois pas qu'elle verra l'aurore… quelle pitié…"

La dame de compagnie joint les mains devant sa bouche.

- Je pensais… je croyais que vous pourriez encore…

- C'est au-dessus de mes compétences, mon enfant… Je vais préparer d'autres compresses d'ortie et vous feriez bien de changer ces linges tant que le roi n'est pas là.

La jeune femme s'active, puis revient près de la reine avec une infusion de fleurs d'agripaume. La boule dans sa gorge se gonfle encore en regardant Mithian pelotonnée dans les grands oreillers brodés, la toute petite princesse nichée contre sa poitrine.

- Votre Majesté…

Les yeux d'ambre frangés de longs cils s'ouvrent difficilement.

- Buvez ceci, ça va vous faire du bien…

La reine obéit docilement, puis attrape le poignet de son amie avant que celle-ci n'aille chercher le souverain.

- Guenièvre…

- Oui, ma Dame ?

Elle s'assoit au bord du lit, ses prunelles noisette posées avec chaleur sur l'héritière de Nemeth.

- Promets-moi… ma fille… prends soin d'elle… donne-lui… tout ce dont elle a besoin…

Le visage de porcelaine se contracte de chagrin, de douleur, de détresse devant la vie injuste qui lui reprend son rêve au moment où elle allait le tenir dans ses bras. Les larmes roulent le long de ses joues.

- S'il te plaît… Guenièvre… chuchote Mithian. "Promets-moi… que tu seras… comme une mère pour elle… que tu l'aimeras… qu'elle ne se sentira jamais seule…"

La dame de compagnie hoche le menton, le nez crispé pour retenir son émotion.

- Promets…

- Je vous le jure, articule Guenièvre avec difficulté.

- Merci, souffle la jeune reine à bout de forces.

Gaius se penche pour prendre son pouls et ses sourcils se froncent encore plus si c'est possible.

- Vous ne devez pas vous agiter, votre Majesté, gronde-t-il doucement. "Reposez-vous…"

Les yeux d'ambre le regardent jusqu'au plus profond de son âme.

- Laissez-moi parler à Arthur, d'abord.

Il incline la tête.

- Très bien, votre Altesse.

Guenièvre entraîne Merlin avant qu'il ne se glisse de nouveau dans la pièce et Gaius se retire pour laisser les deux souverains en tête à tête.

Dans la cour d'honneur, des centaines de gens se sont rassemblés avec des bougies. La sage-femme a dû laisser échapper la rumeur. Le vieil homme marche lentement, les bras dans le dos, jusqu'aux remparts, espérant que l'air frais de la nuit va l'apaiser un peu.

Pourquoi faut-il que la tragédie frappe encore Camelot ?

Pourquoi Arthur ? N'a-t-il pas assez souffert, assez sacrifié, pour construire le royaume où tous seront heureux ?

Ne peut-il pas être épargné ? Seulement cette fois-ci… au moins cette fois-ci…

Il pose ses mains âgées sur les pierres anciennes des créneaux et la vue lui coupe le souffle.

Ce n'est pas seulement dans la cour du château.

C'est aussi dans la ville basse et même au-delà des bois, dans les villages alentours. Comme si des milliers d'étoiles étaient tombées sur la terre.

Partout dans le pays qui s'étend sous un ciel d'encre, les gens ont allumé des lumières pour veiller la reine.

Arthur prend la main de Mithian en essayant en vain de refouler ses larmes.

- Ne m'abandonnez pas, supplie-t-il. "Battez-vous, je vous en prie. Nous pouvons encore… il y a tant à faire et… tout seul…"

- Vous n'êtes pas seul, proteste doucement la reine. "Il y a Merlin, il y a Guenièvre et tous les chevaliers, il y a les conseillers et Gaius et le peuple…"

- Ce n'est pas pareil, gémit le roi entre ses dents.

Elle caresse les cheveux blonds, touche la joue de son mari, sourit comme elle seule sait le faire – si malicieuse et si aimante à la fois.

- Grâce à vous, j'ai su ce qu'était être aimée… murmure-t-elle. "Vous m'avez tant donné, Arthur…"

Sa tête fragile s'enfonce dans l'oreiller brodé.

- Je suis… je suis désolée… j'ai perdu… la seule bataille que j'avais combattre…

Il secoue vivement la tête, passe sa main libre sur son visage pour l'essuyer, crispe ses mâchoires pour recomposer son visage de roi.

- Vous vous êtes montrée extrêmement courageuse. Je suis… fier de vous.

Elle contemple le petit bébé, puis son regard d'ambre cherche de nouveau l'approbation des yeux de lin.

- Notre enfant…

- Je la chérirai et je la protégerai, promet Arthur vivement. "Je vous remercie de me l'avoir donnée."

Mithian rayonne aux mots maladroits et protocolaires derrière lesquels elle devine l'émotion réelle, déchirante. Elle se blottit un peu plus sous la couverture, enveloppe le bébé dans le cocon de ses bras, chantonne la berceuse que Merlin lui a appris – celle que sa mère lui chantait.

- Puis-je lui donner son nom ? demande-t-elle. "Vous aviez tant de prénoms choisis pour un prince, mais nous n'avons pas décidé pour une fille…"

Arthur acquiesce, la gorge étranglée.

Mithian touche du bout des doigts le petit nez rond du nouveau-né, les lèvres en bouton, les minuscules arcades sourcilières un peu froncées.

- Elle était mon rêve, Arthur, dit-elle doucement. "Je voulais la porter… l'embrasser… tenir sa petite main et l'accompagner sur les chemins de notre royaume… je voulais la voir jouer avec Merlin et courir vers vous et savoir qu'elle est… l'héritière de Camelot… un précieux désir devenu réalité…"

Elle pose un baiser sur la joue si fine de son bébé, puis pousse un profond soupir. Elle pleure silencieusement quand elle relève la tête.

- Albion. Votre rêve et mon rêve… pour toujours… Sire.

- Pour l'amour de Camelot, répond le roi. "Pour l'amour d'Albion."

Lorsque l'aube étend ses rayons d'or sur les tours blanches du château et que le ciel se drape de couleurs tendres, les cloches résonnent à travers Camelot, lentes et solennelles.

La reine est morte.

Une nuée de colombes s'envole au-dessus des toits en ardoise, deux papillons virevoltent dans les roses trémières du jardin scintillant de gouttelettes.

Un petit chaton noir dort roulé en boule sur les créneaux.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (24.07.2015 à 10:13)
Basé sur les épisodes 2x08, 5x09

 

23

LAVENDE BLEUE, DILLY DILLY

 

 

Le bébé pleure, hurle, crie, se violace de colère et de chagrin.

Rien ne le calme.

Ni les paysannes plantureuses venues lui offrir le sein, ni le chiffon imbibé de lait de brebis que Gaius trempouille dans sa petite bouche crispée à force de miauler sa détresse.

Guenièvre berce la petite princesse dans ses bras en se promenant dans la nursery, lui donne une phalange à téter, mais ne parvient pas à apaiser les vagissements ponctués de grosses larmes. Secouée de sanglots, à bout de nerfs, la jeune femme cajole, murmure, chantonne, mais rien n'y fait.

Cela fait trois jours, déjà, et le médecin de la Cour est aussi épuisé et désespéré que Guenièvre.

- Elle dépérit. Il faut que nous trouvions une nourrice qui lui convienne.

Le défilé continue, sous l'œil inquiet des gardes.

Arthur, dans la salle du conseil, n'accorde qu'un regard sombre à la longue ligne de femmes qui attendent dans la cour, leurs bambins dans les bras ou accrochés à leurs jupons.

Les chevaliers s'inquiètent terriblement pour lui. Tout le monde s'inquiète pour le roi, y compris Rodor qui n'a pas pu se déplacer, alité, et qui écrit presque tous les jours.

Arthur n'a pas dit un mot plus haut que l'autre depuis qu'il est sorti, blanc comme un linge, de la chambre royale, le matin où Mithian est morte. Il se tient toujours très droit, ses yeux bleus si foncés qu'ils sont presque noirs, préside les conseils, donne audience, assiste aux réunions et à l'entraînement comme si tout était parfaitement normal. Il ne rit pas, ne sourit pas, et répond plus souvent par un hochement de tête que par une phrase.

Il a passé la nuit après les funérailles de la reine dans la crypte, seul. A l'aube, quand il a poussé les portes, le soleil remplissait le hall en bas des escaliers en spirale et Merlin était assis sur le sol. Le serviteur s'est levé, les yeux profondément enfoncés dans ses orbites, le visage blafard.

- Qu'est-ce que tu fais là ? a murmuré le roi. "Tu es resté là toute la nuit ?"

- Je ne voulais pas que vous soyez seul, a soufflé Merlin d'une voix enrouée.

Arthur a incliné le menton, serré brièvement l'épaule du jeune homme.

- Merci.

Son visage était parfaitement composé – un masque impeccable, posé et serein, et ils sont terrifiés à l'idée de ce qu'il cache.

Chacun gère le deuil comme il le peut, mais Arthur semble simplement repousser l'inévitable.

Merlin a sangloté pendant des heures : dans les bras de Gaius qui l'embrassait en répétant "mon pauvre garçon, mon pauvre garçon"; dans ceux de Gwaine qui lui tapotait le dos en bafouillant d'un air navré "ça va aller, mon pote, je te promets"; dans ceux de Perceval qui lui a donné à boire et l'a mouché comme il l'aurait fait avec un de ses neveux ; et même recroquevillé dans un coin de la cellule de Numéro Quatre qui l'a observé avec pitié, sans bouger.

Puis Sir Léon est venu s'accroupir en face de lui alors qu'il reniflait en caressant les chats dans le jardin de roses.

- Arthur a besoin de toi, mon bonhomme, a-t-il dit doucement.

Ses yeux étaient tristes sous ses frisettes blondes, mais très sérieux, aussi.

Merlin a compris.

Il a séché son visage d'un revers de manche, il s'est levé, et il n'a plus pleuré.

- Comment va-t-il ? lui demandent les gens toute la journée, quand il dépose son plateau vide à la cuisine, quand il traverse la cour chargé de pièces d'armure, quand il descend les escaliers avec un panier de linge sale.

- C'est le roi, répond Merlin invariablement, et les chevaliers ont appris à traduire ça par "il refoule sa peine et il va finir par craquer un jour", ce qui ne les rassure pas.

Les pleurs constants du bébé, à l'étage des appartements royaux, n'aident pas à égayer l'atmosphère sombre du château. On chuchote, on soupire, on marmonne : "ah, quel malheur", "si jeune, si belle", "l'enfant ne s'en remettra pas", on se tait subitement quand le roi veuf passe dans un couloir.

Arthur marche constamment perdu dans ses pensées, ne se rappelle pas ce qu'il a signé ou quelle arme il a utilisé à l'entrainement. Il mange, mais il maigrit et il y a des cernes sous ses yeux. Personne ne l'a vu manifester la moindre émotion, mais Merlin, quand il le réveille le matin, fait comme s'il ne voyait pas les draps chiffonnés et les traces de larmes sur le visage de son maître.

Il n'est pas entré une seule fois dans la nurserie depuis la naissance de sa fille.

Guenièvre et Gaius lui font régulièrement leurs rapports, mais s'alarment de plus en plus à son manque de réaction.

Jusqu'au jour où ils se présentent devant lui dans la salle du trône, avec une nouvelle dont ils ne sont pas certains qu'elle soit si bonne que ça.

- Nous avons porté notre choix sur une nourrice, Sire, annonce Gaius en se dandinant d'un pied sur l'autre.

- Elle… n'est pas tout à fait conforme aux standards, mais nous pensons qu'elle fera l'affaire, ajoute Guenièvre en tortillant ses doigts.

Arthur lève un sourcil à leur nervosité.

- Eh bien ? Si elle convient, pourquoi avez-vous besoin de mon approbation ? Je vous fais confiance.

Le vieil homme échange un coup d'œil embarrassé avec la jeune femme.

- C'est-à-dire que… si vous la croisiez dans un couloir, vous pourriez être – surpris… et les dames de la cour vous en parleront peut-être… elle… euh, elle…

- J'attends, dit le roi un peu sèchement.

- Elle est… âgée, explique Guenièvre. "Quarante-ans, peut-être plus."

- Ce qui n'est pas si vieux, j'entends bien, ajoute vivement Gaius qui a vingt ans de plus et en parait le triple.

- Je croyais que votre choix devait se porter uniquement sur des femmes entre vingt-cinq et trente hivers, s'étonne Arthur. "Comment celle-ci a-t-elle pu être sélectionnée en finale ?"

Gaius rirait à cette formulation, s'il n'était pas si stressé.

- Eh bien… c'est… Gwaine. C'est lui qui l'a trouvée.

- De mieux en mieux, grommelle le roi. "Depuis quand Gwaine est-il un expert en nourrices ?"

Guenièvre serre les poings.

"Depuis que tout le monde se préoccupe plus de votre enfant que vous-même !" est ce qu'elle voudrait répliquer, mais elle se retient.

- Elle connait la comptine. Elle doit être d'Ealdor, ou des environs, dit-elle à la place. "Mais c'est surtout la seule qui a réussi à rassasier l'enfant et à la calmer. C'est pour cela que nous pensons qu'elle conviendra."

- Quelle comptine ? demande Arthur en fronçant les sourcils.

Gaius et Guenièvre échangent un regard attristé.

- La berceuse, Sire, dit le vieil homme d'une voix sourde. "Celle que Merlin a apprise à Lady Mithian. La reine a passé toute sa grossesse à la chantonner..."

Les yeux de Guenièvre lancent des éclairs et elle les cache sous ses longs cils pendant le silence qui suit.

- Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous hésitez, dit finalement le roi. "C'est vous qui avez fixé les critères de choix pour la nourrice, Gaius, je m'en remets à votre sagesse si vous décidez de les assouplir."

Le médecin de la cour hésite, puis il prend une grande respiration.

- C'est-à-dire que… nous aimerions que vous la rencontriez. Une fois. Voyiez-vous, les… croyances populaires… vous diront que les qualités de la femme qui allaite l'enfant sont transmises au bébé…et… euh, ces dames… les nobles… vont s'affoler à l'apparence de… cette… nourrice peu… ahem, conforme.

- Elle n'est pas – jolie. Sa voix est… déplaisante. Et son caractère… est à prendre avec des pincettes, marmotte Guenièvre.

Arthur les regarde avec de grands yeux.

- Et vous voulez laisser la princesse entre ses mains ?

- Oui, Sire, répond très sérieusement Gaius. "Son lait est de bonne qualité et, encore une fois, elle a pu endormir le bébé. Nous avons vu toutes sortes de femmes, Votre Majesté, certaines qui auraient sûrement été parfaites pour le rôle, si ce n'était pour l'enfant qu'elles avaient encore à la mamelle, mais celle-ci… est la seule qui a semblé créer un… lien avec la jeune altesse."

Guenièvre hoche farouchement la tête.

- C'est une femme décente, j'en suis certaine, renchérit-elle. "Peut-être un peu spéciale, mais j'ai confiance en elle."

Le roi se frotte la nuque.

- Et qu'en est-il du sien, d'enfant ?

Guenièvre et Gaius échangent un autre coup d'œil chargé de sous-entendus.

- Il est… elle ne l'a plus, dit finalement le vieil homme. "Ce qui est mieux pour la princesse, voyez-vous !"

- Gaius ? insiste le roi d'une voix dangereuse.

- Elle a… dit… qu'il était… parti, répond Guenièvre en évitant son regard. "Emporté par les fées ? Quelque chose comme ça."

Arthur se lève en secouant la tête, l'air furieux.

- Jamais, gronde-t-il. "Cette femme est folle, visiblement. Et je ne comprends pas comment vous avez seulement pu envisager de la proposer !"

- Sire… commence Gaius.

- Assez ! ordonne le roi. "Sortez, maintenant."

Ils obéissent en baissant la tête. Les portes se referment sur eux et Arthur se rassoit sur le trône, frémissant de colère. Des particules de poussière dansent comme des grains de lumière dans les rayons qui se déploient à travers les immenses vitraux de la grande salle vide.

Guenièvre tremble un peu.

- On aurait dit…

- Uther, complète le vieil homme d'un air très sombre.

- Qu'est-ce que nous allons faire, Gaius ? demande la jeune femme avec inquiétude. "La petite ne survivra pas, à ce rythme."

- Envoyer notre meilleur ambassadeur.

Et c'est ce qu'ils font.

Arthur n'est pas dupe quand il voit arriver Merlin.

- Toi aussi tu veux que je confie l'enfant de Mithian à une folle ? soupire-t-il.

Le serviteur penche la tête de côté.

- Venez, dit-il gentiment.

Le roi le suit en trainant un peu les pieds, mais il s'arrête à quelques pas de la porte quand il voit qu'on le mène à la nurserie.

- Qu'est-ce que tu veux me montrer, Merlin ? demande-t-il d'un ton las.

- Venez, répète le jeune homme.

Il prend la main d'Arthur et pousse le battant.

A l'intérieur de la chambre règne une odeur un peu épaisse, sucrée et ouatée, un mélange de suc de violette et de langes empesés. Le berceau est au milieu de la pièce et le voile frissonne très légèrement à la brise tiède d'automne qui se glisse par la fenêtre.

- Elle dort, chuchote Merlin en se penchant sur le petit bateau de chêne avec un sourire infiniment doux.

Arthur s'approche lentement, submergé par le souvenir de Mithian en train de choisir les meubles de la pièce, d'essayer les tapisseries sur les murs, de glousser de rire et de caresser le ventre rond sur lequel se tend sa robe de soie.

Il baisse les yeux et regarde le bébé emmailloté qui tressaille un peu dans son sommeil, son bonnet de laine enfoncé sur ses minuscules sourcils froncés.

Peut-être que si Mithian n'était pas tombée enceinte, elle serait encore là…

Il ferme les yeux pour refouler les larmes brûlantes.

Merlin tire sur sa manche.

- Regardez, Arthur. Elle est si petite, mais elle se bat de toutes ses forces pour vivre. Guenièvre et Gaius ont dit que c'est incroyable qu'elle soit encore en vie. Elle a mangé un peu, à chaque madame qui est venue, mais elle n'a jamais réussi à se rassasier et à se rassurer assez pour bien dormir. Elle a pleuré, crachoté des grumeaux de lait, crié et crié pour que sa maman vienne, mais… ce n'est pas possible."

Sa voix s'étrangle un peu et il lève ses grands yeux bleus embués vers le roi.

- Alors… vous savez… la drôle de nourrice… c'était comme un miracle quand la princesse a tété et tété et tété sans s'arrêter. Et qu'elle s'est endormie, repue comme un petit chat.

Il se mord les lèvres.

- S'il vous plaît, Arthur... Elle est bizarre, mais je suis sûr qu'elle s'en occupera bien…

L'homme prend une grande respiration.

Et comme en écho, le bébé lâche un profond soupir.

- Très bien. Je la rencontrerai. Je verrai ensuite ce que je décide.

Il sort rapidement de la chambre et Merlin le regarde s'en aller d'un air triste.

- Je le ramènerai, souffle-t-il à la princesse endormie. "Je te le promets."

Il lui adresse un dernier sourire, puis sort à pas de loup et tire la porte avec précaution avant de courir pour rattraper son maître.

Gaius et Guenièvre ne sont qu'à moitié soulagés quand le serviteur leur annonce le résultat des négociations.

Tout dépend de la nourrice, maintenant.

Arthur écarquille les yeux avec incrédulité quand la femme s'avance devant lui.

Elle est grande – plus grande que Merlin, ce qui la place seulement deux têtes en dessous de Perceval – maigre et un peu bossue comme une sauterelle, avec la poitrine qui tombe. Le visage marqué par les intempéries, une bouche charnue et un nez épaté, de mauvaises dents, pas de sourcils mais une arcade sourcilière protubérante, une verrue sur la pommette gauche, les yeux vert tilleul, vifs et intelligents. Des mitaines à ses doigts rougeâtres aux ongles courts, vêtue d'une robe foncée en haillons retenue par un cordon effiloché et d'un châle noir à franges qui dissimule mal ses cheveux raides et emmêlés, d'un blond pâle filé de gris.

Et quand elle salue le roi avec une révérence magistrale, il doit réprimer un mouvement de recul à sa voix de crécelle.

Sérieusement.

Ça ?!

Il se racle la gorge, embarrassé, jette un coup d'œil furibond en direction du médecin de la Cour qui se contente d'hausser son sourcil si haut qu'il va bientôt lui servir de houppette.

- Quel est votre nom, femme ?

- On m'âppelle lâ Dolmâ, Grand Rôi, répond la créature d'une manière affectée.

- Hum. Vous venez de… ?

Elle bat ses paupières sans cils et ce n'est vraiment pas charmant à regarder.

- Engerd, Votre Mâjesté. C'est l'endrôit où je suis née, mais l'on peut dire que je suis de pârtout et d'âilleurs, ajoute-t-elle de sa voix nasillarde. "Je suis sâltimbanque, Votre Grâce."

- Ah.

Il tousse derrière son gant.

- Et vous… euh… crachez du feu ?

Elle rit d'une façon étudiée, cachant ses dents abimées derrière un éventail de doigts.

- Ohohohoh. Non, Grand Rôi, minaude-t-elle. "Je joue au théâtre. Mes compâgnons et môi-même âpportons rêve et réflexion au peuple. Des leçons de vie pâr le rire et les lârmes."

Arthur passe une main sur son visage.

- Je vois, dit-il.

Sauf qu'il ne voit pas du tout et qu'il pense que cette femme est toquée.

- Où sont vos compagnons actuellement ?

Elle met une main sur son cœur et soupire dramatiquement, une main levée vers les vitraux, faisant tournoyer sa robe en haillons.

- Pârtis sur les chemins, Votre Grâce. Pârtis au lôin… lôin de môi… lôin de Câmelot, lôin de…

- Très bien, très bien, coupe-t-il rapidement. "Voyons. Vous… on me dit que vous êtes capable d'assurer le soin de la princesse."

Elle s'incline respectueusement.

- C'est un grand honneur, Votre Mâjesté. Je saurais me montrer digne de votre confiance…

- Vous avez l'expérience d'un enfant ? interroge-t-il avec une grimace.

Les yeux vert tilleul le fixent et, pendant un instant, il y lit plus qu'une extravagance mêlée sans doute d'un grain de folie à force de jouer un rôle : une douleur enfouie sous un sourire caricaturé et des mots grandiloquents pour maîtriser les cassures de la voix.

- Oui, Sire, répond-t-elle doucement.

Il réfléchit, promène le regard sur Gaius et Guenièvre qui attendent anxieusement son verdict, sur Sir Léon et Geoffroy de Monmouth qui considèrent la femme avec une inquiétude dubitative, puis aperçoit Merlin derrière un pilier.

Son serviteur pouffe de rire en observant la façon dont la candidate nourrice remonte ses jupons sans élégance puis relève le menton comme si elle était un modèle de maintien aristocratique.

Au moins, elle ne lui inspire pas de méfiance et c'est déjà un bon point.

- Je vous donne une semaine, dit finalement le roi. "Nous verrons ensuite comment vous vous ajustez au château… et comment nous nous habituons à vous."

Elle fait une révérence plus bas que terre, un bras écarté avec le petit doigt levé, l'autre tirant avec emphase sur ses haillons.

- Je ne vous décevrai pâs, Grand Rôi.

Guenièvre serre le bras de Gaius avec un petit saut ravi et le vieil homme hoche le menton en se détendant.

- Très bien. Mais pour l'amour du ciel, faites-moi le plaisir de changer de robe. Guenièvre, assure-toi qu'elle porte quelque chose de plus… normal ?

La jeune femme acquiesce avec un sourire en coin. Arthur renvoie tout le monde puis se prend la tête dans les mains.

Il n'était pas assez entouré de gens non conventionnels, peut-être ? Pourquoi faut-il que la nourrice de sa fille soit cette espèce de cigogne piquée, plutôt qu'une bonne paysanne joufflue et sans histoires ?

Il va convoquer Gwaine au plus vite et lui faire expliquer d'où il sort cette créature.

Ah. Inutile.

La taverne, sans doute.

Est-ce qu'un jour sa vie sera moins compliquée ?

Il ferme les yeux et masse ses tempes.

Il a besoin de dormir.

Et c'est la première fois depuis trois jours qu'il s'en rend compte.

L'installation de la Dolma à l'étage royal devient le sujet numéro un des commérages dans le château et bizarrement, au fil des jours, l'atmosphère lourde se dissipe doucement. Les gardes se permettent de courtes plaisanteries, les lavandières galvaudent en brossant les langes et les vêtements des nobles, les valets n'ont de cesse d'imiter sa façon de parler et un vent de légèreté court dans les couloirs.

L'étrange nourrice sort rarement de la nurserie au début, puis, au bout de quelques semaines, elle commence à se promener dans les couloirs avec le bébé dans ses bras et sa silhouette un peu bossue qui marche en longs pas chassés devient un spectacle familier. Ses cheveux filasse sont bien rangés dans une guimpe gris foncé (qui ne dissimule malheureusement pas sa verrue et son arcade sourcilière rasée) et un tablier blanc couvre sa robe noire. D'une voix de crécelle, elle houspille Gaius ou se radoucit quand Guenièvre s'approche, minaude à l'attention de Gwaine qui se laisse faire avec bonne humeur et se laisse escorter par Perceval qui a toujours l'air subjugué quand il la voit.

Arthur l'observe de loin.

Il est assez satisfait des rapports que lui font Guenièvre et Gaius sur la santé de l'enfant et Merlin ne tarit pas d'éloges sur les progrès de la petite héritière du trône – et de sketchs hilarants qui mettent en scène la Dolma.

La nourrice et lui sont à la fois meilleurs amis et pires ennemis.

Elle ne l'autorise pas à toucher l'enfant et encore moins à la sortir de son berceau, mais elle le laisse s'asseoir sur la peau d'ours devant la cheminée quand elle donne à téter au bébé et lui chante une berceuse.

L'automne fait place à l'hiver et le roi n'est pas retourné dans la nurserie.

Il continue de cacher – de nier ? – sa peine et d'éviter soigneusement de se confronter à sa fille qui lui rappelle la dernière nuit passée avec la reine.

Samhain, cette année, lui parait insurmontable.

Le château est paré de citrouilles évidées dans lesquelles on a versé de la cire et enfoncé une mèche pour illuminer tous les escaliers. Des branches aux baies rouges sont accrochées aux fenêtres et nappées de neige comme de sucre glace. Les tables s'ornent de nappes dorées et de bouquets de feuilles flamboyantes, et la cuisinière a prévu de servir des pommes embrochées sur des piques de bois et enduites de miel et de beurre. Les toits en ardoise se couvrent lentement de flocons pelucheux et les serviteurs se hâtent dans la cour d'honneur sous leurs grands plateaux d'argent.

Arthur erre à la recherche d'un coin tranquille où se cacher en attendant que vienne l'heure de présider les festivités et de prétendre qu'il va bien, et se retrouve à l'étage des appartements royaux bien avant le moment où il devra s'habiller.

Et c'est là qu'il l'entend.

La berceuse de Mithian.

Et comment aurait-il pu l'oublier ou l'ignorer ? Il ne connait pas les paroles, mais la mélodie est aussi familière que le parfum des roses et l'éclat d'un sourire malicieux…

- … lavande bleue, dilly dilly, verveine jolie…

Il s'approche doucement de la porte entrouverte de la nurserie, le cœur battant. Ce n'est pas la voix nasillarde de la Dolma, ou alors elle cache bien son jeu.

- … qui me l'a dit, dilly dilly, qui me l'a dit…

Non, c'est une tonalité plus grave, un peu hésitante, chaude et douce.

- … c'est moi pardi, dilly dilly, qui me le dit…

Il entre sans bruit, en retenant son souffle.

Merlin est assis dans le fauteuil à bascule à côté de la fenêtre, ses jambes interminables repliées maladroitement devant lui, ses boucles noires un peu trop longues sur le front et la nuque, ses yeux bleus fixés avec amour sur le bébé qu'il tient avec précaution dans ses grands bras maigres.

- … si j'étais roi… dilly dilly… tu serais reine…

Arthur avance vers eux presque contre sa volonté. Il s'accroupit tout doucement devant le fauteuil, pose sa main sur le genou de Merlin pour que celui ne sursaute pas.

Le jeune homme relève brièvement la tête et un sourire immense envahit son visage tandis qu'il souffle la fin de la berceuse.

- … si vous m'aimez… dilly dilly… je vous aime aussi…

Dans le paquet de lin crème, la petite princesse a les yeux bien ouverts et regarde son père pour la première fois.

Arthur mordille sa lèvre inférieure, crispé.

Il ne se rend pas compte qu'il pleure.

- Merlin. Cesse de lui conter fleurette, grommelle-t-il pour se donner une contenance. "Tu traines vraiment trop avec Gwaine. Je ne la laisserai jamais épouser un homme de vingt-quatre ans son aîné."

Merlin fait osciller le fauteuil à bascule, très délicatement, tout en caressant du bout des doigts le petit poing qui émerge du fatras de volants en dentelle.

- Oh, ne commencez pas.

Arthur jette un coup d'œil rapide autour de lui, tout en essuyant rapidement son visage d'un revers de manche.

- Où est la Dolma ? Je croyais que tu n'avais pas le droit de sortir le bébé du berceau.

Un léger raclement de gorge lui répond et il découvre la silhouette noire de la femme dans un coin de la pièce, en train de filer tranquillement au rouet.

Il la salue d'un bref hochement de tête, puis se redresse, les cuisses ankylosées, fait quelques pas vers la fenêtre derrière laquelle tombe la neige.

- Hum. Merlin, je dois m'habiller pour le banquet. Je te cherchais.

Le serviteur ignore le mensonge et adresse au roi un autre de ses sourires lumineux.

- Voulez-vous la prendre dans vos bras ?

Arthur se raidit.

"Ne voulez-vous pas la prendre dans vos bras ?" demande la voix de Mithian.

Il secoue la tête.

- Non.

Il contourne le fauteuil à bascule comme pour sortir, puis se ravise et se penche par-dessus le dossier.

Est-ce que… est-ce qu'elle le regardait vraiment ?

Son menton effleure les cheveux ébouriffés de Merlin.

- Elle vous regarde vraiment, vous savez, dit le serviteur au bout d'un moment. "Gaius a dit qu'elle ne voit pas encore très bien, c'est parce que ce n'est qu'un bébé, mais de si près, elle vous voit. Faites-lui un sourire, Sire. Elle va vous prendre pour un vieux rabat-joie, sinon."

Arthur mâchouille l'intérieur de sa joue. Puis il tend la main et son pouce calleux effleure la pommette de la toute petite fille qui le fixe d'un air très sérieux.

- Albion, murmure-t-il.

Le bébé cligne des paupières, bâille… et sourit.

- Oooh, souffle Merlin, émerveillé. "C'est la première fois qu'elle sourit, Arthur !"

Le roi ne répond pas tout de suite, submergé par l'émotion. Puis il lâche un petit rire étranglé.

- Bien sûr. C'est normal, je suis là.

- Pff, grogne le jeune homme. "Vantard."

Il rit doucement, malgré tout.

Parce que c'est la première fois depuis plus d'un mois qu'Arthur laisse tomber son masque.

C'est un pas vers la guérison.

Merlin ne sait pas encore que ce qui renversera les dernières barrières se produira quatre mois plus tard et qu'il payera le prix fort pour que son roi se remette enfin en marche.

 

 

A SUIVRE...

 

 

 


Listelia  (24.07.2015 à 22:39)

Basé sur les épisodes : 5x08, 4x03, 2x10, 2x05, 2x06

 

 24

LE SERPENT, LE WOLVERENE, L'OIE, LA RENARDE & LE BUSARD

 

 

La bruine nocturne s'est arrêtée. De la brume s'élève au-dessus des collines, étrange et translucide sous le timide soleil qui sort des nuages. Sur les remparts, l'haleine des gardes se condense quand ils échangent les consignes et leurs postes.

Gwaine frotte ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.

- Brrr. Fait pas chaud, s'exclame-t-il en sautillant sur place.

- En avril, ne te découvre pas d'un fil, dit sentencieusement Léon à côté de lui, tout en observant la campagne environnante.

Quelque part dans la ville basse, un coq s'égosille. Le porteur d'eau remplit ses seaux à la fontaine qui grince. Des sabots se hâtent sur les pavés de la cour d'honneur, quelqu'un rit sous les arcades. Une servante secoue des draps à la fenêtre d'une des tours. En bas, dans les communs, la cuisinière fait des vocalises.

-Tout est calme, dit Gwaine avec satisfaction.

- Et j'espère que ce sera toujours le cas dans quatre jours, ajoute Sir Léon.

Le jeune homme rejette ses cheveux ondulés en arrière et son sourire aux dents blanches se creuse dans sa barbe brune.

- Ne faites pas une tête pareille, proteste-t-il. "Nous sommes là pour veiller au grain."

- Il n'empêche que c'est l'occasion parfaite pour une tentative d'assassinat, soupire Léon, le front plissé sous ses frisettes blondes. "Il y aura beaucoup de monde, ce sera impossible de garder un œil sur toutes les allées et venues."

- Vous avez déjà dit tout ça, le bourrade Gwaine d'une voix détendue. "Nous en sommes conscients, Arthur le premier. Mais il nous fait confiance. Et si tout se passe bien, le royaume sera plus en sécurité que jamais avec quatre nouveaux alliés !"

Il s'accoude sur les créneaux, repoussant sa longue cape rouge derrière son épée.

- Tout ira bien, Léon, vous verrez.

Les yeux bleus du chevalier sont toujours un peu sceptiques tandis qu'il imite son second et promène son regard sur Camelot qui s'éveille doucement.

Ils ont pris l'habitude de cette mini-réunion, tôt le matin sur les remparts. Les gens dorment sur leurs deux oreilles grâce à leur vigilance constante. Ils en sont fiers et savourent leur récompense, la ville paisible et heureuse qui s'étend sous leurs yeux au petit jour.

- Ce sera bien quand ce sera terminé, quand même, soupire encore Léon. "Le roi est sous pression et il n'a pas besoin de ça. Nous non plus."

- ça ne le rend pas particulièrement aimable, c'est certain, glousse Gwaine. "Je l'emmènerai bien à la pêche comme au bon vieux temps, quand il se mettait martel en tête avec son père, mais… j'ai peur qu'au lieu de lui sortir la tête de son marasme, ça ne lui rappelle que trop de souvenirs... "

Le chevalier blond hoche le menton.

Entre les deux hommes flottent le souvenir d'années plus légères, de garçons à peine adultes en train de faire griller du poisson et de regarder les étoiles sans se soucier de leurs rangs ou du futur.

- Lancelot aurait voulu voir la signature de ce traité, j'en suis sûr, dit finalement Léon avec une sorte de tendresse dans la voix. "C'est l'accomplissement de son travail. Lorsque ces quatre-là auront signé, il ne restera qu'Odin et les terres sauvages du nord. Albion est à nos portes."

Gwaine acquiesce silencieusement.

Puis ses sourcils se froncent.

Perceval et Numéro Quatre sont en train de passer le pont-levis et se dirigent, comme chaque matin, vers le pré au pied des remparts.

Les deux hommes sont quasiment de la même taille, leurs épaules larges dans des tuniques de cuir brun presque identiques et la seule chose qui les différencie, de dos, ce sont les chaînes qui entravent les chevilles de l'ancien assassin de Caerleon.

- Je dois dire que ces séances ont fait de Sir Perceval un redoutable adversaire, marmonne Léon. "Je pense qu'il est largement au-dessus de la norme quand on en vient au combat au bâton."

Gwaine ne répond pas, les yeux fixés sur les deux adversaires qui s'échauffent dans l'herbe trempée par la brume.

- Vous restez le meilleur d'entre nous à l'épée, bien sûr, plaisante le chevalier blond en donnant une bourrade à son second. "Le roi lui-même ne réussit pas à vous faire demander forfait."

Un demi-sourire distrait brosse la barbe brune.

- Je sais. Ça le rend fou. Dites, Léon… Vous croyez qu'un jour il va être relâché ? Cela fait plus d'un an, maintenant…

Ils observent les mouvements fluides et puissants de l'Ombre Blanche et ne peuvent s'empêcher de sentir un frisson couler le long de leurs colonnes vertébrales.

Laisser le loup en liberté… dans les rues paisibles de Camelot…

Ils ne sont pas encore prêts.

Ils ne savent pas que le danger qui rôde est dissimulé sous un autre déguisement.

 

oOoOoOo

 

Arthur relève le menton et un sourire se fraie un passage au coin de ses lèvres.

- Merlin. Tu es censé travailler, dit-il en secouant la tête.

Son serviteur ne l'entend même pas, occupé à glousser de joie, tellement penché par la fenêtre qu'il risquerait presque de tomber.

- Ils ont un ours ! pépie-t-il avec excitation, son chiffon à poussière à la main, ses corvées complètement oubliées. "Et – ooooh ! Vous auriez dû voir ça ! Cette dame a fait un tour dans les airs ! Ah ! Wow…"

- Merlin, répète le roi patiemment.

- Est-ce qu'ils vont cracher du feu ce soir aussi ? Guenièvre a dit qu'ils n'avaient pas intérêt à lâcher des colombes, parce qu'elle ne veut pas avoir à gratter des fientes partout sur les dalles.

Arthur soupire, amusé, puis pose sa plume et se lève. Il contourne la table, tire son serviteur en arrière par le col de sa chemise bleue et ferme la fenêtre, bloquant dehors les bruits de voix, de musique et les grognements d'animaux.

- Guenièvre ne fait plus le ménage, je ne vois pas en quoi cela la gênerait, commente-t-il. "Maintenant, fais-moi le plaisir de te remettre à la tâche. Dieux du ciel, Merlin, chaque fois qu'il y a des saltimbanques, c'est le même cirque."

Les prunelles céruléennes scintillent d'anticipation.

- Mais y'a jamais eu d'ours ! proteste-t-il. "Ça, c'est la première fois !"

Le roi met les mains sur ses hanches en prenant un air un peu accablé.

- Je vais te dire ce qui est la première fois. C'est le fait que ces festivités sont données pour quatre souverains qui viennent signer un traité de paix de la plus haute importance. Alors concentre-toi. Tant pis si mes appartements ne sont pas impeccables, je n'y amènerai personne. Mais j'exige que mes vêtements soient sans le moindre accroc, prêts et resplendissants, pour l'arrivée de nos invités. Est-ce que c'est le cas ?

Merlin hoche vivement la tête.

- Yep, assure-t-il.

Et son visage se tourne de nouveau vers la fenêtre et le spectacle bariolé qui se trouve dans la cour d'honneur.

- Très bien, soupire Arthur, vaincu. "Aide-moi à m'habiller et tu pourras y aller. Et Merlin ? Je ne veux pas te voir à moins de dix pas de cet ours, c'est bien compris ?"

Le rire étouffé qu'il entend derrière lui n'est pas pour le rassurer.

Il n'a vraiment pas besoin d'avoir à surveiller le jeune homme rêveur pendant ces quatre jours où il lui faudra danser sur une corde raide pour obtenir ce qu'il veut. Il va jouer gros et il aura besoin d'être frais, dispo et soulagé de tous les soucis mineurs du château.

Guenièvre a bien compris et pris en charge la régie de l'intendance.

Gwaine et Léon sont briefés et plus que préparés à toute éventualité.

Même Gaius et la Dolma sont au taquet.

Alors Arthur commence à être un peu agacé par l'insouciance de son serviteur.

Merlin sent la nervosité de son maître et son bavardage excité se calme un peu… jusqu'à ce qu'ils soient dans les escaliers, en route pour accueillir les invités. Il sautille de marche en marche en battant des mains et manque de s'étaler deux fois.

- Tais-toi et tiens-toi correctement, finit par japper Arthur qui a eu peur qu'il se fracasse le crâne en tombant.

Merlin fait la moue et grommelle quelque chose que le roi n'essaie pas de comprendre.

Il n'a pas le temps pour ces enfantillages.

Il s'arrête en haut du grand perron blanc et prend une longue respiration.

Le jeu commence maintenant.

Si tout va bien, dans quatre jours Camelot aura quatre nouveaux alliés.

Il place un sourire sur son visage et descend les marches avec toute la dignité royale qu'il peut rassembler.

S'il est une chose qu'Arthur n'a jamais comprise, c'est qu'il se déplace toujours avec un naturel princier.

Sa cape rouge ondule derrière lui et la couronne richement ouvragée qu'il ne porte que lors des cérémonies capture l'éclat du soleil.

- Bienvenue à Camelot, lance-t-il d'une voix grave et profonde. "Nous sommes heureux de recevoir de si valeureux et honorables invités en cette occasion mémorable."

Quatre paires d'yeux se tournent vers lui et le jaugent pendant un quart de seconde, avant de lui rendre son salut.

Le premier à mettre pied à terre est le Roi Alined de Deorham. C'est un homme de petite taille, les cheveux grisonnants, le menton fuyant et les yeux étroits, aux épaules maigres perdues dans un manteau de fourrures. Il passe son temps à s'humecter les lèvres et à tamponner la sueur dans son cou.

Le second est le Sarrum d'Amata, une force de la nature, couturé de cicatrices, bardé d'une armure avec des têtes de clous protubérantes, le crâne large et chauve avec à peine un duvet rouquin sur la nuque et un sourire carnassier. Son escorte ressemble davantage à une troupe de mercenaires sanguinaires qu'à un groupe de soldats.

Le Roi Olaf a un visage bonhomme aux traits rudes, comme un guerrier un peu brute mais au cœur loyal. Il porte une cotte de mailles et un surcot comme ses chevaliers. Ce n'est pas lui qui inquiète Arthur, mais plutôt sa fille, la princesse Vivian, dont on dit que les caprices font loi au royaume de Deira. C'est une jeune fille blonde au nez mutin et aux jolies lèvres, habillée de la plus fine soie, qui fait la moue en descendant de son carrosse dans un cliquetis de bijoux.

Le dernier monarque est une souveraine au menton levé avec grâce et aux longs cheveux auburn soyeux et brillants, dont les yeux de biche sont aussi calculateurs qu'envoûtants. Sa peau d'albâtre concurrence la blancheur éclatante de sa robe et elle provoque des frissons délicieux juste en rangeant une mèche de cheveux derrière son oreille délicate. Lady Catrina de Bernicie est une beauté dont parlent de nombreuses chansons de geste et elle mérite sa réputation.

- Mémorable occasion, en effet, badine Alined en tendant sa main molle et moite à Arthur.

- Vous n'aviez que dix ans la dernière fois que je vous ai vu, s'exclame le Sarrum avec un rire gras. "Votre père avait organisé un tournoi pour vous. J'espère que vous me ferez le plaisir d'un duel, cette fois."

- Dieux que c'est ennuyeux, soupire Lady Vivian.

- Arthur, quel plaisir de vous rencontrer, roucoule la Reine Catrina en lui tendant sa main à baiser.

- Quelle genre de bienvenue est-ce donc que cela ? lance Olaf avec un sourire bourru. "On se croirait dans une bassecour !"

Le jeune roi se raccroche à cette phrase sympathique et fait bonne figure. Il sait que ses chevaliers ont l'air magnifique et impressionnant, tout autour de la cour, avec leurs capes rouges et leurs amures rutilantes, mais il est vrai que les chariots des saltimbanques encombrent une partie de l'espace et donnent une impression plus que brouillon et bruyante de son royaume.

Il aurait dû mieux réfléchir à cet accueil.

- Mes Seigneurs et mes Dames, salue la voix douce et posée de Guenièvre à côté de lui. "Les baladins vont laisser place à vos escortes dans un instant. Peut-être aimeriez-vous vous rafraichir après le long voyage que vous avez enduré ?"

A la façon dont les souverains la toisent, Arthur devine que la jeune femme n'aurait pas dû intervenir. Mais elle lui a permis de reprendre le contrôle de sa nervosité et il lui en est reconnaissant.

Il prend la suite des opérations et tout rentre très vite dans l'ordre.

Les deux rois prennent possession de leurs appartements avec un grognement d'approbation, tandis qu'il escorte la princesse Vivian et la Reine Catrina vers les leurs. Le Sarrum a préféré surveiller l'installation de ses troupes.

Lady Catrina semble tout à fait satisfaite de sa chambre et effleure le bras d'Arthur d'un geste gracieux lorsqu'il prend congé. Lady Vivian, en revanche, prend un air boudeur en examinant la luxueuse pièce dans laquelle elle va vivre les quatre prochains jours.

- Je suis certain que vous y serez parfaitement à votre aise, dit le roi en essayant d'empêcher ses sourcils de se froncer. "Voici Guenièvre. Si vous manquez de quoi que ce soit, n'hésitez pas à vous adresser à elle. Elle représente l'excellence de Camelot."

- Oh. Eh bien, je crains pour Camelot dans ce cas, dit négligemment la princesse avec un petit rire ironique, après avoir battu des cils en détaillant la robe simple mais élégante de la jeune femme.

Guenièvre répond par un sourire aimable, puis sort avec Arthur.

Elle hésite un instant, en se mordillant les lèvres, à lui reprocher de ne pas l'avoir présentée comme Lady Guenièvre, ce qui lui aurait peut-être évité une remarque aussi grossière, mais elle se tait en croisant le regard amusé du roi.

- Bon courage, marmonne-t-il malicieusement.

Pendant un instant, son visage est celui du prince un peu moqueur qu'elle a appris à apprécier, des années auparavant, puis il se rembrunit.

- On peut rire, n'est-ce pas ? souffle-t-il d'un air presque coupable.

Elle acquiesce aussitôt, submergée par l'émotion.

- Oui, murmure-t-elle. "Oui, Arthur, on a le droit de rire."

Il hoche le menton et s'en va d'un pas rapide.

Elle le regarde s'éloigner, navrée, son irritation oubliée.

Puis elle se met en quête de Merlin qui doit l'aider à arranger les tables pour le banquet de ce soir.

Elle le retrouve – bien évidemment – dans les quartiers réservés aux bateleurs, en train de s'extasier sur tout ce qu'il voit et tout ce qu'on l'autorise à toucher.

- Oh, Guenièvre, ils ont trouvé une pièce derrière mon oreille ! s'écrie-t-il avec ravissement, en lui montrant sa paume ouverte. "Il y a des papillons magiques dans cette boite et, tu sais quoi ? L'ours va danser !"

- C'est très bien, dit-elle gentiment, avant de se tourner vers l'homme qui semble être le chef de la troupe. "Je suis désolée s'il vous a gêné en quelque façon, il est… si enthousiaste. Il ne se rend pas compte."

Merlin a glissé sous son bras et s'est de nouveau échappé. Il bavarde avec animation avec un garçon de treize ou quatorze ans qui a l'air tout surpris d'être intéressant.

- Ce n'est rien, ma Dame, dit le saltimbanque aux cheveux gris et aux sourcils presque aussi broussailleux que ceux de Gaius. "Il ne nous a pas embarrassé le moins du monde."

Elle lui sourit avec reconnaissance.

- C'est le vraiment le serviteur personnel du roi ? demande un autre homme en s'approchant, d'une voix chaude et plaisante.

Celui-ci est très grand, avec une peau d'ébène satinée et une barbe noire soignée. Il porte une boucle d'oreille ronde en argent et une cape de lin aubergine.

- Myror, se présente-t-il en se penchant pour embrasser les doigts de la jeune femme qui se surprend à rougir un peu.

- Oui, en effet, bredouille-t-elle. "Merlin a toute la confiance du roi. Depuis des années."

- Fascinant, murmure l'homme. Ses yeux bruns sourient avec bienveillance. "Camelot est comme on nous l'avait décrit, un royaume plein de paix et de bonheur."

Guenièvre acquiesce, puis se rappelle de la raison de sa venue.

Elle donne rapidement quelques instructions au chef de troupe concernant le déroulement des festivités, puis attrape Merlin par la manche et le traîne hors de la salle.

- Rappelle-toi que c'est un moment très important pour Arthur, gronde-t-elle en le houspillant le long des allées. "Fais un effort ! Il compte sur toi."

Le jeune homme aux yeux bleus répond d'un hochement de tête penaud et s'applique jusqu'à l'heure du banquet où il se fige de nouveau, la bouche entrouverte d'admiration, le plateau de sel à la main, à l'entrée spectaculaire des acrobates.

Les souverains sont alignés à la même table et applaudissent la féérie avec flegme. Le roi Alined a l'air de s'ennuyer à mourir, le Sarrum d'avoir faim, le roi Olaf de trouver tout absolument à son goût, Lady Vivian d'être en présence d'une pitoyable performance et la Reine Catrina est trop occupée à se pencher pour faire profiter Arthur de son décolleté plongeant pour vraiment regarder la parade.

Pendant que l'on sert le potage et les poissons, les baladins produisent une grande roue et y ligotent leur plus jeune recrue, le garçon qui parlait avec Merlin. Le vieil homme qui est leur chef démontre son adresse au lancer de couteaux et reçoit une ovation avant de laisser place à un cracheur de feu.

Tout est parfait et même Gwaine et Sir Léon se sont un peu détendus depuis leurs places stratégiques au repas de fête.

Les viandes se mettent à circuler à leur tour, répandant mille fumets. Relents d'épices, parfums d'encens et volutes de cire consumée alourdissent l'air, enivrant les convives qui n'en sont pas à leur premier verre. Merlin a fort à faire pour débarrasser les assiettes et les remplacer par de belles tranches de pain et pour distribuer des serviettes propres, changer les tailloirs et surveiller que les chiens ne fassent pas trop de vacarme en rongeant les os sous les tables.

Quand il glisse sur un morceau de pomme de terre rissolée et manque de renverser un candélabre, Georges l'attrape par la manche et lui intime de retourner se placer derrière la longue table des invités royaux et de se concentrer uniquement sur leurs hanaps pendant que l'on sert les légumes.

Des ménestrels ont remplacé les exubérantes acrobaties et pincent les cordes de leurs rebecs et de leurs violes, tissant une atmosphère plus douce et plus sensuelle.

Merlin somnole debout, son aiguière de vin à la main. La journée a été longue et riche en émotions.

Olaf et le Sarrum sont plongés en pleine discussion au sujet de la menace que représentent les raids des barbares. Lady Vivian bâille ostensiblement, tout en grignotant les quartiers de coing que lui offre le fruitier. La Reine Catrina frôle Arthur de son épaule nue, tout en jouant coquettement avec le voile de son hennin, et l'écoute raconter avec animation comment son père a conquis Camelot.

Un raclement de gorge colérique sort Merlin de sa torpeur et il s'aperçoit avec consternation que le roi Alined, tout au bout de la table, est en train de tapoter impatiemment sa coupe vide sur la nappe blanche maculée de traces de sauce.

- Voilà, Seigneur, bafouille-t-il en se précipitant pour le servir.

Heureusement, Guenièvre est au fond de la salle, en train de réclamer sans doute de nouvelles jarres d'hypocras, et n'a rien remarqué. Georges non plus, il s'affaire au service des fromages.

- Hum, renifle Alined avec un froncement de sourcil méprisant, avant de boire une gorgée en levant machinalement les yeux sur le serviteur négligent qui l'a fait attendre.

Merlin baisse ses longs cils sur ses grands yeux bleus, les pommettes légèrement enflammées à l'idée d'avoir causé de la gêne à l'un des invités d'Arthur et, par là-même, du tort à l'importante réunion.

Une main saisit son menton et l'oblige à relever la tête.

- Toi, comment t'appelles-tu ?

- Merlin, murmure-t-il.

Pourvu que le roi ne soit pas trop fâché…

Il risque un coup d'œil et s'étonne en ne voyant pas de trace de mécontentement sur le visage pointu du monarque, mais plutôt un étrange sourire.

- Eh bien, Merlin, tu vas rester ici. Juste ici, à côté de moi, jusqu'à la fin de la fête. Et j'espère que tu sauras te montrer plus alerte, si tu ne veux pas que je m'en plaigne à ton maître.

- Je ne vous causerai plus aucun déplaisir, assure précipitamment le jeune homme en s'inclinant.

- Je serai le juge de cela, répond Alined avec un gloussement froid.

Un troubadour s'est avancé au milieu du U que forment les tables et commence une chanson de geste d'une voix de baryton agréable et chargée d'émotion.

Des beignets circulent dans des plats d'argent drapés de dentelle. Alined en prend un et le mange à petites bouchées, en se léchant les doigts.

Merlin surveille anxieusement le niveau du vin dans le hanap du souverain. Il est fatigué et son dos lui fait mal après avoir déplacé tant de tables et de coffres toute la journée, mais il n'oserait jamais s'éclipser.

Arthur lui a jeté un coup d'œil pendant la soirée et a hoché la tête avec satisfaction.

Merlin ne tient pas à le décevoir en s'attirant le courroux d'un des invités.

Alors il se redresse et lutte contre le sable qui s'installe sous ses paupières, essaie de suivre l'histoire compliquée que raconte la chanson.

Quelque chose touche son genou et il baisse les yeux pour flatter le chien qui s'ennuie sans doute sous la table.

Sauf que ce n'est pas un chien.

C'est la main du Roi Alined.

Merlin tourne la tête vers l'homme, étonné, mais celui-ci ne le regarde pas. Il écoute le poème mélodieux en inclinant la tête avec approbation aux passages difficiles.

La main glisse le long de la jambe de Merlin qui ne bouge pas, décontenancé.

- Sire ? tente-t-il à voix basse.

Un frémissement agacé court sur les épaules du monarque qui ne fait pas mine de répondre et le serviteur comprend qu'il ne souhaite pas être dérangé pendant le spectacle.

La main palpe sa cuisse, maintenant, et Merlin fait instinctivement un pas en arrière, mal à l'aise.

Alined lui lance un coup d'œil meurtrier qui le fige sur place.

Le jeune homme cherche Guenièvre des yeux.

Certainement, elle saurait ce qu'il doit faire dans une situation aussi inhabituelle que celle-ci…

Mais son amie n'est nulle part en vue.

La main glisse sous le surcot aux armoiries de Camelot et des doigts moites caressent la peau au bas de son dos.

Merlin frissonne de façon incontrôlable.

Il n'aime pas ça. Il ne sait pas pourquoi, mais quelque chose lui déplait dans les déplacements discrets mais insistants de cette main.

Il rougit et ses doigts se crispent sur le manche de l'aiguière quand elle redescend le long de sa hanche, s'approche en pressant doucement son aine à travers le tissu de ses braies…

- Merlin ?

Il sursaute et lâche presque le pichet en entendant la voix de Georges à côté de lui.

- Qu'est-ce que tu attends ? On doit servir les boute-hors !

- Je… j-j'ai… Monseigneur, je d-dois…

Le roi Alined le renvoie d'un geste indolent, sans lui accorder un regard. Il y a de la sueur sur le bord de sa lèvre supérieure et ses tendons palpitent sous la peau rosie de son cou.

Merlin trébuche en suivant Georges qui secoue la tête et fronce les sourcils, mécontent.

- Vraiment, je ne sais pas pourquoi on te tolère au banquet, marmonne le serviteur modèle sans se préoccuper de son junior.

Guenièvre est un peu plus observatrice et se radoucit quand ils arrivent enfin dans la pièce où seront servis les dragées et le gingembre confit qui concluront le festin.

- Tu es tout pâle, Merlin, s'inquiète-t-elle. "Ça va ?"

- J'ai la tête qui tourne un peu, répond-t-il à voix basse.

La jeune femme met les poings sur ses hanches.

- Bon. C'est très tard, c'est vrai et je parie que tu as trop respiré de vapeurs de vin, dit-elle après un instant de réflexion. "Ecoute, va te coucher, ça ira pour ce soir. Georges, tu iras préparer le roi pour la nuit. Mais demain, je te veux en pleine forme, Merlin, d'accord ?"

Il hoche la tête, vaguement nauséeux, et prend le chemin des appartements du médecin de la cour en trainant les pieds.

Gaius est déjà couché quand il arrive, alors Merlin se déshabille en silence et se fourre sous sa couverture. Une grosse boule s'est nouée dans sa gorge et elle ne veut pas disparaître, ni se dissoudre en larmes silencieuses, malgré l'envie de pleurer qui l'a saisi sans qu'il sache pourquoi.

Il finit par s'endormir, épuisé.

Demain, ça ira mieux. Demain, il restera du côté d'Arthur et évitera le bizarre seigneur Alined.

Les invités ne sont là que pour quatre jours.

Camelot sera bientôt de nouveau paisible et sans ombre.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (27.07.2015 à 10:05)

Basé sur les épisodes : 5x08, 4x03, 2x10, 2x05, 2x06

 

 25

VENIN, CROCS, BEC, MUSC & ŒIL

 

 

Il fait beau et le soleil réchauffe agréablement leurs épaules, même si le fond de l'air est encore frais comme c'est souvent le cas en cette saison.

Merlin agite un bouchon au bout d'une ficelle pour faire jouer le petit chat à ses pieds.

- J'aimerai bien vivre ici, je crois, dit l'adolescent saltimbanque en croquant à belles dents dans la part de tarte que le serviteur lui a donné.

Ils sont perchés entre les créneaux, sur le chemin de ronde, et savourent l'heure de liberté qu'ils ont réussi à grappiller, l'un après avoir terminé ses corvées du matin, l'autre après avoir terminé ses exercices avec les acrobates.

- J'ai une idée, s'écrie Merlin. "Tu n'as qu'à rester à Camelot, Daegal. L'intendant se plaint toujours qu'il n'y a pas assez de monde, surtout pour s'occuper des chevaux des chevaliers. Et puis Guenièvre voudrait qu'on entraîne un nouveau coursier parce qu'il y a de plus en plus de courrier avec les autres royaumes. Oh, ce serait bien ! Je demanderai à Arthur !"

Daegal sourit à cet enthousiasme, puis se rembrunit.

- Je ne pourrais pas, Merlin… murmure-t-il.

- Pourquoi ?

Le garçon de quatorze ans a soudain l'air beaucoup plus vieux que son interlocuteur de dix ans plus âgé.

- Je ne peux pas te le dire, soupire-t-il. "C'est… compliqué."

- Est-ce que ça te manquerait ? Les cracheurs de feu et puis les papillons magiques et la route et de porter ton capuchon avec des grelots et de faire la fête tous les soirs ?

Daegal secoue la tête, amusé à cette naïveté.

- Je ne fais pas la fête, moi. Je travaille.

- Oh.

L'adolescent se laisse glisser sur le chemin de ronde et s'accroupit pour gratter les oreilles du petit chat.

- Et toi, tu voudrais venir avec nous ? demande-t-il soudain.

Merlin éclate de son rire franc et innocent.

- Oh non ! Je suis trop maladroit, je ne pourrais pas faire des équilibres comme toi ou lancer des couteaux. Et puis, je dois rester avec Arthur. Je le protège.

Daegal hausse un sourcil sceptique.

- Peut-être. Et lui, est-ce qu'il te protège ? C'est le devoir d'un seigneur, non ?

- Arthur veille sur nous tous, assure le serviteur avec ferveur. "Il s'inquiète de chacun, et il nous aime et il pense que personne ne doit être mis de côté et…"

L'adolescent fait la moue.

Il semble sur le point de dire quelque chose quand le chat donne un brusque coup de griffe qui détache le bouchon de la ficelle et l'envoie dégringoler le long des escaliers qui montent aux remparts. Le félin se précipite à sa poursuite et Merlin saute de son perchoir pour le poursuivre.

Daegal leur emboite le pas en riant.

Il n'est ici là que depuis la veille, mais il sent qu'il aime Camelot.

La façon dont les gens sourient dans les rues, ce sentiment rassurant d'un endroit où l'on travaille dur mais prend soin les uns des autres, les belles tours blanches et le roi bienveillant…

Il voudrait rester…

Mais il n'est pas venu pour ça.

Oh non, au contraire.

Il soupire et presse le pas le long des escaliers pour aller rejoindre le serviteur aux yeux bleus rêveurs qui ressemble à un grand frère de conte de fée.

Merlin savoure cette journée où il n'a pas besoin de s'approcher de l'invité qui lui fait peur. Gaius n'était pas là quand il s'est réveillé, appelé aux premières lueurs pour une chute grave dans la ville basse, mais Arthur était de bonne humeur ce matin, s'est moqué gentiment en disant qu'il n'a jamais vu quelqu'un capable de se saouler juste aux vapeurs de vin (le jeune homme n'a pas protesté parce qu'il n'était plus très sûr d'avoir vécu ou rêvé l'affreux moment de la veille), puis lui a donné une liste de tâches qui l'ont tenu loin de la salle où se déroulent les négociations. Et maintenant, le serviteur a même pu bavarder avec Daegal un moment. L'adolescent est assez terne, blond, les yeux un peu tombants. Il a posé des tas de questions sur la vie du château, les habitudes du roi, les corvées de Merlin, et en échange a raconté sa vie de bohème en laissant de côté les privations et les difficultés pour ne parler que de paillettes, de pâtés hauts comme des hommes, de contrées pleines de mystère et d'aventure.

Merlin l'a écouté en ouvrant de grands yeux émerveillés. Ce n'est pas le cas de Guenièvre, cependant, qui est plus qu'excédée par Lady Vivian et n'a pas de temps pour le récit plein d'enthousiasme de son ami.

- Cette espèce de… de… d'oie grincheuse et superficielle, grommelle la jeune femme en hâtant le pas dans les allées, chargée d'un panier de linge sale comme une simple servante. "Que quelqu'un lui apprenne les bonnes manières ! Elle est… raaah !"

- Qu'est-ce qu'elle a encore fait ? demande Merlin sans s'offusquer quand il s'aperçoit qu'elle n'a pas écouté un mot de ce qu'il disait.

- Elle ne peut pas se laver comme n'importe qui, bien sûr ! Il lui faut du lait d'ânesse pour son bain ! Où suis-je supposée trouver une telle quantité de lait, moi ? Mais quelle péronnelle !

Elle s'interrompt en haut des escaliers en spirale, se mord la lèvre inférieure et respire profondément pour se calmer.

- Si seulement elle pouvait au moins arrêter de m'appeler "toi, là" ! siffle-t-elle entre ses dents. "C'est incroyable ! De toutes les dames que j'ai servies, je n'en ai jamais vu une aussi arrogante et aussi mal élevée !"

Merlin cale son propre panier de linge sale sur sa hanche et tend la main pour écarter une mèche frisée qui balaye le front de Guenièvre.

- ça va aller, promet-il. "Ce n'est que pour trois jours encore. Après, tu seras de nouveau traitée comme une vraie dame."

Guenièvre lâche un petit rire amer.

- Ce n'est pas que ça, Merlin… je pourrais le supporter si ce n'était que moi, mais elle a déjà fait fouetter le palefrenier, rendu fous les gardes de son couloir en les prenant pour des garçons de course, et j'ai trouvé Anna en pleurs après qu'elle l'ait giflée en la traitant de "petite gourde". Le problème c'est que si elle n'obtient pas satisfaction pour le moindre de ses caprices, son père sera contrarié…

- … et les négociations en pâtiront, complète Merlin à voix basse.

- Tu as tout compris. Allez, maintenant, file. Donne-moi ton linge et va voir en cuisine, il y a une collation à monter aux invités.

Elle le regarde s'éloigner, un peu surprise par son air soudain rembruni, puis dévale les escaliers en colimaçon en passant en revue tout ce qui lui reste à faire avant de retourner à la chambre de l'insupportable Lady Vivian.

Plus que trois jours. Vite que ça se termine…

Merlin arrive juste à temps pour accompagner Georges à la salle des négociations. Il se cache derrière le serviteur roux à l'air pincé et se faufile entre les piliers sans oser jeter de coups d'œil en direction des cinq souverains.

- Vos requêtes sont notées et seront prises en considération en temps voulu, est en train de dire Arthur. "Dans l'intervalle, y a-t-il quelqu'un qui a d'autres commentaires sur les territoires du Nord ?"

Sa voix forte et grave domine les discussions et il obtient visiblement ce qu'il souhaitait, si l'on en croit la façon droite et fière dont il se tient sur son grand fauteuil.

- Au sujet des barbares, reprend Olaf en fronçant les sourcils. "Que comptez-vous faire ? Leur seule présence est une menace pour l'ensemble de nos royaumes."

Merlin n'entend pas l'argument de la reine Catrina, qui semble aussi s'inquiéter de ce problème, parce qu'il vient de s'apercevoir que le chaton qui jouait ce matin sur les remparts s'est glissé dans la salle.

Arthur tolère les félins que l'on trouve souvent endormis sur les coffres ou les appuis de fenêtres, et même parfois en train de prendre un bain de soleil roulés en boule sur le trône, mais Merlin doute qu'il cautionne le fait que le petit animal vienne de se hisser sur une chaise vide, puis sur la table couverte de parchemins et de cartes.

Georges le fusille du regard et lui intime silencieusement d'aller immédiatement récupérer son chat avant que quelqu'un ne tourne la tête vers le bout de la table où le minet curieux trempe ses moustaches dans un encrier.

- Il ne suffit pas seulement de s'en protéger, est en train d'expliquer le Sarrum de sa grosse voix. "Il faut marquer les esprits, transmettre un message clair. Une fois qu'ils ont compris, ils ne reviennent pas. Et ils rampent devant vous."

Merlin plaide silencieusement pour que Georges vienne l'aider, mais celui-ci, les bras croisés à côté du buffet, ne fait pas mine de bouger.

Le chaton trottine vers le milieu de la table, donne quelques coups de pattes à une plume, saute sur une carte qui s'aplatit et attire l'attention de toute l'assemblée.

Le roi Olaf lève un sourcil désapprobateur. La reine Catrina dissimule un petit rire ironique et Alined s'humecte les lèvres en découvrant le jeune serviteur à quelques pas de son fauteuil. Arthur réprime un soupir agacé et se penche pour attraper l'animal et les en débarrasser, mais le Sarrum est plus rapide que lui.

Il referme sa poigne de fer sur le corps délicat du chaton et le soulève.

- Voilà ce que je disais, continue-t-il avec un éclat de rire cruel. "Leur insolence n'a pas de limites, jusqu'à ce que vous leur montriez que vous êtes le maître."

Le petit chat se débat avec un miaulement aigu, sortant ses griffes minuscules, la queue hérissée de colère.

- Ces vermines n'ont aucun respect pour nos frontières et n'auront de cesse de piller et de lancer des raids sur nos terres. Mais…

Ses doigts massifs brisent d'un seul coup l'une des pattes du chaton qui couine de douleur.

- Si la punition est suffisamment sévère, ils ne reviendront pas à la charge, croyez-moi.

Au son comme une brindille qui se casse, Merlin est devenu tout blanc et Arthur a fermé les paupières un instant. La Reine Catrina a lâché un petit glapissement d'horreur, Olaf a détourné la tête en levant les yeux au ciel et Alined a eu un long frisson.

Le Sarrum ricane en secouant la petite créature flasque dans sa grosse main, puis la lance en direction de Georges qui l'attrape au vol avec une grimace de dégoût.

- Débarrasse-nous de ça, valet. Allons-nous manger, Pendragon ? Il me semble que nous avons assez parloté pour ce matin.

Le roi de Camelot évite soigneusement de regarder en direction de son serviteur et serre le poing sous la table pour contrôler soigneusement sa voix.

- Je pense en effet qu'une pause est de mise.

Du coin de l'œil, il voit Georges tirer Merlin dehors en l'entraînant par la manche. Une fois les portes ouvertes, d'autres serviteurs entrent pour les servir, amenant des bassines d'étain remplies d'eau et de pétales de roses.

- Vous semblez… mal à l'aise, Arthur, dit soudain la voix narquoise du Sarrum à côté du roi.

- Je ne le suis pas.

- Vous faites bien, dit l'homme en essuyant le jus gras qui coule sur son menton. Il mord dans le pilon et continue, la bouche pleine : "Il faut se montrer sans merci. Si vous montrez le moindre signe de faiblesse, vous avez déjà un pied dans la tombe."

Il y a une menace dans la tranquille assurance de cette phrase et Arthur répond par un sourire poli avant de se diriger vers un autre de ses invités.

Il doit rassembler toute sa volonté pour réussir à avaler quelque chose.

Le craquement sinistre continue de résonner à ses oreilles. Les moustaches du chaton ont pointillé d'encre l'un des parchemins et il y a une goutte de bave sur la carte qui était posée devant le Sarrum.

Encore trois jours. Seulement trois jours. Ensuite, tout ira bien.

Arthur doit attendre la fin de la journée, le moment d'aller d'habiller pour le banquet, pour avoir enfin l'occasion de parler à Merlin.

Son serviteur a les yeux rougis à force de pleurer. Gaius a dit que la petite bête resterait estropiée.

- Je suis désolé de ce qui est arrivé à ton chat, dit le roi sincèrement. "Mais il faut vraiment que tu te concentres. On ne doit pas faire d'erreurs. Ils sont dangereux, mais nous n'avons pas le choix. Si nous ne signons pas la paix avec eux, c'est que nous serons en guerre. Je ne peux pas risquer des milliers de vie pour un chaton qui n'aurait jamais dû se trouver là."

Les yeux bleus de Merlin sont remplis d'incompréhension, de colère et de chagrin impuissant.

- Ils sont mauvais, souffle-t-il.

- Voilà une opinion que tu ferais bien de garder pour toi-même, riposte Arthur avec sévérité. "Tu ne manqueras pas de respect à mes invités, c'est hors de question. Ils sont de sang royal et tu dois te tenir à ta place."

Il gronde de peur que Merlin ne s'attire des ennuis, mais son serviteur n'entend qu'une injustice et sort de la chambre en claquant la porte.

- Comme il vous plaira, Sire.

Arthur se contente de soupirer à haute voix. Il est habillé, il n'a plus besoin de lui, de toute façon. Et il y a longtemps qu'il a abandonné l'idée d'expliquer à Merlin que cette attitude le ferait virer par n'importe qui d'autre.

Mais il a le cœur lourd de ne pouvoir se faire comprendre et regarde d'un air blasé, avachi dans son siège, l'ours qui danse au son des cymbales accompagné par une égyptienne, dans une valse de jupons rouges et de bracelets d'or.

Autrefois, en une pareille occasion, Merlin aurait trépigné d'excitation à côté de son siège et fait tout un tas de commentaires auxquels Mithian aurait répondu en gloussant de rire. Elle aurait glissé sa petite main dans celle du roi en entendant les râles féroces de l'ours muselé et retenu son souffle en voyant l'adolescent traverser la grande salle sur une corde tendue loin au-dessus du sol.

Pourquoi ce temps-là s'est-il enfui ?

Merlin n'est même pas dans la salle en train de regarder le spectacle qu'il a tant attendu. Il doit bouder quelque part.

- Quelle tête de mule… grommelle Arthur à mi-voix, perdu dans ses pensées.

- Vous disiez, monseigneur ?

La Reine Catrina le regarde avec un sourire aimable et il se redresse, s'efforce de faire tomber de ses épaules l'impression désagréable.

- Rien, assure-t-il. "J'étais… euh. Distrait. Je vous prie de m'excuser. Vous me parliez, peut-être ?"

Elle rit avec élégance. Ses cheveux auburn sont soigneusement relevés et piqués d'épingles à têtes de diamant qui scintillent aux flammes des bougies, son cou gracieux mis en valeur par une collerette de dentelle immaculée.

- Cela n'a pas d'importance, minaude-t-elle. "Arthur Pendragon, ce doit être si difficile pour vous…"

Il la considère un instant, un peu étonné.

- Que voulez-vous dire ?

- Eh bien, ces fêtes, toute cette joie… C'est une chose terrible de se retrouver seul dans le monde, tout à coup, si cruellement seul. Il doit être dur d'être à la fois roi et père, d'assumer toutes ces responsabilités à vous seul…

Arthur fronce les sourcils, mais elle ne le voit pas, occupée à jouer négligemment avec les cordons de son surcot, penchée sur lui, terriblement proche, son parfum au jasmin intoxiquant.

- Je vous comprends tellement… la guerre m'a pris mon mari, voyez-vous. Mais je suis certaine que vous et moi ne resterons pas seuls pour toujours. Nous trouverons de nouveau l'amour… une âme jumelle avec qui partager le fardeau de cette vie…

Elle bat des cils, levant ses yeux de biche brillants et humides, une touche de rose sur ses joues de satin, la poitrine palpitante dans son décolleté bordé d'un galon doré.

Arthur la contemple d'un air stupéfait pendant quelques instants, puis se redresse en se raclant la gorge. Il enlève avec douceur les doigts du col de sa chemise, les ramène sur l'accoudoir de la chaise voisine.

- Je vous remercie de ces aimables pensées, ma Dame, dit-il d'une voix posée, en essayant d'adoucir la froideur qu'il sent monter dans son ton. "Je vous souhaite de trouver consolation et soutien auprès des vôtres, comme ce fut le cas pour moi. Camelot est une famille pour celui qui honore son amitié. Quant à l'amour courtois ou au mariage… ils sont bien loin de mon esprit."

Lady Catrina répond par un sourire contrit et prétexte une soudaine migraine pour s'éclipser de la table, quelques minutes plus tard.

Arthur ne se rend pas compte de son air sombre jusqu'à ce que le roi Alined, qui est placé à sa gauche ce soir-là, se penche sur lui et lui demande ce qui le contrarie.

- Ce n'est rien. Des soucis domestiques, dit-il distraitement.

- Oh.

Alined sourit et tamponne son cou avec sa serviette.

- Pourtant vos serviteurs sont d'une grande efficacité, dit-il avec désinvolture. "Ce… quel était son nom, déjà ? Ah. Merlin. Il s'est montré d'une excellence rare pour me servir, hier soir à table."

Le moral d'Arthur remonte un peu et il se permet de pouffer de rire.

- Merlin ? Vous devez faire erreur. C'est le serviteur le plus maladroit du château !

Il le cherche machinalement des yeux dans le brouhaha des ménestrels, des effluves de cerf mariné et de sauces au thym, mais ne le trouve pas.

- Vraiment ? s'étonne Alined avec ingénuité. "Pourtant je l'ai trouvé tout à fait… parfait. C'est tellement inhabituel de nos jours, que je voulais vous demander de l'affecter à mon service pendant mon séjour à Camelot. Mon laquais est d'une incompétence telle que j'ai dû le renvoyer de toute urgence."

Arthur réfléchit quelques instants.

- Eh bien… Merlin est mon valet personnel, mais…

- Oh, répète Alined. "Je ne savais pas. Bien sûr, je ne voudrais pas vous priver d'une telle… satisfaction."

Le roi se gratte la nuque.

Merlin est fâché par l'histoire du chat, mais Guenièvre lui a fait la leçon et Arthur sait que son serviteur s'appliquera pour ne pas nuire aux négociations. Peut-être n'est-ce pas si mal de se séparer de lui pour quelques jours…

Alined est très secret et assez ironique quand il parle, mais il semblerait qu'il ait bon cœur, finalement.

Après tout, qui complimenterait Merlin sans être habitué à lui, sinon une âme sincère ?

Arthur hoche la tête et fait signe à Georges.

- Tu diras à l'Intendant et à Guenièvre que Merlin sera au service personnel du Roi Alined pour le reste de son séjour.

Il se penche pour chuchoter à l'oreille du serviteur exemplaire.

- Et trouve-le rapidement. Je parie qu'il boude dans un coin au lieu de travailler. Dis-lui que je ne supporterai pas cette insolence plus longtemps.

Georges acquiesce et s'en va rapidement.

Arthur se sent un peu mieux et se met à apprécier le banquet. Ce soir-là, il se couche rapidement, plein d'espoir à l'idée des négociations du lendemain, sans se douter qu'une scène pénible a lieu à l'autre bout du château.

Merlin a été atterré en apprenant qu'il devait se rendre aux appartements du Roi Alined sur l'ordre d'Arthur. Il a tenté de protester, mais Guenièvre n'avait pas le temps de s'occuper de lui, surchargée d'impérieuses requêtes de Lady Vivian, et l'intendant a refusé tout net de l'écouter. Il a fini par monter à la chambre et s'est entendu ordonner de préparer un bain. Les allers-retours avec les seaux lui ont pris un certain temps, puis il a bien fallu refermer la porte et rester seul avec l'homme au sourire sinueux si inquiétant.

Peut-être était-ce le sort du petit chat et la colère qui grondait sous ses côtes de voir Arthur négliger l'incident, mais cette fois-ci, Merlin ne s'est pas laissé faire. Quand l'homme installé dans le bain a commencé à le caresser pendant qu'il ajoutait de l'eau, il lui a versé l'intégralité du seau sur la tête et s'est sauvé sans écouter les piaillements furieux.

Gaius n'était pas dans ses appartements et, les nerfs à fleur de peau, Merlin n'a pas supporté l'idée d'attendre seul. Il a ramassé le panier capitonné de chiffons dans lequel dormait le petit chat estropié et s'est réfugié aussi loin que possible, tout au fond du château, dans les geôles. Le soldat qui était de garde, occupé à jouer aux dés avec Myror, le grand saltimbanque à la boucle d'oreille, n'avait pas envie de se lancer dans une longue argumentation. Il a ouvert la cellule de Numéro Quatre et l'a laissé entrer avant de verrouiller de nouveau et de s'en retourner à l'entrée où l'attendaient une outre de bon vin et des restes du banquet.

Derian ne dormait pas, dans l'étroit cachot baigné d'une lueur bleuâtre par la lune qui se glissait à travers la meurtrière. Il s'est redressé, surpris.

Merlin s'est recroquevillé dans un coin, le chaton sur ses genoux, et lui a parlé pendant un bon moment, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une boule de frustration et de tristesse, à bout de fatigue et de questions sans réponses.

Il a fini par s'endormir sous le regard sombre du prisonnier et ne s'est réveillé qu'au moment où Perceval est venu chercher Numéro Quatre pour un duel, en fin de matinée.

Arthur a parlé de leur expédition à Ismere pendant les négociations et les invités souhaitent voir de leurs yeux la force de cette menace que Camelot a vaincue.

Le panier de son chaton dans les bras, Merlin se faufile à l'arrière-plan en évitant soigneusement de se faire remarquer, derrière les membres de la Cour et les quelques baladins sélectionnés pour fournir un divertissement à ceux que le duel n'intéresse pas, et tombe nez à nez avec Georges qui a l'air furieux.

- Tu étais où ? siffle-t-il en l'entrainant à l'écart. "Le roi Alined a dit que tu n'étais jamais venu l'aider à se coucher et que tu n'as pas non plus daigné aller le réveiller ! L'intendant va te punir, il était vert de rage, je te préviens. En plus, j'ai dû te remplacer !"

- Et ? demande Merlin presque malgré lui.

Georges le fixe un instant, estomaqué.

- Et rien, idiot ! A quoi tu t'attendais ? Tu es irrécupérable. Je sais que Sa Majesté est outrageusement indulgente avec toi, mais tu as dépassé les bornes. Ce seigneur est plus poli que bien d'autres et ce n'était vraiment pas difficile de le servir. Qu'est-ce qui t'a pris de le contrarier ?

L'incompréhension dans les yeux bleus le rend encore plus perplexe que la désobéissance de Merlin. Ce n'est pas le style du jeune serviteur d'ignorer un ordre direct d'Arthur…

- Tu es sûr que tu vas bien ? demande-t-il en se radoucissant un peu. "Tu es bizarre en ce moment. Qu'est-ce qui t'arrive ? Je comprendrais si tu ne voulais pas servir le Sarrum, mais Son Altesse Alined n'est pas si horrible…"

- Il l'est, murmure Merlin. "Et je ne l'aime pas."

Les sourcils épars de Georges se croisent avec désapprobation sous son casque de cheveux roux.

- Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule, soupire-t-il en soufflant par une narine. "Maintenant ramène ton pauvre chat chez Maître Gaius et dépêche-toi d'aller nettoyer la grande salle avec les autres, il y aura un autre banquet ce soir."

- 'Font que d'se bourrer la panse… bougonne Merlin.

- Tais-toi.

Le jeune homme s'éloigne et Georges lâche un autre soupir excédé avant de reprendre son attitude la plus remarquablement polie pour offrir des rafraichissements aux nobles spectateurs. La Reine Catrina roucoule de plaisir en acceptant la fleur que Myror vient de faire apparaître pour elle, plus charmant que jamais dans sa cape aubergine.

L'Ombre Blanche est debout au milieu du terrain et fait face à l'un des guerriers d'Amata.

- Quand ce duel sera terminé, j'aimerai vous affronter, Pendragon, dit celui-ci avec un sourire qui ressemble à des babines retroussées sur des crocs.

Perceval explique les règles du combat, puis se recule après un dernier regard un peu surpris vers Derian.

Il a le sentiment que Numéro Quatre ne l'a pas écouté. Les yeux de l'ancien guerrier Dorocha étaient fixés sur quelque chose au-delà de son épaule – froids et implacables.

Mais derrière Perceval, il n'a qu'une seule chose et c'est bien ce qui inquiète le géant.

La rangée de sièges des cinq souverains.

Peut-être que c'était une très mauvaise idée de céder à ce caprice des invités… ou est-ce Arthur qui a perdu de vue son objectif et se montre arrogant ?

Pourquoi sortir le loup de sa cage maintenant ? Ce n'est ni sage, ni justifié.

Et le regard de Derian n'est pas celui de l'homme que Perceval affronte tous les jours depuis plus d'un an…

Les deux hommes lèvent les bâtons cerclés de fer qui ne sont pas des armes d'entrainement et se saluent. Puis le combat commence.

Merlin emmène son chaton dans les communs où il obtient sans peine un bol de lait pour le petit animal et un gros morceau de lard sur un quignon de pain frotté à l'ail pour lui, qu'il déguste perché sur un tabouret. Les poings sur ses hanches opulentes, la cuisinière marmonne avec mauvaise humeur pendant un bon moment contre "ces s'gneurs sans cœur qu'viennent mett'e l'bazar dans not'e bon Cam'lot qu'c'est une pitié qu'Sa Maj'sté soite pas encore rev'nue d'son chagrin pa'ce qu'permett'ait j'mais c'gen'e d'choses si l'tait dans son bon sens", en secouant son visage rougeaud sous son bonnet de coton dont s'échappent des mèches filasse.

Réconforté par cette halte dans la pièce bruyante et chaleureuse, Merlin lui embrasse la joue avant de quitter les cuisines pour aller aider les autres à la grande salle.

Mais il n'arrive jamais jusque-là, parce que des clameurs éclatent sur le terrain d'entraînement et que tout le monde se hâte dans cette direction dans une bousculade anxieuse.

- Il parait que quelqu'un a tué le roi !

 

 

A SUIVRE…

 

 


Listelia  (27.07.2015 à 21:07)

Attention, ce chapitre contient une scène qui peut heurter la sensiblité.

Basé sur les épisodes : 5x08, 4x03, 2x10, 2x05, 2x06

 

 26

TU N'ES RIEN

 

 

Tout le monde dit la sienne et personne ne comprend rien.

- Il fallait s'y attendre !

- Ce sera la guerre !

- Ce n'est pas le roi, c'est un des rois !

- Bon débarras !

- Un monstre !

- Mon aïeux, quelle histoire !

- Je l'avais dit !

- On va tous mourir par sa faute !

- Comment est-ce possible ?

Merlin s'est frayé un passage derrière les badauds et écarquille les yeux, horrifié, en découvrant une demi-douzaine de gardes qui maintiennent Derian au sol, leurs lances pointées sur lui, tandis que Perceval et Gwaine font face à Arthur qui a l'air hors de lui et dont le surcot de cérémonie est couvert de boue. Georges est en train d'offrir à boire à Alined qui est blême. Le Sarrum rit aux éclats sur son banc en se tapant les cuisses, tandis que la Reine Catrina et Olaf ont l'air plutôt prêts à annuler toutes négociations. Il y a un homme étendu mort sur la pelouse – celui qui se préparait à affronter Numéro Quatre un peu plus tôt.

Sir Léon disperse les badauds avec sévérité.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demande Merlin dès qu'il y a moins de monde.

- Le guerrier Dorocha vient de prouver qu'on n'aurait jamais dû lui faire confiance, siffle le chevalier, ses yeux bleus lançant des éclairs sous ses frisettes blondes humides de sueur. "Il a fallu six hommes pour le maîtriser ! Il attendait son heure, le vicieux ! Un peu plus et nous entrions en guerre à l'instant. Voilà pourquoi on n'aurait jamais dû le laisser en vie. S'il a ruiné des années de travail, je…"

- Mais qu'est-ce qu'il a fait ? insiste le jeune homme sans comprendre, inquiet de cette rage bouillonnante.

- Il a attaqué le roi Alined ! Tué son adversaire – il ne fallait pas s'attendre à de la chevalerie de sa part, ça c'était couru – et foncé sur les souverains sans prévenir, avec cet air de folie meurtrière, comme si l'homme lui avait personnellement causé offense ! Et si Sa Majesté ne s'était pas jeté sur lui pour l'en empêcher…

Merlin étouffe un hoquet de détresse en comprenant.

- Il faut que je parle à Arthur !

Sir Léon l'attrape par le bras.

- Ho là, pas maintenant, Merlin ! Retourne à tes corvées. Tu n'arrangeras rien – et fais-toi une raison. Je ne sais pas pourquoi tu t'étais attaché à cette bête sauvage, mais il est grand temps de faire face à la réalité. Il doit mourir, c'est tout ce qu'il mérite.

- NON ! crie le serviteur, et le chevalier lui lâche le bras, surpris par cette véhémence.

Merlin en profite pour se ruer en direction de Numéro Quatre.

- Comment se fait-il que personne n'aie vu venir l'assaut ? Suis-je entouré d'incapables ? est en train de fulminer Arthur. "Vous ne savez donc pas qu'il s'agit d'un prisonnier de guerre ? Dois-je faire la sécurité moi-même ? C'est inadmissible !"

- Je suis sûr qu'il avait une idée précise en tête ! Si nous pouvions seulement l'interroger, Sire, nous comprendrions, proteste Perceval. "Je ne peux pas croire qu'il fasse une chose pareille sans y avoir réfléchi. Il n'a jamais cherché à causer le moindre mal pendant plus d'un an, ce n'…"

- Eh bien il semblerait que la patience soit la première de ses vertus ! riposte amèrement le roi. "Il n'y a rien à comprendre ! Je me suis montré par trop indulgent ! Je veux qu'on l'exécute séance tenante !"

- Altesse, laissez-moi faire mon enquête, intervient Gwaine. "Je suis de votre avis, il doit payer de sa vie cette tentative d'assassinat, mais je vou…"

- Non ! hurle Merlin en se jetant au milieu d'eux. "S'il vous plait, Arthur ! Ne lui faites pas de mal !"

Le visage du roi devient encore plus pâle qu'auparavant et sa bouche s'amincit en une ligne inflexible.

- Merlin, va-t'en, articule-t-il entre ses dents.

Le serviteur secoue frénétiquement la tête.

- Non ! Vous ne comprenez pas. Il ne voulait pas vous causer du tort, il… il était triste et fâché, c'est tout. Il ne s'y est pas pris comme il faut, il regrette.

- Oh, et sans doute devrais-je me préoccuper des états d'âme des prisonniers, maintenant ? cingle Arthur d'un ton sarcastique. "Merlin, je ne le répèterai pas. Va-t'en."

Perceval et Gwaine contemplent d'un air atterré le jeune homme aux yeux bleus exorbités d'inquiétude qui se tord les mains au milieu du cercle.

Les gens de la cour chuchotent entre eux en observant la scène, dissimulant à peine leurs expressions choquées. Le rire du Sarrum est dangereusement ironique, Olaf et Catrina sont outragés, Alined tique avec indignation.

Les genoux enfoncés dans la boue du terrain d'entrainement, Numéro Quatre relève la tête malgré les lames appuyées sur son cou. Deux hommes lui tiennent les bras tirés en arrière et les autres sont prêts à le transpercer avec leurs lances.

Sur son visage aux traits burinés, rien. Mais dans ses yeux noirs, un feu brûlant de haine.

- Je vous en prie, Arthur, plaide Merlin en se mordant les lèvres. "Laissez-le vivre. Je vous en prie…"

Sir Léon se rapproche, essaie d'entrainer le serviteur.

- Nous lui avions donné sa chance, il ne l'a pas prise… c'est trop tard, dit-il, troublé.

Pourquoi Merlin crée-t-il un scandale maintenant ? Ne voit-il pas à quel point il embarrasse le roi ?

- Ne laissez pas mourir un innocent, supplie le jeune homme. "Sire, s'il vous plait, attendez avant de faire quelque chose d'irréfléchi !"

- D'irréfléchi ! répète Arthur comme s'il venait d'être piqué par une guêpe. "Tiens ta langue, Merlin, si tu ne veux pas savoir ce que je pourrais faire d'irréfléchi."

Le mot le perce comme le regard de son père autrefois et se reflète dans les yeux des quatre souverains qui l'observent et sont aux premières loges pour constater le peu d'autorité qu'il a sur un simple valet.

D'abord un prisonnier tente de tuer l'un de ses invités, maintenant un serviteur l'humilie en public.

Les doigts d'Arthur vibrent de colère et de honte et il les cache dans ses poings.

- Il suffit. Emmenez-le, ordonne-t-il aux gardes qui maintiennent Numéro Quatre au sol, en faisant un pas en avant. "Et appelez le bourreau. Alined, mon ami, vous assisterez cette après-midi à l'exécution de l'homme qui a osé s'en prendre à vous. Catrina, très chère, ne craignez pas pour votre sécurité."

Olaf incline la tête en se radoucissant à peine et le Sarrum lâche un reniflement sarcastique.

- Nonnononon, bredouille Merlin en se plaçant devant le prisonnier, les bras écartés, ses pommettes proéminentes et le bout de ses grandes oreilles enflammés, ses yeux bleu saphir résolus. "Arthur ! Il essayait juste de… il voulait… je… c'est ma faute… il ne faut pas… ne le tuez pas !"

Les yeux de lin deviennent étroits et sombres comme ceux d'Uther.

- J'ai dit "il suffit", gronde le roi.

- Ecoutez-moi ! implore Merlin.

Gwaine lui pose la main sur l'épaule.

- Viens, enlève-toi d'ici, chuchote-t-il avec inquiétude. "Tu vas t'attirer des ennuis."

Le serviteur se dégage farouchement.

- Vous ne m'écoutez pas ! Vous n'écoutez rien ! Vous vous trompez d'ennemi ! Vous faites confiance à n'importe qui ! Depuis trois jours vous vous comportez comme un-

- TU VAS TE TAIRE ? rugit le roi en faisant volte-face.

Perceval, qui s'était penché pour fermer des menottes d'acier sur les poignets de Numéro Quatre et l'enchainer à ses propres chevilles, l'empêchant ainsi de faire plus d'un pas à la fois sans risquer de tomber, se relève et lance un coup d'œil affolé au jeune homme agité qui se dresse furieusement en face du roi, sans se soucier de la foule qui les observe en chuchotant.

- Vous allez vous allier à des gens qui n'ont aucune de vos valeurs, qui sont méchants ! crie Merlin. "Vous leur faites des courbettes et des festins alors que ce sont des ennemis !"

- Qu'est-ce que tu voudrais ? feule Arthur, frémissant de rage. "Que je marche sur les royaumes voisins avec une armée et que des milliers meurent au nom d'un rêve ? Je bâtis la paix, Merlin ! Albion n'est pas une chimère sans ancrage dans la réalité !"

- Ce n'est pas la paix que vous bâtissez ! Ça, ce n'est pas Albion ! Ça ne le sera jamais ! Ces alliances-là renient tout ce en quoi on croyait !

Sir Léon jette des regards éperdus autour de lui, effrayé par le sourire cruel du Sarrum, l'air profondément déçu d'Olaf, celui ennuyé de Catrina et la façon dont Alined pince les narines avec dégoût. La cour ne se prive pas de commentaires non plus et désapprouve visiblement le spectacle déplorable de cette dispute.

- Sire, tente le chevalier blond.

Les mots s'étranglent dans la gorge d'Arthur qui, pendant un instant, semble réaliser où il se trouve.

- Un moment, mes seigneurs, mes dames, que je règle cette affaire, jette-t-il en faisant un effort démesuré sur sa voix.

Il attrape le jeune homme dégingandé par le bras et quitte le terrain d'entrainement en le tirant derrière lui, sans restreindre rien de cette force qu'il a acquise au fil des années.

- Vous ne vous souvenez plus de pourquoi on a commencé à unifier le pays ! croasse Merlin en grimaçant de douleur à cette poigne implacable sur son bras, trébuchant à chaque nouvelle secousse quand il essaie de ralentir et de résister. "Depuis la mort de Mithian, vous êtes différent ! Vous êtes vide ! Vous ne voyez pas ce qui est vraiment important ! Vous vous en fichez de la princesse et de moi…"

Arthur s'arrête net et se retourne. Ses dents grincent dans ses mâchoires et ses yeux sont consumés par l'humiliation, l'irritation et la souffrance que les mots lui infligent.

- Et pourquoi devrais-je me préoccuper de toi ? Tu n'es qu'un serviteur ! lâche-t-il d'un ton glacial. "Tu n'es rien."

Ils sont seuls au monde sous l'arcade blanche qui marque l'entrée de la cour d'honneur et pourtant des dizaines d'yeux les regardent, depuis le coin du terrain d'entrainement derrière eux, le long du mur, jusque sur les remparts.

- Ce n'est pas vrai, proteste Merlin, au bord des larmes.

Arthur éprouve un étrange plaisir à entendre les phrases immondes qui se précipitent sur ses lèvres, comme si le ciel entier s'était assombri et que, dans cette fournaise qui fouaille ses entrailles, leur froideur était un soulagement.

- Je suis le roi et tu passes ton temps à l'oublier. Tu ne comprends pas les enjeux de la vraie vie et tu te crois capable de t'en mêler, mais tu ne sais rien. J'en ai assez de devoir gérer tes bêtises. Tu crois que ça me plait de condamner à mort un ennemi auquel tu t'es attaché sans aucune raison ? Pourquoi tu me mets toujours dans de telles situations, Merlin ? Ma vie serait plus facile sans toi.

Le jeune homme chancelle et des larmes roulent sur ses pommettes anguleuses. Il bat des cils pour éclaircir ses yeux bleus obscurcis par la blessure morale comme par un coup de poignard.

- Ce n'est pas vrai, balbutie-t-il faiblement.

- C'est la pure vérité et il est grand temps que tu grandisses et que tu l'entendes, continue Arthur, presque étourdi par le déferlement de fureur qui le secoue. "Je te l'ai dit depuis le début des négociations. Tiens-toi à ta place. Tu vas causer la ruine de Camelot si tu continues. Maintenant va-t'en."

- Arthur…

- C'est VOTRE MAJESTE, gronde sourdement le roi.

Merlin hoquette. Son bras est libre mais engourdi par la douleur là où il a été empoigné. Il est si pâle qu'il a l'air sur le point de s'évanouir.

- Numéro Quatre voulait seulement me défendre… murmure-t-il.

- Nous en avons déjà discuté, réplique Arthur sans écouter. "Hors de ma vue, Merlin."

Il bouscule délibérément l'épaule maigre de son serviteur en retournant vers le terrain d'entrainement, ne lance pas un regard en arrière.

Il a l'impression de tomber dans un puits sans fond, emporté par un tourbillon qu'il ne peut pas enrayer et lutte désespérément pour reprendre le contrôle de son esprit, des traits crispés de son visage.

- Sire ?

Il reconnait la voix, s'arrête machinalement et cligne des yeux.

Ah. C'est Gaius.

Le vieillard a l'air tout perturbé et un peu hors d'haleine.

- Sire, êtes-vous blessé ? On m'a appelé de toute urgence, mais…

Arthur secoue le menton.

- Je suis indemne, répond-t-il d'une voix enrouée.

- Quelqu'un est mort ? Les rumeurs vont bon train, continue le médecin de la cour en jetant de fréquents coups d'œil autour de lui. "J'ai entendu… est-ce que les invités vont bien ? Il y a eu un incident ?"

Le roi se raidit.

- Fort heureusement, ils sont saufs. J'espère seulement qu'ils n'ont pas déjà renoncé à cette alliance après cette scène pitoyable. Merlin a fait du beau travail, ça oui !

Gaius avale sa salive.

- Je suis désolé, Sire, marmonne-t-il.

Quelque chose se brise sous la cage thoracique d'Arthur, plantant de minuscules dards dans ses poumons, et lui coupe la respiration pendant un instant.

- Pas autant que moi, Gaius, murmure-t-il. "Pas autant que moi."

Quand il tourne pour entrer sur le terrain d'entrainement, ses yeux glissent malgré lui vers l'arcade blanche.

Mais Merlin a disparu.

 

oOoOoOo

 

Gwaine jette le trousseau de clés sur la table dans la salle des gardes et s'assoit lourdement, prenant sa tête dans ses mains.

- Il y a quelque chose qui m'échappe… marmonne-t-il.

Perceval enjambe le banc et s'installe en face de lui, l'air tendu.

- Derian ne veut pas expliquer son attitude. Il y a une raison, pourtant. Merlin était hystérique, ajoute-t-il tristement.

Sir Léon s'appuie contre le chambranle de la porte, les bras croisés, les sourcils froncés sous ses frisettes blondes.

- Il faut tenir bon, dit-il à voix basse. "Plus que deux jours, et ce sera terminé."

Les trois chevaliers échangent un regard las, puis Gwaine frotte ses paumes contre ses orbites fatiguées.

- J'espère juste qu'on sera encore tous là dans deux jours, soupire-t-il.

Dans le cachot qui sent la paille moisie, l'Ombre Blanche est debout contre le mur, la tête levée sous le soupirail, comme pour flairer l'ennemi qui erre en liberté.

De l'autre côté de la grille, le bourreau aiguise sa hache.

 

oOoOoOo

 

Merlin s'est retrouvé au lavoir sans trop savoir comment et a été embauché pour frotter les chaussettes sales du roi – les lavandières estiment qu'il y a des limites à ce qu'on peut leur imposer. Dans la pièce remplie d'échos, d'un brouillard de gouttelettes d'eau chaude et de bulles de savon, il brosse la boulette de linge sur la planche machinalement, presque à s'écorcher la peau des poignets, les manches retroussées pour ne pas se mouiller. Il n'est pas vraiment là, perdu dans son esprit où tournoient en boucle les mots d'Arthur.

"Tu n'es rien."

" Ma vie serait plus facile sans toi."

Les femmes autour de lui commentent les évènements de la journée, évidemment, même si elles ne l'incluent pas dans la discussion par sympathie.

Tout le monde sait l'adoration de Merlin pour le roi et l'indulgence immense de celui-ci envers le serviteur le plus maladroit de Camelot.

La mémorable dispute est presque aussi glosée que la tentative d'assassinat du guerrier Dorocha sur la personne de… eh bien, les avis sont partagés.

Certaines pensent qu'il attaquait vraiment Alined, d'autres qu'il en voulait à la vie d'Arthur depuis le début. Elles s'accordent cependant pour dire que les négociations ont bien failli échouer, si ce n'était pour les efforts monumentaux du roi pour apaiser ses invités.

La guerre n'est pas passée loin. Mais tout va bien, maintenant.

Il parait que finalement l'Ombre Blanche sera exécutée demain matin aux premières heures du jour.

Le soir tombe, le soleil couchant baigne la pièce aux murs blancs d'une lumière parcheminée, scintillant à la surface des lavoirs.

Les femmes s'en vont et le silence s'installe.

Merlin frotte toujours la même paire de chaussettes.

Peut-être devrait-il aller voir Arthur ? S'il demande pardon d'avoir crié et tempêté, le roi le laissera sûrement revenir…

Une bulle dorée éclate dans l'eau devenue froide.

"Hors de ma vue, Merlin."

Il étouffe un sanglot.

Il est allé trop loin. Il a déçu Arthur, l'a blessé. Il ne sera plus jamais autorisé à rester à ses côtés. Peut-être qu'il devrait partir de Camelot. Partir avec Daegal, loin, vivre comme un baladin…

Il prend une grande respiration, se mouche dans sa manche.

Il va emmener le petit chat estropié et un gros morceau de fromage et aussi sa cape d'hiver.

Oh – Gaius. Il faut qu'il dise adieu à Gaius.

Il laisse les chaussettes couler au fond du lavoir sombre, consterné.

Il ne peut pas laisser son grand-père qui est si vieux et qui a besoin de lui pour aller chercher toutes les herbes dans la forêt, et ramener du bois sec pour la réserve et pour nettoyer le bac à sangsues.

Le bac à sangsues ne lui manquera pas, il décide. Et peut-être que Daegal acceptera que Gaius fasse partie de la troupe.

Le médecin de la cour pourrait faire des tours avec des pièces d'or ou inventer des potions qui font péter. Ce serait utile pour attirer les foules sur les places de marché.

Il quitte le lavoir en comptant sur ses doigts ce dont il aura besoin, repoussant tout au fond de son cœur l'idée de ne plus voir Arthur tous les jours, de ne plus l'aider à retrouver ses affaires, de ne plus rire avec lui, ni l'écouter raconter ses rêves, ni construire avec lui Albion, le meilleur endroit de toute la terre.

Il n'y a personne dans la grande salle que l'on prépare déjà pour le banquet de cette nuit, alors il se faufile derrière le rideau tendu au fond pour ménager une coulisse aux artistes. Il fait sombre et cela sent le blanc de céruse, la cendre de hérisson et la mûre écrasée, l'huile qui fait briller les cheveux noirs de l'égyptienne. Les tuniques aux couleurs vives, ornées de grelots et de rubans, les petits chapeaux aux longues plumes et le fouet qui fait obéir l'ours sont soigneusement préparés. Mais il n'y a personne, pas un bruit… ou seulement un chuchotement, dans un coin.

Deux voix fébriles, qu'il ne reconnait pas, l'une grave, l'autre plus claire.

- … demain…

- … tuer le roi…

- … la dague en pleine poitrine…

- … seule chance…

- … attend au château…

Merlin butte contre le pied d'un banc et les cymbales tombent avec un ruissellement de sons métalliques.

- Il y a quelqu'un !

- Tue-le.

Il sursaute et s'enfuit à toutes jambes dans les couloirs vides. Personne ne le rattrape et il finit par s'arrêter, le cœur battant à tout rompre, à côté des cuisines.

La cuisinière est en train d'houspiller les gâte-sauces et l'odeur du dîner se répand par la porte entrouverte.

Tout va bien, il est sauf.

Quelqu'un pose une main sur son épaule.

- Merlin ?

Il fait un bond puis sourit faiblement, soulagé, en s'apercevant que ce n'est que Daegal.

- Tu vas bien ? On dirait que tu as vu le diable.

Il hoche le menton, prêt à parler du complot surpris derrière le grand rideau, se rappelle qu'il veut aussi demander s'il peut partir avec les baladins et – oh, est-ce une bonne idée ? Peut-être que les conspirateurs font partie de la troupe ? Daegal serait en danger s'il savait…

- Je… commence-t-il.

- Merlin ! s'écrie Guenièvre en fonçant sur lui à ce moment-là. "Tu étais passé où ? Je me suis fait un sang d'encre."

Elle sortait de la cuisine avec un plateau sur lequel est posé le repas de la Dolma : Arthur a ordonné que la nourrice reste dans les appartements de la princesse pendant toute la durée des négociations.

- Ne t'inquiète pas, d'accord ? Tu sais comment il est quand il est sous pression. Il ne pensait pas la moitié des choses qu'il a dites, j'en suis sûre.

Merlin ne répond pas, parce qu'il voudrait bien la croire, mais qu'il sait qu'elle a tort.

Elle n'a pas vu le regard d'Arthur pendant qu'il parlait.

La jeune femme pousse un long soupir.

- En tout cas, je serais vraiment soulagée quand ils seront tous partis loin de Camelot.

Elle sourit à Daegal.

- Pas toi, bien sûr. As-tu mangé ? Il y aura des tas de restes, mais je te garderai de la tarte aux pommes. Je sais que tu l'aimes, Merlin me l'a dit.

Ses yeux noisette reviennent sur le grand serviteur dégingandé et elle lui fourre le plateau dans les bras après un instant de réflexion.

- Tiens, monte ça à la Dolma. Tu ne vas pas aller au banquet, ce serait ridicule. Profite-en pour te coucher tôt et oublier cette horrible journée. Ah, et dis à la Dolma que je passerai plus tard pour voir la princesse.

Comme d'habitude, Guenièvre fait preuve d'une autorité maternelle impossible à esquiver et Merlin hoche la tête, reconnaissant d'avoir quelque chose à faire. Il chuchote à Daegal qu'il viendra lui parler plus tard, puis s'en va en direction des escaliers.

La nuit est presque tombée, mais les derniers rayons de la journée, couleur safran, se faufilent encore par les fenêtres. Merlin s'applique à chaque marche pour ne pas faire chavirer le contenu du plateau, respirant la bonne odeur de carpe grillée et de persil.

Il est au niveau de l'étage sous la nurserie quand il entend qu'on l'appelle d'une voix étouffée. Il s'avance dans le couloir à la recherche de la personne qui a besoin de lui.

- Georges ?

Mais ce n'est pas Georges qui émerge de derrière un pilier.

C'est le roi de Deorham.

Merlin se fige en le voyant, épouvanté.

Ensuite, tout se passe très vite.

Alined le refoule dans un coin sombre, lui enfonce son genou dans l'estomac, le punaise contre le mur avec son coude, l'étouffe d'une main pour l'empêcher de crier.

- Tu seras mien, mon mignon, éructe-t-il d'une voix basse et rauque, son souffle chaud pantelant dans le cou de Merlin. "Ne crois pas que tu puisses m'échapper indéfiniment. Ton roi est suffisamment furieux pour te donner à moi sans hésitation. Tu vois ? J'obtiens toujours ce que je veux."

Le plateau dégringole sur le sol et son contenu s'éparpille tandis que Merlin se débat, essayant désespérément de repousser la main qui fourrage sous sa chemise pour défaire les lacets de son pantalon, les doigts moites qui pétrissent la peau de son bas-ventre.

Il tourne la tête avec un gémissement plaintif pour échapper aux lèvres brûlantes qui s'écrasent sur sa bouche, donne des coups de pieds sans réussir à se libérer, aveuglé par la terreur.

Puis tout s'arrête soudain.

Quelqu'un a attrapé le roi par son col bordé de fourrures et l'a tiré en arrière d'une poigne puissante.

Des points noirs dansent devant les yeux de Merlin qui n'arrive pas à reprendre sa respiration, toujours plaqué contre le mur. Il a du mal à distinguer la personne qui fait face au souverain furieux d'avoir été interrompu.

- Alined, dit une voix grave et mécontente. "Ce n'est pas ma place de juger ou non vos… inclinations, mais ce jeune homme ne me semble pas consentant."

- C'est lui qui m'a fait des avances, piaille le roi de Deorham.

- Je ne crois pas, non, dit fermement l'homme aux épaules carrées, vêtu d'un surcot bleu clair et d'une cotte de mailles. "Et je ne pense pas que vous devriez faire ceci. Arthur Pendragon tient visiblement à ce serviteur. Je ne vous laisserai pas ruiner des négociations qui apporteront la paix à mon royaume simplement parce que vous avez voulu satisfaire vos passions."

Le roi Olaf se tourne vers Merlin et son visage aux traits rustiques se radoucit.

- Je suis désolé que ton plateau ait été renversé, mon garçon, dit-il avec une sorte de douceur paternelle un peu bourrue. "Mais sois en heureux, c'est ce bruit qui m'a tiré de ma chambre. Maintenant, va."

Merlin obéit sans trop s'en rendre compte et sort du coin derrière le pilier en rasant le mur. Il trébuche en direction de l'escalier de l'autre côté de l'étage, jetant de temps à autre un regard en arrière.

Olaf a enlevé sa main du col en fourrures mais son expression est devenue très dure.

- Soyez certain que je n'hésiterai pas à reporter cet incident au Roi Arthur si je vous surprends à vous en prendre de nouveau à ce gamin, dit-il d'une voix basse et menaçante. "Vous ne faites pas le poids face à nos deux royaumes réunis, Alined. Vous seriez dispersé comme un fétu de paille. Alors tenez-vous à carreau jusqu'à la fin des négociations. Est-ce bien clair ?"

L'homme au menton fuyant renifle avec mépris et redresse ses vêtements chiffonnés avant de s'en aller. Olaf secoue la tête avec dégoût, puis retourne dans ses appartements.

Le plateau renversé gît sur le sol à côté du gobelet qui déverse un filet de vin rouge dans les rainures des dalles.

Merlin titube en montant les escaliers, une main appuyée contre le mur. Tout son corps tremble et ses jambes flageolent sous lui. Il est submergé par une sensation de froid qui le fait grelotter et pourtant des gouttes de sueur dégoulinent le long de ses tempes.

Ou peut-être est-ce des larmes.

Il ne sait pas, il ne sait plus.

Tout est sombre et ses oreilles bourdonnent. Ses bras lui font mal, une douleur sourde palpite au creux de son ventre. Ses entrailles se tordent soudain et il vomit le contenu de son estomac sur les marches, jusqu'à ce qu'il ait le souffle court, un goût de sang et de bile au fond de la gorge. Il essuie son visage d'un revers de manche, tressaille en touchant sa lèvre enflée, étouffe un sanglot.

La tête lui tourne, tout est si confus.

Il ne peut pas rester là. Il doit… il doit…

Il se relève péniblement, sent à peine le genou qu'il a écorché en tombant à moitié quand la nausée l'a pris.

Il ne sait pas trop comment il arrive jusqu'à la porte de la nurserie, dans un brouillard où les paroles d'Arthur se mélangent aux mots susurrés par Alined.

- Merlin ? dit la voix éraillée de la Dolma, suivie presque aussitôt d'une exclamation inquiète. "Mais qu'est-ce qui t'est ârrivé ?"

Il la distingue à peine, qui se précipite vers lui dans sa robe noire, avant qu'un vertige ne le fasse vaciller sur ses longues jambes.

Elle le rattrape avant qu'il ne tombe, le soutient jusqu'au fauteuil à bascule en marmonnant dans les trois poils de barbe qui poussent sur son menton en galoche, puis l'examine en ouvrant de grands yeux horrifiés.

Les vêtements troussés, les lacets défaits à la ceinture, cette marque rouge et gonflée au coin de la bouche, la respiration chaotique et la terreur toujours inscrite sur le visage anguleux blanc comme un linge…

Oh, elle sait bien ce qui s'est passé…

Elle joint les mains

- Qui ? souffle-t-elle.

Les yeux bleus voilés essaient de se fixer sur elle, les cils battent pour lutter contre le choc qui a saisi le corps maltraité.

Elle s'assure que le bébé dort toujours profondément dans son berceau, puis remplit une timbale d'eau à la marmite qui pend dans la cheminée, ajoute une cuillérée de miel et quelques feuilles de mélisse.

- Bois, Merlin, chuchote-t-elle en l'aidant à tenir le récipient dans ses mains secouées de frissons.

Elle l'entoure d'une couverture et, mot après mot, à force de patience et de douceur, obtient assez d'informations pour reconstituer la scène.

Le soulagement qui l'envahit en apprenant l'intervention juste à temps d'Olaf n'est pas assez fort pour éteindre la colère qui bouillonne en elle, cependant.

- Tu vâs rester ici pour l'instant, décide-t-elle. "Quand Guenièvre viendrâ, je l'enverrai chercher ton grand-père. Nous verrons âprès."

Merlin hoche le menton machinalement.

Elle lui sourit avec affection et toute sa laideur disparait derrière cette expression de tendresse.

- Tu ne crains rien avec lâ Dolmâ.

La voile du bateau de chêne s'agite et le gazouillis du bébé bulle dans le berceau. La peur recule un peu dans les yeux bleus et le jeune homme tourne la tête dans cette direction. La nourrice lui enlève la timbale vide. Elle va chercher la petite princesse, la change en roucoulant à mi-voix, puis la ramène près de la cheminée et la pose avec délicatesse dans les bras de Merlin.

- Voilàâ, dit-elle avec un petit rire joyeux. "Le meilleur remède contre lâ nôirceur du monde."

La petite fille a cinq mois et tient bien sa tête, maintenant. Ses yeux ont commencé à prendre la teinte ambrée qui sera la leur quand elle grandira. Sous son bonnet de dentelle, ses joues sont rondes et douces comme des pêches. Elle bave à qui mieux-mieux en mâchouillant l'oreille du nounours en tissu de Gwaine et regarde Merlin avec attention en émettant des trilles heureuses de "arheu" qu'imite la Dolma d'un air stupide plein d'amour.

Le jeune homme chatouille les fossettes du bébé qui ouvre immédiatement la bouche en losange, comme un oisillon en quête de nourriture, puis lui embrasse le bout du nez.

- Albion… murmure-t-il.

- Agheu ? répond la princesse occupée à étriper la peluche.

Il sourit malgré lui, joue avec elle un moment en fredonnant les paroles de la berceuse.

Tout est si paisible dans la pièce, comme si le vrai cœur de Camelot était resté préservé, intact, ici.

- Les oiseaux chantent, dilly dilly, les agneaux jouent…

La Dolma enveloppe ses deux enfants d'un regard farouchement protecteur, déterminée à dire ses quatre vérités au roi qui les néglige bien trop souvent à son goût.

- … et nous serons, dilly dilly, bien à l'abri…

La voix du jeune homme s'étrangle et il se met à pleurer.

La Dolma se rapproche et surveille qu'il ne lâche pas l'enfant tout en lui massant doucement le dos.

- Pourquoi ? hoquette Merlin. "Art'hur… ne veut p-plus… me v-voir… et… pour-quoi… Ali-ned… m'a fait m-mal… et pour-quoi… mon chat… et… c'est… p-pas juste…"

- Les hommes sont méchants, mon grand changelin, murmure la femme. "C'est comme çâ. Mais tôi, tu n'âs rien fait de mâl."

Elle imprime un mouvement de bascule au fauteuil, très doucement, caresse le front encore humide de sueur et de peur, jouant dans les boucles noires comme Mithian le faisait autrefois.

Merlin se blottit sous cette paume chaude et rassurante, la tête soyeuse du bébé pressée contre lui, comme pour effacer le souvenir de l'empoignade terrifiante, et ferme les yeux.

- Tout irâ bien, poulet, je te protège…

Il sursaute soudain dans la quiétude qui l'enveloppait.

"Protéger."

Arthur !

Les bribes de la conversation entendue derrière le rideau se frayent un passage dans son esprit fiévreux et il se redresse.

- Oh. Je dois partir, dit-il d'un ton fébrile, en tendant le bébé à la Dolma qui le prend en fronçant ses sourcils invisibles.

- Pourquôi ? exige-t-elle.

- Arthur est en danger, explique-t-il en se levant.

Il oscille un peu sur ses longues jambes, retrouve vite son équilibre.

- Où tu vâs ? Çâ ne peut pâs âttendre que Guenièvre ârrive ? Le banquet ne vâ pâs durer éternellement. Reste, Merlin.

Il secoue la tête avec un sourire d'excuse, grimace en renouant maladroitement les lacets de ses braies.

Oubliée l'épreuve, la peur, les contusions – même les mots qui lui ont brisé le cœur.

Il se sent mieux.

Et son compas interne est de nouveau pointé sur ce qu'il doit faire.

Protéger Arthur.

La Dolma pince les lèvres et le bébé lâche un gloussement de rire sur son épaule comme si la grimace n'était là que pour l'amuser.

Merlin se penche pour lui tapoter le bout du nez, ce qui la fait loucher. La nourrice en profite pour rectifier le col de sa tunique qui est encore froissé.

Elle voit bien qu'elle ne réussira qu'à l'énerver et l'angoisser encore plus en l'empêchant de suivre cet instinct impérieux.

- Reviens vite, dit-elle d'un ton revêche.

- Promis, dit le jeune homme très sérieusement, avant de se glisser hors de la pièce.

Il va juste aller à la salle des gardes et raconter à Gwaine ce qu'il a entendu. Et puis… s'il explique à Perceval pourquoi Numéro Quatre s'est mis en rage, peut-être que cela suffira pour sauver Derian…

Il descend prudemment les escaliers, en jetant des coups d'œil anxieux autour de lui.

La lueur des torches est effrayante et jette des ombres sur les murs. Ses jambes ne sont pas très solides et son corps est toujours parcouru de tremblements irrépressibles.

Mais il doit faire son devoir et – ensuite – il reviendra se pelotonner dans le cocon de la nurserie et s'y cachera jusqu'à la fin des négociations.

Et tout ira bien.

Sauf que Merlin n'a pas compté sur la main qui plaque soudain sur sa bouche un chiffon imbibé d'un liquide qui empeste et qui lui fait perdre connaissance presque immédiatement.

 

 

A SUIVRE...

 

 

 


Listelia  (28.07.2015 à 10:34)

Basé sur les épisodes : 5x08, 4x03, 2x10, 2x05, 2x06

 

27

LE LOUP & LA CIGOGNE

 

 

Il fait encore sombre quand le tocsin retentit à travers Camelot.

Les cloches sonnent un glas funèbre, frénétique, et Arthur n'a pas la moindre idée, lorsqu'il s'éveille en sursaut en les entendant, à quel point elles appellent à l'aide.

- Numéro Quatre s'est échappé, annonce Gwaine en se ruant à l'intérieur de la salle du trône, hors d'haleine. "Les gardes ont été drogués. Gaius s'occupe d'eux."

- Que faire, Sire ? La signature du traité est aujourd'hui, s'inquiète Sir Léon. "Dans ces circonstances, est-ce que cela ne va pas être compromis…"

Le roi pince l'arrête de son nez, réfléchissant aussi vite et aussi intensément que possible, dans le cercle de chevaliers qui attendent anxieusement ses ordres.

- Je veux une douzaine d'hommes à sa recherche. Les autres, avec les invités, quatre par quatre. La Table Ronde doit être protégée au double. Qui a les clés de la galerie ?

- Guenièvre, répond Gwaine.

- Très bien. C'est bien la dernière personne que cette damnée Ombre Blanche pourra convaincre de les lui prêter. Qu'on interroge les gardes dès qu'ils seront en état de parler. J'exige qu'on m'amène au plus vite la personne qui a libéré le prisonnier. C'est un acte de haute trahison et qui sera sévèrement puni.

Il passe une main lasse sur son visage mal rasé.

- Puisse le ciel nous épargner que ce soit Merlin… marmonne-t-il lugubrement.

Sir Léon et Gwaine frissonnent à cette idée.

- Quant aux invités… tâchons de garder cette affaire aussi discrète que possible. La signature du traité se fera en fin de matinée. D'ici là, j'espère pour nous tous que Numéro Quatre aura été retrouvé.

Son ton est sans réplique et les chevaliers obéissent sans rien ajouter en suivant les directives de Sir Léon. Gwaine descend aux geôles pour donner les instructions à Perceval qui inspecte soigneusement la cellule vide.

Pas de traces d'effraction, mais à la façon dont la paille est froissée et boueuse, on dirait qu'il y a eu une lutte.

- Je me demande s'il s'est enfui volontairement, dit lentement le géant. "Il s'est passé quelque chose, ici. Quelque chose de pas net."

- As-tu vu Merlin ? Il sait peut-être quelque chose, dit Gwaine, les mâchoires serrées.

Son ami le considère pendant quelques instants.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Arthur a l'air de penser que ceci est de la faute de Merlin, gronde le jeune homme barbu. "Comme si Merlin pouvait faire quoi que ce soit pour nuire au roi. Comment fait-il pour ne pas voir à quel point la loyauté de Merlin lui est acquise ?"

Perceval pose une main apaisante sur l'épaule tremblante de colère de son ami.

- Arthur sait que Merlin ne le trahirait jamais. Mais reconnais que nous ne pouvons pas deviner ce qui s'est passé dans la tête du p'tit bonhomme effrayé à l'idée de voir mourir quelqu'un qu'il aime – sur l'ordre de son maître qu'il adore. Et tu les as entendus comme moi, hier. Je ne crois pas que Merlin se soit rendu compte que les paroles du roi dépassaient sa pensée. Il a dû penser que c'était la seule solution…

Gwaine n'a pas le temps de protester - que, selon lui, tout est de la faute d'Arthur, pour commencer, parce qu'il n'aurait jamais dû ramener l'Ombre Blanche à Camelot – parce que Gaius s'approche des deux hommes en toussotant.

- Les gardes devraient s'éveiller dans quelques heures, dit-il d'un ton sévère. "C'est un puissant narcotique qui a été utilisé – une potion bien au-delà de celles que mon petit-fils a manipulées jusque-là. Merlin n'est pas coupable, je le garantis."

Les deux hommes se tortillent inconfortablement face au sourcil-du-jugement-dernier qui les prévient visiblement de ne pas continuer sur leur lancée.

- Bien sûr, Gaius, dit doucement Perceval.

- Savez-vous où il est, cependant ? insiste Gwaine prudemment. "Il a peut-être vu quelque chose, s'il est venu visiter Numéro Quatre hier soir…"

Le front du vieil homme se ride encore plus.

- Je ne sais pas où il est. A vrai dire, j'espérais que l'un d'entre vous saurait me le dire. Il n'est pas rentré cette nuit, son lit n'était pas défait.

- Guenièvre doit le savoir, dit gentiment Perceval. "Gwaine, je vais mener les recherches pour le prisonnier. Si tu veux bien, ajoute-t-il après réflexion.

- Merci, souffle son supérieur qui mâchouille le coin de sa bouche, plongé dans des abimes de sombres possibilités.

Tant de choses peuvent aller de travers.

Et au moindre faux-pas, ce pourrait-être la guerre…

L'aube timide et rose commence seulement à poindre derrière les grandes tours blanches, dans le grand ciel clair. L'air est si frais qu'il picote, comme un mauvais pressentiment.

 

oOoOoOo

 

Guenièvre relève ses jupes pour monter plus vite les marches. Elle a hâtivement tressé ses longs cheveux frisés et quelques mèches brunes s'enroulent sur son front bombé. Les clés de la galerie au-dessus de la Table Ronde pendent à la ceinture basse à sa taille avec les autres dont elle a la responsabilité, cliquetant en rythme avec ses pas pressés.

Elle n'a pas pu aller à la nurserie, hier soir après le banquet, et lorsqu'elle a entendu le tocsin, la culpabilité lui a noué la gorge.

Pourvu que la petite princesse soit toujours à l'abri….

Arthur a longuement réfléchi lorsque les souverains ont été invités, sur le danger qu'il ferait courir à son unique héritière en amenant autant d'étrangers – et de potentiels rivaux – dans le château. Il a fait promettre à Guenièvre – et il n'en avait pas besoin, elle l'aurait fait de toute façon – de veiller sur la sécurité de la Dolma et de sa précieuse charge.

Gwaine lui a demandé de ramener Merlin avec un air sombre qui l'inquiète. Que se passe-t-il encore ?

La jeune femme ne regarde pas devant elle, dans l'escalier encore bleuté par la nuit qui s'achève à peine, et elle fonce tout droit dans la personne qui venait à sa rencontre, se retrouvant assise par terre deux marches plus bas, le coccyx en compote et assommée par le choc de sa tête contre le mur.

- Oh, pardon ! bredouille-t-elle en frottant sa cheville tordue, des étoiles blanches devant les yeux.

- C'est moi qui suis désolé, proteste la voix chaleureuse de Myror, le saltimbanque à la boucle d'oreille.

Ses yeux bruns bienveillants, dans son beau visage d'ébène, la scrutent avec inquiétude.

- Vous devriez aller voir le médecin de la cour. Vous avez tapé fort… vous pourriez être plus blessée qu'il n'y parait.

Guenièvre cligne des paupières pour éclaircir sa vision confuse, grimaçant à la douleur qui pulse dans sa cheville.

- Quelle idiote, grogne-t-elle.

- Où allez-vous ? demande l'homme grand et athlétique en s'accroupissant devant elle. "Je vous accompagne. Je ne crois pas que vous puissiez marcher seule."

Elle hoche faiblement la tête, toujours sonnée, et se laisse soutenir jusqu'en haut de l'escalier, puis le long du couloir jusqu'à la porte de la nurserie.

- Merci, Myror, dit-elle en repoussant doucement le bras musclé enroulé autour de sa taille. "Vous avez été absolument adorables, vous, Daegal, toute la troupe. Je m'assurerai que le trésorier se montre généreux."

- Je vous remercie, ma Dame, répond l'homme avec une révérence galante, avant de s'éloigner d'un pas chaloupé.

Guenièvre ouvre la porte après lui avoir lancé un dernier regard reconnaissant.

C'est sûr, elle a une cheville foulée.

Merveilleux.

Elle avait bien besoin d'un accident stupide comme celui-ci à ajouter à la liste des problèmes de la journée.

Au moins, cela lui donnera une excuse pour éviter cette chipie de Lady Vivian, même si elle se sent un peu coupable à l'idée de la pauvre Anna subissant seule les caprices de la damoiselle.

L'aurore nimbe le berceau d'un voile doré et des particules de poussières nacrées dansent dans le rayon de soleil rose.

Tout est paisible.

Ouf.

La Dolma est avachie dans le fauteuil à bascule, devant la cheminée remplie de cendres à peine fumantes, sa tête anguleuse sur sa poitrine tombante, les bras pendants et ses grands pieds de canard étendus devant elle.

Guenièvre s'approche en boitillant, mordillant sa lèvre inférieure pour réprimer un gémissement, et remue les braises dans l'âtre pour faire repartir les flammes. Le grincement du pique-feu contre la pierre réveille la Dolma qui sursaute et se redresse d'un seul coup.

- Merlin ? s'écrie-t-elle en jetant des regards de tous côtés.

- Non, c'est moi, dit Guenièvre avec un sourire. "C'est donc bien là qu'il se cachait ? Tout le monde le cherche."

La nourrice se lève d'un bond et lui attrape le bras, le serrant presque à lui faire mal. Ses iris vert tilleul sont dilatés.

- Il n'est pâs revenu, souffle-t-elle. "Il devait revenir et il n'est pâs revenu ! Je crains qu'il ne lui sôis ârrivé mâlheur !"

- Pourquoi dites-vous cela ? demande la jeune femme, un peu choquée par ce trouble. "Qui pourrait en vouloir à Merlin ?"

- Il â dit que le rôi était en danger et il est pârti ! aboie la Dolma à mi-voix, se contenant à peine pour ne pas réveiller le bébé. "J'ai âttendu, âttendu, mais il n'est pâs revenu ! est-il ? Pourquôi ne le sâvez-vous pas ? Pourquôi personne ne se soucie jâmais de lui ?"

- Tout le monde aime Merlin, proteste Guenièvre, indignée. "Vous…"

Le rire grinçant à peine étouffé qui l'interrompt lui fait froid dans le dos.

- Le pauvre biquet était seul fâce à cette vipère et personne n'est venu le sauver ! siffle la nourrice avec fiel. "Ah lâ belle âttention qu'on lui porte, vraiment ! Il fait tant et tant pour le rôyaume et tout ce qu'on lui âccorde comme récompense, ce sont des mots qu'il n'aurait jâmais dû âvoir à entendre et les mains répugnantes d'un vieux bouc qui tentent de lui ârrâcher son innocence !"

Guenièvre pâlit.

- Qu'… quoi ? HEIN ? Qu'est-ce q-que vous voulez d-dire ?

- Son âltesse sérénissime le pervers Âlined, crache la nourrice.

La jeune femme attrape l'accoudoir du fauteuil à bascule pour se retenir, chancelante.

- A… A-Alined…

- Je ne sais pâs pourquôi le rôi tient tant à s'âllier âvec des porcs et des pâons et des bêtes cruelles comme le Sârrum et tous les autres de cette clique, continue la Dolma d'une voix outrée, son débit précipité et orageux menaçant de réveiller la princesse, "et çâ ne me regârde pâs même si je me demande quel genre de rôyaume il vâ laisser à ce pauvre âgnelet quand elle serâ reine, mais çâ ne lui donne pâs le drôit de laisser de pâreilles choses se produire, surtout que Merlin, tout tremblant et chétif qu'il était âprès cette horrible épreuve â voulu âller le prévenir qu'il courrait un danger dès qu'il â pu se tenir debout !"

Guenièvre s'est assise, les jambes coupées, la bouche entrouverte et les yeux exorbités.

- Arthur est en danger ? répète-t-elle après plusieurs tentatives pour émettre un son.

La nourrice lève les yeux au ciel, les mains sur les hanches.

- Oh bien sûr, tout ce qui vous importe c'est votre précieux rôi ! Je vous dis que Merlin â dispâru !

La jeune femme brune secoue la tête faiblement.

- Non, je vous ai entendue… mais… le traité de paix… il faut prévenir les chevaliers…

Ses mains tâtonnent machinalement pour agripper les clés et elle pousse un cri étranglé en découvrant qu'elle ne les a plus.

Oh non, non non non non…

Elle se soulève, seulement pour retomber avec un gémissement de douleur quand elle s'appuie sur sa cheville enflée.

La Dolma presse ses lèvres étroitement, puis lâche un profond soupir.

- Très bien, dit-elle finalement. "Je vais y âller. Vous resterez ici et vous veillerez sur l'enfant âvec votre vie."

- La galerie, bafouille Guenièvre. "La galerie ouverte au-dessus de la Table Ronde… c'est l'endroit parfait pour se cacher, pour tirer sur les rois…"

Elle imagine déjà Arthur, sa chemise pleine de sang, les yeux ouverts et vitreux… le tumulte dans la salle, les hommes dégainant leurs épées, les cris d'horreur et la guerre qui s'enflamme comme une étincelle dans un champ et dévaste l'intégralité du royaume, Camelot détruit et le rêve d'Albion en ruines pour toujours…

Un claquement de doigts maigres crève sa bulle de panique et elle revient à la réalité.

- Tout n'est pâs encore perdu, mâ fille, bougonne la Dolma en retroussant une narine d'un air désapprobateur. "Cessez de rêver et concentrez-vous. Enfermez-vous dans lâ nurserie et ne laissez personne entrer, est-ce bien clair ? Et priez que Merlin se sôit seulement endormi dans un côin sans âvoir lâ force de remonter ici, lâ nuit dernière."

La nourrice quitte la pièce d'un pas énergique après avoir déposé un baiser sur le front de la princesse qui ne tressaille pas dans son sommeil, et s'en va à longues enjambées.

Elle n'est qu'à mi-chemin lorsqu'une ombre surgit derrière une porte et la tire dans une chambre en lui plaquant une main sur la bouche pour qu'elle ne crie pas.

 

oOoOoOo

 

Arthur promène son regard tendu sur les chevaliers rassemblés tout autour de la salle de la Table Ronde.

C'est maintenant que tout se joue…

Les souverains entrent les uns après les autres, suivis de leurs escortes. La Reine Catrina glisse sur le sol dans sa robe blanche étincelante de soieries et de bijoux. Le Roi Olaf garde la main sur le pommeau de son épée, ses sourcils grisonnants méfiants sous sa simple couronne d'argent, dans son surcot bleu clair et sa cotte de mailles. Le Sarrum ricane en sourdine, le duvet roux à l'arrière de son crâne épais presque de la même couleur que la crinière de cheval qui orne son armure noire. Alined se déplace avec raideur, ses petits yeux sournois agités en tous sens comme s'il cherchait une chose et voulait en éviter une autre.

Les capes rouges de Camelot se répandent dans la salle inondée de lumière, côte à côte avec les armoiries des autres royaumes, comme un bouquet de fleurs sauvages, un plat artistiquement préparé par un gourmet, un spectacle parfaitement organisé.

Derrière le pilier, sur la galerie, l'assassin arme son arbalète et un sourire appréciatif retrousse les coins de ses lèvres.

 

oOoOoOo

 

La Dolma se débat, enfonce son talon dans le pied de son agresseur et se libère après lui avoir flanqué un bon coup de coude dans les flancs.

Quand elle fait volte-face, l'homme lève ses mains en signe de paix et elle réalise qu'en fait, c'est lui qui l'a lâchée.

Elle tire sur sa guimpe pour la remettre d'aplomb, lisse les plis froissés de sa robe avec un petit reniflement de dédain, puis claque sa langue.

- Vous êtes bien laid, commente-t-elle.

Un grognement narquois lui répond, mais elle ne semble pas entendre l'évident "vous ne vous êtes pas regardée".

- Je suppose que vous n'êtes pâs le grand méchant loup qu'ils se plaisent à vous décrire, ajoute-t-elle après un instant, détaillant la silhouette longue et noueuse, la barbe et les cheveux hirsutes, les cicatrices qui dépassent des manches trop courtes.

- Vous âvez de bons yeux.

Les dit-yeux roulent, exaspérés par cette parlote inutile.

- Que voulez-vous de môi ? Âvez-vous renoncé à saigner comme un cochon ce vil personnâge et décidé de protéger le rôi ? Sâge décision, si je puis dire.

Numéro Quatre hoche vivement la tête et ses mains s'agitent, mimant quelqu'un qui chuchote à une oreille et puis un coup de poignard.

La Dolma gratte son menton proéminent.

- Vous sâvez pour le complot que Merlin â surpris ?

Un éclair d'inquiétude passe dans les yeux bruns du prisonnier qui fait un pas en avant et saisit l'avant-bras de la femme d'une poigne de fer.

- Ce n'est pâs lui qui vous en a pârlé ? Oh, hoquette-t-elle. "J'espère qu'il ne lui est rien ârrivé. Je… il m'en â pârlé hier sôir et ensuite il â dispâru…"

Le conflit est très vivant, très sincère, nu et à vif dans le regard de l'Ombre Blanche.

- Sauvons d'âbord le rôi, dit la Dolma pour mettre fin au dilemme. "Lui est en danger, pour sûr. Il reste une chance que cette grande perche sôit en train de piquer un somme dans un côin reculé du château."

Elle n'ajoute pas que l'horrible moment de la veille a pu causer cette fatigue soudaine et irrépressible, parce qu'elle se doute que le bon sens, qui pour l'instant semble conduire le loup, risquerait de disparaître pour une haine assoiffée de sang s'il savait ce qui s'est passé dans le couloir.

- Âlors comment sâvez-vous ? Âh. Non, oubliez. Çâ n'â pâs d'importance pour le moment.

Elle met les poings sur les hanches.

- Nous devons âller à lâ Sâlle de lâ Tâble Ronde. Lâ petite Guenièvre semblait persuâdée que le meurtrier tenterait sâ chance de lâ gâlerie.

Derian réfléchit un instant, toute émotion disparaissant de son visage, puis il se glisse furtivement dans le couloir.

- Oy. Âttendez-môi. Vous ne ferez pâs long feu si vous tombez sur un de ces gârdes obtus. Vous n'aurez pâs le temps de leur pârler de cette clé volée qu'ils vous auront déjà embroché !

Elle trébuche sur sa robe noire et l'attrape à pleines poignées pour la soulever et marcher à longues enjambées.

- Pourquôi faut-il toujours sauver l'ârrière-train de ce crétin royâl ? grommelle-t-elle.

Numéro Quatre s'arrête et se retourne, lui lançant un regard qui pourrait presque être qualifié d'amusé.

- Vous pouvez m'âppeler lâ Dolmâ, au fait, dit la femme. Elle penche la tête de côté et toussote. "Mais vous le sâvez déjà. C'est Merlin qui vous a pârlé de môi, n'est-ce pâs ?

Derian incline le menton avec douceur, puis se remet en marche furtivement dans les couloirs presque vides.

S'il survit à cette journée, elle aimerait faire plus ample connaissance avec lui.

Quand ils auront sauvé non seulement le roi et quatre royaumes, mais aussi Merlin.

Merlin qui tisse des liens à travers tout Camelot, depuis le nid de la cigogne jusqu'à la tanière du loup, en passant par les cuisines et la salle du trône.

Merlin que tous aiment et que tous ont oublié pendant ces quatre jours.

Merlin qui a disparu en voulant tous les protéger.

 

oOoOoOo

 

Arthur retient son souffle tandis que les quatre souverains s'approchent de la Table Ronde pour signer le traité de paix si durement acquis.

Les quatre jours sont enfin terminés. Dans un instant, après un bref crissement de plume sur le papier, quatre royaumes seront ajoutés au rêve d'unification d'Albion. Quatre frontières en paix de plus.

Il a bien cru qu'ils allaient faire leurs bagages et quitter Camelot en mauvais termes quand il a expliqué à contrecœur pourquoi le tocsin avait sonné. Surtout Alined qui a l'air d'une humeur exécrable depuis ce matin et qui, évidemment, a des raisons personnelles d'en vouloir au prisonnier évadé. Puis Olaf a apaisé les discussions, rappelé pourquoi ils s'étaient rassemblés pour commencer.

Et finalement, les y voici.

Plus que quelques minutes…

Arthur retenait si bien son souffle qu'il manque de s'étouffer quand le dard traverse l'air et se plante dans la poitrine du Sarrum avec un sifflement morbide.

- Léon ! hurle-t-il tandis que Gwaine et les chevaliers se ruent autour de lui pour le protéger des guerriers d'Amata qui tirent leurs épées.

Ça va être un bain de sang…

Ses yeux se lèvent vers la galerie, attrapent la fugitive vision d'une robe noire. Son cœur bat à tout rompre.

Ce devait être inaccessible. Il n'y a qu'un seule clé… une seule… que Guenièvre gardait… Guenièvre qui n'est en vue nulle part…

Des chevaliers en bleu et d'autres en brun ocre se répandent dans la pièce, s'interposant entre les soldats du Sarrum et ceux de Camelot.

- Paix ! appelle la voix forte et imposante d'Olaf.

- Il suffit ! cingle celle de la Reine Catrina.

Arthur a les mains rouges et gluantes à force de presser sur la plaie du Sarrum effondré sur le bord de la Table Ronde, son visage inconscient écrasé sur le traité qu'il était en train de signer.

- Sire ! crie soudain Léon depuis la galerie. "Un assassin envoyé par Odin !"

Le soulagement collectif qui suit devient presque palpable quand Gaius, qui a enfin réussi à se frayer un passage pour examiner le blessé, annonce que le Sarrum n'est pas mort et qu'il survivra sans doute à ses blessures.

Les épées se baissent de partout, certaines avec réluctance, la plupart de bonne grâce.

Alined ronchonne dans son coin, ses gardes rassemblés autour de lui.

Lorsque la civière et Gaius sont sortis, Arthur oublie son discours pour demander qu'on lui amène l'assassin et c'est là que les choses deviennent surréalistes.

Léon, l'air perplexe, pousse devant lui la Dolma qui n'apprécie pas d'être contrainte, ainsi que l'Ombre Blanche que l'on force à se mettre à genoux, puis deux gardes laissent tomber aux pieds des souverains le corps de Myror, le saltimbanque à la boucle d'oreille.

L'homme a été transpercé avec une lance.

- Que s'est-il passé ? articule le roi, sidéré.

- C'est compliqué, dit la Dolma avec une de ses révérences grandiloquentes ridicules. "Sâchez que Numéro Quâtre, ici, vient de vous épârgner de passer de vie à trépâs. Permettez-môi de vous relâter notre quête…"

Arthur voudrait la supplier d'abréger ou obtenir une explication cohérente de la part de quelqu'un d'autre, mais visiblement il n'a pas le choix.

La nourrice ne parle pas aussi longtemps qu'il s'y attendait, cependant, et leur épargne des enjolivements de théâtre, bruitages et autres sons et lumières.

Derian et la Dolma sont arrivés juste à temps pour se faufiler sur la galerie – tous les chevaliers protégeant l'intérieur de la salle et non pas les accès extérieurs – et Numéro Quatre n'a eu que le temps de lancer l'arme qu'il avait récupérée en route pour empêcher Myror de tirer sur Arthur.

C'est la nourrice qui a identifié Myror comme un homme à la solde d'Odin : elle l'a vu à la cour du roi ennemi des dizaines de fois lorsqu'elle était comédienne – il s'agit d'un baladin qui sert aussi en tant qu'espion et d'homme de main : "une honte pour lâ profession !" – et l'aurait reconnu bien plus tôt, si elle avait seulement été autorisée à sortir de la nurserie pendant les négociations…

Gwaine est allé chercher Guenièvre et elle confirme que c'est le saltimbanque qui lui a dérobé ses clés lorsqu'elle est tombée dans les escaliers (son visage est rouge de honte en expliquant cela).

Dans le silence qui suit, Arthur fronce les sourcils en considérant gravement Numéro Quatre qui n'a pas baissé la tête une seule fois et dont les yeux l'ont fixé sans ciller, comme pour le défier de mettre en doute sa bonne foi.

- Il reste deux points inexpliqués, dit finalement le roi. "Comment le prisonnier s'est-il échappé et pourquoi a-t-il attaqué Lord Alined ?"

La Dolma ouvre la bouche et dans le même mouvement Guenièvre la bâillonne.

- Je peux vous expliquer, Sire, bredouille-t-elle. "Seulement, je crois nécessaire de le faire en privé."

Arthur fait taire les protestations.

- Très bien, dit-il. "Que l'on évacue la salle. Mes seigneurs, ma Dame, rendons-nous dans la petite salle où nous avons tenu les négociations. Nous y serons plus à l'aise. Sir Léon, organisez vos hommes et assurez-vous qu'aucune autre menace ne demeure. Et arrêtez-moi l'ensemble de ces saltimbanques, nous devons les interroger sur leurs implications dans cette affaire. Sir Gwaine, trouvez-moi Sir Perceval, que quelqu'un qui le peut obtienne des réponses de Numéro Quatre – si tant est qu'il veuille parler…"

- Oh, il pârlerâ, je peux vous l'âssurer, interrompt la Dolma de sa voix nasillarde. Elle fronce une narine au coup d'œil furieux qu'il lui lance et met les poings sur les hanches. "N'oubliez-vous pâs quelque chose, Grand Rôi ? Ou devrais-je dire : quelqu'un ?"

Arthur secoue la tête, un instant assez interloqué pour oublier l'envie qu'il a d'aboyer qu'elle se taise.

- Votre serviteur, râle la femme d'un air excédé.

Le visage du roi devient très sombre.

- Nul besoin de monter sur vos ergots, nourrice, réplique-t-il de cette voix que personne n'ose contredire. "Je sais ce que nous devons à Merlin. Je m'occuperai de cela tout à l'heure."

La Dolma croise les bras et bâcle une révérence, le visage crispé de colère.

Arthur sent son regard qui s'enfonce entre ses clavicules comme une lame chauffée à blanc, tandis qu'il quitte la salle, et il se demande bien ce qu'il a pu faire pour mériter une telle animosité.

Il ne se le demande plus une fois qu'il a parlé avec Guenièvre.

Livide, il quitte la pièce attenante à la salle des négociations en faisant un effort presque insurmontable pour marcher droit et ne pas vomir. Ses yeux bleus deviennent quasiment noirs quand ils se posent sur Alined et le craquement presque inaudible dans sa voix soigneusement contrôlée suffit pour qu'Olaf comprenne qu'il sait.

- Notre séjour touche à sa fin, dit lentement le roi de Deira. "Arthur Pendragon, au nom de nos amis ici, je vous remercie de votre hospitalité. C'est avec grand plaisir que j'ai vu la naissance de cette amitié entre nos royaumes et tous mes vœux vont au rétablissement du Sarrum d'Amata, notre frère en cette alliance. C'est grande pitié qu'il n'ait pu célébrer avec nous la signature de ce traité de paix."

Arthur hoche la tête, les mâchoires serrées. Une goutte de sueur coule sur son front lorsqu'il se force à sourire en réponse.

- C'est grande pitié, en effet.

Catrina ne sent pas la nuance dans les mots et babille son effroi à ces évènements de dernière minute et ses promesses de revenir bientôt.

Alined marmonne que ces histoires d'assassins sont effroyables et qu'il tient à partir au plus tôt.

Arthur réussit à peine à articuler ses adieux. Une veine palpite sur son front, bleue et gonflée, et Catrina s'enquiert de sa santé.

Olaf propose à la reine de la raccompagner un bout de chemin avec sa fille – qui aimerait tant voir les splendeurs de Bernicia – et détourne ainsi l'attention de l'étrange attitude guindée du roi de Camelot.

Personne n'a touché à la collation.

Dans la salle de la Table Ronde, Geoffroy de Monmouth range le traité de paix porteur des quatre paraphes avec précaution. Il y a une tache de sang au coin du tissu richement ouvragé dans lequel le précieux parchemin est plié.

 

oOoOoOo

 

Perceval rejoint Arthur sur les remparts où celui-ci regarde s'éloigner les trois escortes en se mordant les lèvres, les phalanges blanchies à force de serrer les poings.

- Sire, il y a quelque chose que vous devez savoir.

Les épaules du roi sont voûtées sous sa cape rouge.

- Parle.

- Celui qui a libéré Numéro Quatre… c'est ce garçon qui était souvent avec Merlin. Le jeune saltimbanque du nom de Daegal. Apparemment il était de mèche avec Myror.

- L'a-t-on interrogé ? Sait-on pourquoi il aurait fait une chose pareille ?

- Non, Sire. Il a disparu.

L'homme blond passe une main lasse sur son visage fatigué.

- Est-ce que Merlin sait quelque chose ? Est-ce que ce grand nigaud (sa voix tremble un peu à ce mot) est enfin sorti de sa cachette ?

Le géant avale sa salive.

- Merlin n'a toujours pas été retrouvé, Arthur. Je ne crois pas qu'il se cache. Je pense qu'il a été enlevé.

 

 

A SUIVRE...

 


Listelia  (28.07.2015 à 21:14)

Attention, ce chapitre contient des scènes qui peuvent heurter la sensibilité.

 

Basé sur les épisodes 5x09, 5x08, 4x06, 4x07, 2x10, 2x05, 2x06, 2x02, 3x07

 

28

APRES L'HEURE LA PLUS SOMBRE VIENT LA LUMIERE DU JOUR

 

 

Il a du mal à respirer, son torse se soulève avec peine, fouaillé à chaque inspiration par la douleur de ses côtes brisées.

La peau de ses poignets est brûlée par la corde qui le pend au plafond de la cellule. Il ne sent plus ses bras engourdis, ses jambes ont cessé de le soutenir. Il est mouillé de pisse, de peur, de sang.

La lune nimbe sa peau blanche d'une lueur spectrale et la fièvre allume des reflets dans ses yeux bleus remplis de larmes et de défi.

- A-t-il parlé ? demande l'homme dont le visage reste caché dans l'ombre.

- Non. Enfin, il a raconté n'importe quoi, grogne le bourreau. "Fait une liste de noms de chats, décrit la verrue de la nourrice, avoué qu'il n'aime pas le gruau de son grand-père."

- Peut-être que vous devriez cesser d'avoir pitié de lui et devenir sérieux.

Le bec de lièvre du bourreau grimace quand il cherche ses mots avec soin, grattant l'arrière de sa nuque.

- Ce n'est qu'un simple d'esprit. A peine plus âgé qu'un enfant... Est-ce bien nécessaire ? Certainement le roi ne lui a confié aucun secret.

- Il assistait aux conseils debout derrière Arthur quand celui-ci n'était qu'un prince. Croyez-vous vraiment que ces habitudes-là aient changé ? Non, il en sait beaucoup plus qu'il en a l'air. Les renforcements de la citadelle, l'emplacement des nouveaux tunnels, quels sont les prochains seigneurs que le roi conviera pour une alliance…

- Je… ne… vous… le… dirai… pas… articule le prisonnier d'une voix enrouée, ses lèvres parcheminées se craquelant sous l'effort.

L'homme dissimulé dans le noir ricane sinistrement.

- Oh, le vieux avait dit la même chose et il avait gentiment craché le morceau, à la fin. Chanté toute la mélodie, même des couplets qui n'existaient pas. Tu le feras aussi, n'aie crainte.

Le bourreau souffle entre ses dents, puis se balance d'un pied sur l'autre et se dirige vers la table où sont étalés les instruments de torture.

Une goutte d'eau suinte dans le plafond et glisse le long de la corde comme une perle de vase.

Dans les escaliers en spirale crasseux et sombres qui descendent aux geôles, un jeune garçon de quatorze ans plaque ses mains sur ses oreilles quand les cris recommencent.

 

oOoOoOo

 

Le Sarrum lâche un grognement appréciateur en suivant des yeux Guenièvre qui roule les cartes que les hommes ont étudiées jusqu'à très tard, la veille, sur la grande table rectangulaire de la petite salle.

La robe de la jeune femme est ajustée sur ses hanches, dessinant la rondeur de ses fesses sous le velours puce et la haute ceinture brodée met en valeur sa poitrine. Le léger boitillement dû à sa cheville n'enlève rien à la féminité qu'elle exsude à son insu, plongée dans ses pensées.

- Vous n'êtes pas une simple servante, dit soudain l'homme en claquant la langue contre son palais, un doigt tirant machinalement sur le bandage autour de son cou.

Guenièvre relève la tête tout en nouant un cordon rouge autour de la carte de Camelot et lui adresse un regard poli bien que méfiant.

- Non, mon seigneur. Je suis l'épouse d'un chevalier.

- Vous avez obéi à tous les caprices de cette greluche de Lady Vivian, pourtant. Ce n'était pas de votre rang.

La jeune femme hausse les épaules.

- Il fallait que quelqu'un la garde à distance des négociations, dit-elle simplement en rangeant les rouleaux de cartes dans un coffre plat. "Ce n'était pas très difficile et le roi avait besoin de moi. C'était une raison suffisante pour endurer quelques jours la vie que je menais avant que mon mariage ne m'anoblisse."

Le Sarrum ricane.

- Arthur Pendragon vous l'avait-il demandé ? Jusqu'où iriez-vous pour le servir ? Etes-vous sa maîtresse ? Qui est votre mari ? Sait-il à quel point vous êtes dévouée au roi ?

Son regard concupiscent donne la chair de poule à Guenièvre qui se dépêche de refermer les encriers et de rassembler les plumes sur un plateau.

- Avez-vous besoin d'autre chose, votre Altesse ? demande-t-elle d'une voix tendue. "Le roi devrait être de retour dans quelques instants à peine."

L'homme étouffe un rire gras et boit une lampée de vin dans sa coupe d'argent.

- L'assassin savait que vous auriez les clés de la galerie… je pensais que le roi partageait les inclinaisons d'Alined, à en croire les rumeurs sur le bel idiot qui est toujours dans son sillage, mais j'avais tort. J'ai vu comme il vous a écoutée, hier. Un homme ne fait pas confiance à une femme aussi belle, à moins qu'elle ne soit dans son lit.

Guenièvre rougit violemment.

- Mon mari est mort, votre altesse, dit-elle d'une voix qui tremble de colère. "Sachez qu'il n'aurait jamais pardonné une telle insulte."

Quelqu'un se racle la gorge et ils tournent la tête vers la porte.

- Sir Lancelot est mort, mais il était mon ami et je ne souffrirai pas qu'on offense sa mémoire ni son épouse, dit la voix basse et menaçante d'Arthur qui se tient dans l'embrasure.

Il enlève posément son gant et le jette en travers de la pièce, aux pieds du Sarrum.

L'homme roux grimace un sourire mauvais.

- Un duel, Pendragon ? Entre deux alliés ?

- Entre deux hommes, corrige le roi d'un ton glacial.

Le guerrier en armure bardée de têtes de clous se lève pesamment.

- Vous risqueriez la paix pour l'honneur d'une femme ?

Les traits d'Arthur sont crispés, ses mâchoires serrées et ses yeux bleus remplis d'un désespoir plein de haine. Il n'a pas dormi la nuit dernière et sa pâleur souligne son expression tranchante.

- Une paix qui meurtrit et qui souille le peuple de Camelot n'a nul besoin d'être, articule-t-il avec effort.

Guenièvre entend ce qu'il ne dit pas.

La culpabilité intolérable, les regrets qui lui écrasent le cœur, l'angoisse qui le vrille…

Une paix au prix de ce qu'a dû endurer Merlin n'aurait jamais dû se faire.

Le regard noir et perçant du Sarrum d'Amata soutient celui du jeune roi, puis un sourire sarcastique glisse sur les lèvres étroites de l'homme.

- Ce serait une victoire simple et rapide, considérant comme vos émotions règnent sur vous à l'instant, Arthur Pendragon, dit-il avec ironie. "Mais voilà. Votre royaume est puissant et vos alliés nombreux. Si je vous tuais, je mettrais mes terres dans un péril bien peu nécessaire. Les codes de la chevalerie, hein ? Tch. Foutaises, quand l'enjeu est de taille. Je ne me battrai pas contre vous."

Il fait quelques pas et ses semelles foulent avec mépris le gant qui gît au sol.

- Suivez mon conseil, Arthur. Odin a peut-être échoué cette fois, mais il reviendra à la charge. Il s'attaquera à ceux que vous aimez si ouvertement, parce qu'ils sont votre faiblesse. Je n'ai pas l'armée qu'il faut pour l'attaquer seul et lui faire payer cette égratignure, mais le jour où vous déciderez de marcher sur ses frontières, ma bannière sera la vôtre. A ce coût-là seulement trouverez-vous votre paix.

Il quitte la salle et Guenièvre soupire de soulagement.

- Vous n'auriez pas dû, Sire, murmure-t-elle, moitié fâchée, moitié reconnaissante.

Le roi de Camelot tressaille, le front empourpré et les mains si froides qu'il sursaute quand il serre les poings.

- Lâche, souffle-t-il.

Elle est presque sûre que c'est de lui-même dont il parle.

 

oOoOoOo

 

L'aube d'un deuxième jour commence à poindre derrière les montagnes quand Perceval retrouve enfin la trace du cheval qui est sorti de la ville, la nuit où Merlin a disparu. Gwaine est sale et épuisé, les nerfs à fleur de peau à force de se battre contre les multiples scénarios horribles qui jouent et rejouent dans son cerveau. Il n'a pas dormi non plus depuis qu'il a appris pourquoi Numéro Quatre s'en était pris à Alined et s'en veut à mort de n'avoir rien remarqué, de n'avoir pas su protéger Merlin.

Perceval est terriblement inquiet pour leur jeune ami, mais parvient à refouler son angoisse pour se concentrer sur la seule piste qu'ils ont.

Au début, comme il n'y avait pas la moindre mention de quelqu'un quittant la ville, ils ont cru que Merlin avait été tué et son corps jeté dans les douves, et ils ont perdu un temps précieux à sonder le fond noirâtre et gluant. Puis, dévoré de remords, un garde a avoué avoir laissé passer un gamin avec son frère malade qui dormait sur le canasson – Arthur lui a mis une telle gifle qu'il a failli perdre une dent.

La description du gamin correspondait à celle de Daegal. Ils ont retrouvé plus loin dans la forêt un linge imbibé d'une substance soporifique, puis les traces les ont conduits à travers la Vallée des Rois Déchus et ils les ont perdus dans les méandres des marques de sabots des fréquents passages de bandits.

Perceval, heureusement, avait remarqué que l'un des fers du cheval qu'ils suivent est instable. A force de patience – et il en faut quand Gwaine ne cesse de jacasser comme une vieille femme hystérique – il a fini par remettre les yeux dessus.

Maintenant ils contemplent d'un air sombre le château en ruines qui se dresse au bout de l'ancienne route marchande, défoncée et encombrée de rochers, qui longe les falaises.

- L'ancienne forteresse de Daobeth, souffle Gwaine.

- Il y a de la fumée, remarque Perceval. "Ce sont peut-être eux."

Dans le silence épais flotte ce qu'ils ne disent pas mais qu'ils redoutent.

En descendant la colline à travers la forêt pour rejoindre la route, ils surprennent un éclat de métal dans le soleil qui se lève et se faufilent à travers les arbres dans cette direction, tirant leurs épées.

Dans la clairière, assis sur un tronc d'arbre, les épaules tombantes et la tête dans les mains, l'adolescent qui dansait sur la corde raide comme un elfe quelques jours plus tôt ressemble maintenant à un chiot battu.

Perceval surgit derrière lui et lui emprisonne les bras tandis que Gwaine lui pointe son épée sur la gorge.

- OU EST-IL ? rugit-il.

Daegal relève la tête, le visage mâchuré de larmes et de crasse. Ses yeux clignent très vite, coupables, effrayés, suppliants, lamentables.

- Je s-suis d-d-désolé... bafouille-t-il. "Je suis v-vraiment d-d-désolé… je n-ne s-savais p-p-pas qu'ils lui… qu'ils le… je… p-p-pardon…."

Les deux hommes échangent un regard épouvanté, puis Gwaine presse la lame contre la peau du garçon.

- Où est-il ? répète-t-il entre ses dents. "Que lui as-tu fait ? Parle, vermine. est Merlin ?"

L'adolescent déglutit, terrifié.

- Il n'aurait pas d-dû… s'il n'a-avait p-p-pas entendu… Myror…

- Myror est mort, gronde Gwaine. "Parle, ou tu trouveras le courroux du roi doux en comparaison de ce que je vais te faire. Maintenant, DIS-NOUS ! Où est Merlin ?"

Daegal se remet à sangloter et à renifler.

- Pourquoi l'as-tu emmené ? Tu as libéré Numéro Quatre pour qu'il sauve le roi, n'est-ce pas ? Tu lui as dit qu'il y avait un complot contre sa vie. Alors pourquoi as-tu drogué et emmené Merlin ? demande Perceval, sa voix d'ordinaire si calme vacillant devant le spectacle pitoyable du saltimbanque.

Que s'est-il passé pour qu'il se mette dans un état pareil ?

Pourvu que Merlin…

L'angoisse remplit les oreilles de Gwaine d'un bouchon d'eau qui coupe tous les sons, qui lui ferait presque perdre l'équilibre. Il a l'impression qu'il devient fou.

- C'est Myror… balbutie Daegal. "Il a d-d-dit que je d-d-devais emmener Merlin au m-maître… que c'était la s-s-seule s-s-solution si je n-ne v-v-voulais pas m-mourir… il était f-f-urieux… q-quand il a … mais je… oh, je n'aurais j-j-jamais… ils… c'était ho-o-orrible… Merlin… Merlin a… il…"

Sa voix s'émiette et avec elles les espoirs des deux hommes.

- Est-ce qu'il est en vie ? souffle Gwaine d'une voix rauque.

Les yeux rouges et gonflés de Daegal fuient son regard brûlant.

- Ce… s-serait… m-mieux… qu'il ne… le s-sois p-p-pas…"

Le vent s'est levé et des gouttes s'écrasent sur le feuillage épais de la forêt. Le ciel est gris, bas. Ce sera une journée de pluie.

Les chevaux galopent à bride abattue pour faire le trajet du retour.

 

oOoOoOo

 

Gaius prépare une potion, mais il ne sait pas laquelle. Ses doigts noueux, marbré de veines épaisses et de taches brunes, travaillent avec méthode, précision, rapidité.

Ses cheveux blancs lui tombent sur le visage et il garde la bouche entrouverte, comme s'il ne se rappelait plus de respirer par le nez.

Ses robes bordeaux balayent le sol de ses appartements avec un bruissement doux. Le feu crépite derrière lui, le contenu du chaudron bourboute.

Derrière la fenêtre piquetée d'éclats de pluie, un pâle soleil joue à cache-cache avec les nuages.

Tout est si calme, il serait presque tenté de crier "debout, Merlin, qu'attends-tu pour te lever ! Tu vas être en retard !" s'il ne voyait pas le lit vide, la couverture bien soigneusement pliée, par l'embrasure de la porte de la petite chambre en soupente.

Son vieux cœur bat si lentement, il craint de se changer en pierre, là, au milieu de la pièce.

Merlin.

Ramenez-moi Merlin. Ramenez-moi mon petit-fils, ma joie, ma fierté, le cadeau que je ne méritais pas… je ferais n'importe quoi… je payerai mille fois le prix de mes erreurs… mais rendez-le moi sain et sauf…

Quand la porte s'ouvre derrière lui, il se retourne si brusquement qu'il voit danser des points noirs devant ses yeux et que ses jambes flageolent.

- Tout doux ! Asseyez-vous, Gaius… vous devriez vous reposer… dit la voix de celui qui l'a rattrapé avant qu'il ne tombe et qui l'aide à s'asseoir sur la paillasse de ses patients.

Il étouffe un rire brisé.

- Vous aussi, Sire.

Arthur s'accroupit en face de lui, une main sur le genou du très vieil homme, l'air consterné par son état d'épuisement. Il ne se rend pas compte de l'image que renvoient ses propres cernes, la moue figée de ses lèvres, sa nuque raide, le ton râpeux de sa voix, le fait qu'il n'a pas quitté son armure depuis la veille.

- Est-ce que le Sarrum est parti ?

- Oui, enfin, répond le roi. "J'attends que Perceval et Gwaine reviennent pour repartir avec eux. Cela ne sert à rien de s'éparpiller. Ils ont sûrement trouvé une piste depuis hier."

Gaius hoche la tête lentement.

- Avez-vous mangé, Sire ? Les cloches ont sonné midi, ce tantôt.

- Pourquoi tout le monde me pose cette question stupide ? Je ne saurais rien avaler tant que Merlin n'a pas été retrouvé, marmonne le roi en détournant les yeux.

Il se redresse, marche à pas lents vers la fenêtre, appuie son coude contre la vitre et regarde ruisseler la pluie sur Camelot.

- Je l'ai trahi, Gaius… murmure-t-il. "Tout ce temps, il a essayé de me dire que quelque chose n'allait pas… et je l'ai ignoré… renvoyé vers ce… ce…"

Sa gorge se remplit de bile et il met une main sur sa bouche, s'oblige à la ravaler, le cœur soulevé par une nausée.

- S'ils l'ont… s'il m-meurt… je ne me le pardonnerai jamais.

Il serre les poings, ses yeux bleus obstinément fixés sur la ville grise sur laquelle pleure le ciel.

- Je l'ai perdu… c'est ma faute… je l'ai trahi…

Gaius se lève péniblement et s'approche de lui. Il lui pose la main sur l'épaule, pendant un instant, puis croise les bras dans ses amples manches et perd aussi son regard par la fenêtre.

- C'était il y a très longtemps. Mais pour moi, je m'en rappelle comme si c'était hier. La femme que j'aimais est morte en couches, elle aussi. Elle n'était pas bien plus âgée que la Reine Mithian, presque aussi frêle. Je l'ai pleurée. Mais j'étais un homme ambitieux, dévoué à la science. Je n'avais pas le temps pour un enfant.

Arthur écoute sans bouger, comme si le rythme lent des mots apaisait sa fièvre plus que ce qu'ils disent.

- C'est Alice qui s'en est occupée. Il n'était pas encore à l'âge adulte que nous étions déjà comme deux étrangers, mêmes des rivaux dans le domaine de la médecine. Je l'aimais, malgré tout. Il était intelligent, travailleur, appliqué.

Le vieil homme retourne vers la paillasse d'un pas lourd, s'y laisse tomber en faisant craquer ses os. Arthur s'assoit sur le rebord de la fenêtre, les mains jointes entre ses genoux. Il donnerait tout pour que son esprit cesse de s'agiter.

- C'est pour cela que j'ai essayé de l'avertir, quand il a commencé à fréquenter cette société secrète, les seigneurs des dragons, continue Gaius. "J'ai craint pour sa vie plus que je ne m'étais jamais inquiété pour lui. Mais il ne m'a pas écouté. Il était si enthousiaste, si passionné, si enivré par les idées nouvelles et dangereuses que ces gens prônaient. Je savais que ça ne pouvait que mal se terminer."

Son regard las croise celui du roi.

- Une contrée gouvernée par des roturiers sans éducation, c'était une utopie. Ça ne pouvait que mener à une autre guerre civile et nous sortions à peine de la Grande Purge. Quelqu'un finirait par prendre le pouvoir et Camelot risquait de tomber entre les mains de n'importe quel aventurier charismatique assoiffé de richesses et d'honneur. Nous n'aurions fait qu'un tour complet ridicule.

Arthur fronce les sourcils et Gaius laisse échapper un amer petit rire de gorge.

- Votre père était un bon roi, Sire. Lorsqu'il a pris Camelot, il a prouvé qu'il y avait plus en lui que l'avidité d'un seigneur de guerre. A l'époque, il était jeune et il prenait soin de son peuple. Il était sévère, mais juste. Il représentait un espoir pour ce pays. Je voulais croire en lui.

Dans la cheminée, le feu est en train de s'éteindre. L'humidité colle sa bouche froide à la fenêtre.

- Je suis allé voir Uther, je lui ai parlé des seigneurs des dragons… j'ai fait en sorte que l'on découvre que le fils de Lord Aredian était l'un d'eux et le roi en a fait un exemple, il l'a pendu. Ça ne les a pas empêchés de continuer leurs réunions et de rassembler davantage de partisans. Alors j'ai… j'ai trahi mon fils. Je me suis intéressé à lui, j'ai appris où ils se rencontreraient la fois suivante et je l'ai dit au roi.

Arthur écoute en retenant son souffle. Le vieil homme évite son regard, triturant un pli de ses robes.

- J'ai essayé d'empêcher Balinor de s'y rendre. Je ne voulais pas qu'il meurt… Mais le regard dans ses yeux, Sire… j'espère que vous n'aurez jamais à croiser un regard comme celui-ci…

Il réprime un frisson.

- Il a dit… il a dit qu'il mourrait avec ses frères si cela était sa destinée. Il a été arrêté avec eux et Uther les a tous fait exécuter… sauf lui. Il l'a banni, par amitié pour moi. Ce n'était pas très longtemps après que vous soyez né, Arthur. Je suppose qu'il n'a pas voulu que je vois mourir mon fils. Nous étions… en quelque sorte… autant que cela se pouvait malgré nos rangs… amis… j'aime à le croire, en tout cas.

Arthur baisse les yeux. Le vieil homme esquisse un geste d'excuse.

- Il n'était pas comme vous l'avez connu à la fin de son règne, obsédé par les menaces de sorcellerie et de rébellion, prompt à brûler au bûcher quiconque le contredisait. Ce sont les années, le pouvoir, la solitude du trône, de mauvais conseillers, la perte de la reine Ygraine et son impuissance à réparer ses erreurs qui l'ont rendu comme cela. Il était seul.

Les yeux de Gaius s'embuent et sa voix racle un peu.

- C'est pour cela que vous devez garder Merlin près de vous, Arthur, si vous ne voulez pas changer. Merlin sera toujours le même, il ne sera jamais attiré par le pouvoir ou les trésors…

Il sourit.

- Eh bien, je suppose qu'on peut lui faire oublier ses tâches de la journée avec quelques breloques brillantes ou un nouveau chaton.

Ils partagent un rire fragile, puis le vieux médecin redevient sérieux.

- Mais Merlin n'oubliera jamais à qui il est loyal. L'amour qu'il donne, son cœur, sont aussi purs que vrais. Il n'y a pas la moindre ombre de mensonge ou de tromperie en lui. Il sait ce que vous êtes et il vous aidera à garder le cap, aussi longtemps que vous vous rappellerez qu'il voit le rêve que vous et moi ne distinguons qu'à peine à travers les aléas de la vie.

Il se lève et s'approche du roi, se penche doucement pour le regarder dans les yeux.

- Sire… ne faites pas la même erreur que moi… vous avez perdu Lady Mithian, mais il vous reste Albion. Il vous reste Merlin pour montrer le chemin. Souvenez-vous des promesses que vous avez faites à la Table Ronde, cette nuit-là, il y a longtemps. Apprenez à connaître la petite fille, passez du temps avec elle. Ne laissez pas les chagrins de la vie vous faire couler. Voyez le monde que vous avez créé : il est beau et sincère comme un enfant. Il n'y a pas d'autre royaume comme celui que vous bâtissez. Le rêve de mon fils… ce rêve que j'ai brisé… vous en avez fait une réalité.

Arthur baisse la tête et contemple ses mains crispées.

- Si… si on le retrouve… si c'est encore possible…

- On le sauvera, Sire.

Les yeux bleus de lin se brouillent.

- Puissiez-vous dire vrai, Gaius…

Le vieil homme n'a pas le temps d'insister, parce qu'une cavalcade résonne dans la cour et que le roi se dresse aussitôt, oubliant ses doutes, ses peurs, son moment de faiblesse.

- Ils sont revenus !

 

oOoOoOo

 

Gwaine termine son rapport, les mains à plat sur la table, sa barbe et ses cheveux en désordre, les jambes frémissantes de repartir.

Perceval tient par le bras Daegal qui ose à peine renifler tant il est terrifié par le regard que le roi pose sur lui.

Gaius s'est effondré dans une chaise et Guenièvre est accrochée à son épaule, les joues ruisselantes de larmes silencieuses.

Sir Léon est debout, très droit, à côté d'Arthur.

- … et si Daegal les distrait, alors nous pourrons nous infiltrer par le sud et le délivrer, conclut Gwaine. "Dix hommes suffiront si nous attaquons cette nuit. La pleine lune ne sera que demain."

Ils ont fini par démêler l'écheveau et reconstituer les évènements.

Myror a abandonné son premier plan (la dague en plein cœur) au profit de l'arbalète quand il a su que quelqu'un avait surpris leur secret.

Dans sa rage, il a juré à Daegal que s'ils ne parvenaient pas à tuer le roi de Camelot et à ruiner les négociations, leurs vies ne vaudraient plus rien – apparemment, il s'agissait de la dernière chance que lui avait donnée Odin.

Il a drogué Merlin et ordonné à son jeune complice d'emmener le serviteur à la forteresse de Daobeth.

Daegal a obéi mais, dans l'espoir d'enrayer l'engrenage qui commençait lui répugner après trois jours passés en compagnie de l'innocente amitié de Merlin, il a porté aux gardes des geôles un vin mélangé avec l'un des puissants narcotiques que l'assassin avait en sa possession, et ouvert les grilles de Numéro Quatre en le chargeant de sauver le roi.

Lentement, très lentement, espérant que tout serait découvert et que d'une certaine façon il serait sauvé dans le processus, Daegal s'est mis en route vers Daobeth…

A sa grande horreur, au lieu que l'on enferme Merlin dans un cachot en attendant l'arrivée d'Odin – prévue pour le soir de pleine lune - leur maître a décidé de soutirer au serviteur un maximum d'informations et l'a soumis à la torture.

Incapable de supporter les cris et les sanglots du prisonnier, le garçon a fini par s'éloigner de la forteresse et c'est là que les chevaliers l'ont rencontré.

- Si seulement il avait dit à Numéro Quatre qu'il emmenait Merlin… siffle Gwaine.

- Le roi serait mort, probablement, complète Sir Léon avec un frisson glacé dans le dos.

- Pourquoi ? murmure Gaius. "Pourquoi ton maître a-t-il changé soudain ses plans ?"

- Il l'a… re-reconnu, bredouille Daegal. "Il semblait si… content."

Arthur tressaille comme s'il s'éveillait d'un rêve.

- Les hommes sont-ils prêts, Perceval ? demande-t-il d'une voix étrangement désincarnée.

- Oui, Sire.

- Alors partons.

Dans la cour d'honneur, à côté des chevaux, deux gardes tiennent par les bras Numéro Quatre. L'homme se débat quand ils passent à côté de lui, se dégage sans vraiment d'effort et tombe sur un genou aux pieds d'Arthur avant que quiconque n'ait pu faire un mouvement.

Le roi le regarde pendant un instant, puis il incline la tête.

Quelques minutes plus tard, à travers la bruine qui fait lever une brume blanche sur les collines, sept chevaliers vêtus de rouge, un ivrogne repenti, un ancien fermier, un prisonnier, un saltimbanque et un souverain galopent d'un même cœur à la rescousse d'un serviteur.

 

oOoOoOo

 

Gwaine s'accroupit en haut des escaliers et fait signe aux trois hommes derrière lui, puis son regard revient sur le profil taillé à la serpe de Numéro Quatre ramassé comme un loup prêt à bondir contre le mur d'en face, guettant les ombres qui dansent sur la courbe du mur qui descend dans les cachots.

Le signal d'Arthur ne devrait pas tarder.

Le jeune homme barbu essaie de calmer sa respiration qui cogne sous ses côtes : de tous les combats qu'il a menés, il n'y en a jamais eu de plus important, de plus crucial, qu'il n'était plus désireux de gagner.

Il est prêt à tout. Mourir, même s'il le faut.

Il ne veut même pas penser à ce que l'on a fait à Merlin.

"Il appelait "Arthur… Arthur… Gwaine…" et sanglotait parce que personne ne venait, que le bourreau continuait son office…" a raconté Daegal, submergé par la culpabilité.

Gwaine a l'impression que le monde devient vide et assourdissant quand il se risque à y penser… et ce n'est pas le moment.

Il va sauver Merlin.

Son ami.

Son premier ami.

Sa gorge se noue et il cligne des yeux pour dissiper toute émotion, se concentre de nouveau sur les bruits en bas, les voix, les cliquetis d'assiettes ou de chopes en étain.

En face de lui, Numéro Quatre roule ses épaules comme un carnassier en chasse. Ses lèvres se retroussent sur ses dents jaunes et inégales, ses yeux s'amincissent, ses muscles se tendent.

Il glisse la main dans sa chemise et en tire un sifflet d'os accroché à une cordelette.

Gwaine essuie sa paume moite sur sa cuisse et agrippe fermement la poignée de son épée. Il échange un coup d'œil avec ses hommes, puis croise le regard de celui qu'il a haï pendant plus d'un an.

Ensemble.

Laissant le reste de côté.

Pour sauver Merlin.

L'Ombre Blanche hoche la tête, comme si elle comprenait les mots inarticulés.

Le signal d'Arthur retentit hors du château, le jappement d'un renard suivi d'un hululement.

C'est le moment.

Derian porte le sifflet à ses lèvres et soudain la forteresse se remplit d'un cri de mort, le hurlement d'une âme déchaînée jaillie de l'enfer, tandis qu'ils se ruent dans l'escalier.

Les mercenaires ne sont pas nombreux, comme Dageal l'avait dit. Pris par surprise, ils ont à peine le temps d'attraper leurs armes que les chevaliers déferlent sur eux sans merci. Les plafonds maculés de suie s'effritent, les épées étincellent avec des grincements de métal, du sang, de la sueur, des râles se mêlent à la poussière et à l'odeur de la pluie.

Gwaine dévale les marches en alternant violentes bourrades, coups de pieds et tournoiements de sa lame. Il distingue à peine ses assaillants, se trouve dos à dos avec quelqu'un et jette un coup d'œil par-dessus son épaule tout en continuant de se battre.

Il y a presque quelque chose de risible dans le fait qu'il est le plus petit en taille parmi les chevaliers et qu'il se retrouve en paire avec Numéro Quatre qui est plus grand que Perceval.

Arthur et les autres font irruption par l'autre escalier et le vacarme, la mêlée, deviennent encore plus confus.

Gwaine cherche l'accès aux cellules qui sont au niveau d'en-dessous, aperçoit les clés pendues à un clou – puis Daegal qui s'est faufilé dans la bataille comme un rat et qui se hausse sur la pointe des pieds pour les attraper.

Il envoie bouler un mercenaire contre le mur, bondit pour rejoindre le gamin, le couvre pendant qu'il déverrouille le couloir, puis décoince la porte d'un bon coup d'épaule, se précipite dans le couloir qui sent le renfermé et la vase.

Derrière eux, les bruits de bataille diminuent, puis des bottes se pressent à leur suite.

- Il est là ! explique Daegal en s'arrêtant devant une porte et en s'agrippant aux petits barreaux de l'ouverture dans le battant.

Gwaine fait presque un vol plané quand Arthur le pousse pour ouvrir.

Ils se ruent dans la cellule…

… et se figent, pétrifiés d'horreur.

 

oOoOoOo

 

Perceval se répète le compte-rendu pour la énième fois et ça n'a pas plus de sens que cela en a eu lorsqu'ils étaient dans l'action. En plus, il n'est pas certain de réussir à se rappeler de toutes les tournures de phrase d'ici qu'ils rentrent. Sir Léon va s'arracher les cheveux, mais Gwaine ne rédigera jamais ce rapport, alors il faut bien que quelqu'un le fasse.

Et penser à quelque chose d'aussi compliqué et d'aussi précis aide, en fait.

 

"Lorsque Sir Gwaine & Sa Majesté sonst revenus de la cellule avecq Merlin, nous avions sous controsle l'intégralité des bandits.

Derian/Numéro IV a faist preuve de discipline & de courage lors de cette mission, se montrant digne de la confiance que le Roy Arthur Nostre Souverain lui a accordée. De par mon humble avis, son pardon doist estre considéré.

C'est grasce à lui que nous n'avons pas esté pris par surprise par l'arrivée de l'homme cqui avaist commandité ces actions impardonnables envers Camelot.

Nous avons esté stupéfaists de découvrir cque Lord Aredian, félon autrefois banni par Son Altesse Uther Pendragon, s'estait acquocquiné avecq le Roy Odin.

Nous savons par le témoignage de Daegal le saltimbanque cque c'est ce seigneur de malefoy qui a faist torturer Merlin en le reconnaistant pour le pupille de Maistre Gaius qu'il haist depuis for long temps.

Lord Aredian a esté transpercé d'estoc par Numéro IV alorcqu'il commandait à ses hommes de s'en prendre à la vie de Sa Majesté.

Nous sommes sortis saufs de la forteresse en ruines de Daobeth & avons laissé V de nos compagnons pourqu'en surveillent les abords en attendant la venue à la pleine lune du Roy Odin & cque des forces plus nombreuses ne viennent en retirer les prisonniers faists lors de ce combat."

 

Les mots ne traduisent pas ce qu'ils ont vécu.

L'adrénaline bouillonnante dans leurs veines et le choc froid qui les a presque tués en découvrant le corps frêle et brisé de Merlin pendu par les poignets dans la cellule.

Le hurlement d'animal blessé poussé par Gwaine.

Le rire froid de l'homme aux sourcils pisseux et au nez pointu quand ses hommes ont dévalé les marches, pointant leurs arbalètes sur Arthur qui portait Merlin enveloppé dans sa cape.

Numéro Quatre qui a bondi comme un loup enragé et tranché le crâne de Lord Aredian d'un seul coup d'épée.

Les éclaboussures de sang qui ont giclé partout, sur tous.

La remontée des cachots, les ordres jetés par Arthur dont les yeux semblaient fous, les hommes qui se dispersaient dans la nuit.

Les chevaux poussés à perdre la raison jusqu'à l'aube.

Et soudain le cri de douleur étranglé qui s'est échappé du paquet de laine écarlate qu'Arthur tenait contre lui.

Le matin était sombre comme si la nuit ne s'était pas tout à fait enfuie sous les nuages.

Ils se sont arrêtés, ont formé un cercle. Ils sont encore si loin de Camelot, mais ils ne peuvent plus continuer maintenant que Merlin a repris conscience.

Sir Elyan s'occupe d'allumer le feu pendant que son cousin est allé chercher du bois. Perceval est assis à côté de Daegal qui claque des dents autant de peur rétrospective et de culpabilité que de froid. Il s'est mis à rédiger mentalement son rapport pour oublier la vision du corps de Merlin pendant qu'il lavait ses blessures.

Numéro Quatre est allé chercher de l'eau et a préparé des bandes, le miel et les autres fournitures médicales de base que Gaius leur avait données pour qu'ils puissent parer au plus urgent.

Arthur et Gwaine n'ont servi strictement à rien.

Merlin n'était pas vraiment conscient, seulement perdu dans un brouillard de douleur et de terreur, et se tordait sur le sol alors que les sensations revenaient, comme des milliers d'aiguilles chauffées à blanc. Son torse est couvert de marques de brûlures à vif, on sent au moins quatre côtes cassées sous la peau d'un jaune violacé. Il avait aussi une épaule démise et Numéro Quatre a réparé au moins ça, provoquant un cri de douleur aigu qui a fait blanchir tous les hommes présents.

Mais le pire, c'est son genou gauche dont la vue a envoyé Gwaine dans les buissons pour y vomir.

Arthur n'a pas cillé pendant que les deux géants fabriquaient une attelle de fortune pour immobiliser l'os broyé, profitant de ce que Merlin s'était évanoui. Mais Perceval pense qu'en fait le roi n'a pas bougé parce qu'il n'en avait tout simplement pas la force.

Daegal est allé enterrer les vêtements souillés et déchirés du blessé et a sans doute considéré ne jamais revenir, vu le temps que ça lui a pris. Il a finalement titubé de nouveau dans le cercle éclairé par le feu, s'est laissé tomber sur le tronc d'arbre où Perceval l'a rejoint après avoir baigné le corps frêle du serviteur en faisant attention de ne pas presser sur ses nombreuses ecchymoses. Numéro Quatre a appliqué les cataplasmes et bandé les plaies, rhabillé Merlin avec autant de soin que s'il s'agissait d'un nourrisson. Puis il s'est assis un peu à l'écart et a nettoyé gravement son épée.

Sir Elyan avait fait à manger mais personne n'a réussi à avaler plus de quelques bouchées.

Gwaine a disparu dans la forêt à son tour et n'est pas encore revenu.

Au-dessus d'eux, les nuages s'enroulent en volutes sombres. Les oiseaux volent bas, en flèches noires et rapides.

Ce doit être à peine le milieu de la journée, et pourtant on dirait que c'est le soir.

Arthur est toujours à la même place, à côté du tas de couvertures dans lequel est bordé son serviteur inconscient.

Il faut qu'ils reprennent la route, qu'ils se hâtent vers Camelot.

Il faut…

Les mots se mélangent dans son cerveau comme des cheveux dans du gruau.

Peut-être que tout ceci n'est qu'un cauchemar.

Peut-être que s'il ferme les yeux très fort et prie et compte jusqu'à dix… il sera de retour à la même époque l'année dernière…

Les couvertures remuent faiblement et un poignet tuméfié glisse dans l'herbe.

Ça ne peut pas être la main de Merlin, pas ces espèces de saucisses pourpres craquelées – ses doigts sont longs et fins et outrageusement blancs pour un homme habitué à de rudes travaux.

Arthur tend machinalement le bras pour refourrer la main sous la couverture, mais le bout des doigts tremblent quand il les touche.

- Ar't'r…

La voix de son serviteur est rauque, aussi faible qu'un souffle. Le roi se rapproche et se penche.

- Je suis là, Merlin, murmure-t-il.

Les cils frémissent, il aperçoit un éclair de bleu, puis les iris brillants de fièvre le trouvent, semblent le distinguer.

Un sursaut secoue le jeune homme blessé, comme s'il essayait de s'élancer vers le roi et quelque chose se brise à l'intérieur d'Arthur à ce mouvement spontané, instinctif.

Je t'ai trahi.

Je t'ai abandonné.

Je les ai laissés te faire ça.

J'ai failli à mes promesses, j'ai échoué, je ne suis celui que tu croyais que j'étais.

J'ai menti.

Depuis le début, je mens. A moi-même, à mon pays, à toi.

Merlin s'agite dans les couvertures, gémit et bredouille en refermant les yeux. Sa main n'arrive pas à se soulever, mais elle continue de chercher.

Arthur hésite.

Puis la prend dans la sienne, la serre très doucement pour ne pas lui faire mal.

- Merlin ?

Il doit se pencher pour entendre ce que balbutie son serviteur.

- Ne l-l-les laissez pas m-me p-p-prendre…

- Je ne les laisserai pas faire. Je te le promets, chuchote le roi en se décalant pour se rapprocher maladroitement.

Il était seul.

Si terriblement seul et démuni.

Merlin glisse presque inconsciemment vers lui, cherchant sa présence comme un petit chat le flanc de sa mère.

- Ils v-v-voulaient s-savoir v-v-vos s-sec-rets…

Il ouvre de nouveau ses yeux bleus effrayés et ce regard qui le supplie encore venir à son secours transperce l'âme d'Arthur.

- J'… je l-leur ai d-d-dit… ri-en ne d-doit s-sortir… de la s-s-alle d-d-du c-conseil…

Le roi sait qu'il a été extrêmement clair à ce sujet.

- C'est ce qu'il fallait répondre, dit-il en essayant d'imprimer sa fierté dans son ton et en échouant lamentablement. "Tu as été extrêmement brave. Ils devaient être furieux."

Les mots sont à peine sortis de sa bouche qu'il voudrait se gifler.

- Ils… ét-taient… m-m-méchants…

Un sanglot.

De peur, de douleur, d'incompréhension.

Si pathétique.

Merlin se blottit plus près encore d'Arthur, comme s'il cherchait à se cacher dans les plis de son manteau de vermeil.

- Je… n'ai ri-en… d-d-dit… p-p-pro-mis…

- Je sais, murmure le roi. "Je sais. Chuuuut… c'est fini, maintenant. Tu es en sécurité. Dors, maintenant."

Merlin obéit docilement.

Comme il frissonne dans son sommeil et que le dos d'Arthur commence à lui faire mal à force de se tenir dans cette position, le roi finit par s'allonger sur une couverture à côté de lui et étend son bras au-dessus de la tête de son serviteur dont il tient toujours la main. Il ferme les yeux et s'autorise à somnoler un peu.

Gwaine est revenu et s'est assis par terre, le dos contre le tronc d'arbre. Il les observe, silencieux et tendu comme s'il ne savait plus rire.

Perceval dort avec ses bras croisés sur la poitrine, ronflant légèrement. Sir Elyan veille pendant que son cousin fait un somme. Daegal a complètement sombré, à moitié effondré sur le tronc.

De l'autre côté du feu, Numéro Quatre semble aussi faire une sieste, son épée appuyée contre l'épaule, assis en tailleur.

Arthur roule sur le côté dans son sommeil et sa main lâche celle de son serviteur.

Le jeune homme gémit et tâtonne à la recherche de cette protection.

- Je suis là, bredouille le roi en l'enveloppant de son autre bras sans même ouvrir un œil.

Merlin se niche contre la veste matelassée, respirant l'odeur familière, enfouit son visage meurtri dans cette chaleur rassurante, tout contre le cœur qui bat lentement, fort et vaillant comme celui d'un lion.

Une heure passe. Peut-être deux. Le temps ne compte plus. Ils sont trop épuisés pour penser à ceux qui les attendent anxieusement.

Arthur se réveille en entendant des sanglots et croit que c'est un rêve, au début. Puis il soulève une paupière et comprend que c'est Merlin, agrippé à lui comme s'il avait peur qu'il disparaisse.

- J-j-j'ai m-m-mal…

Il ne pleure pas très fort, comme s'il se retenait, et Arthur serre cette tête fragile contre son épaule, caresse la masse de cheveux noirs en désordre, murmure des mots apaisants contre ce front brûlant de fièvre.

- Je c-c-croyais q-q-que v-vous ne v-vien-dri-ez j-j-jamais… v-vous a-a-avez dit… q-q-que vous ne v-v-vouliez p-plus me… v-voir…

- Chut… souffle le roi. "Je suis désolé. Je suis tellement désolé, Merlin…"

Ses épaules tremblent tandis que tombent les dernières barrières de tout ce qu'il a refoulé pendant ces derniers mois. Tout ce qu'il a perdu et tout ce qu'il aurait pu perdre. Ce qu'il possède et qu'il ignorait. Ce qui était un cadeau et qu'il prenait pour un dû.

 

"Quel est ton nom ?"

"Idiot."

"Non, ton vrai nom."

"Merlin."

 

"Il ne veut pas de moi…"

"C'est faux ! Il a juste été pris par surprise."

 

"Comment pourrais-je être un bon roi ? J'aurais dû les sauver…"

"Ce n'est pas votre faute… je suis là… je ne vous laisserai plus seul…"

 

"Vous n'avez pas peur ?"

"Oh si, j'ai peur, Merlin. Peut-être même plus que toi…"

 

"Le devoir d'un roi, je ne sais pas. Mais mon devoir, je le connais. Je resterai à vos côtés, toujours, pour vous protéger."

 

"Vous avez oublié !"

"Pourquoi devrais-je me soucier de toi ? Tu n'es rien."

 

Il sent les larmes lui brûler les yeux et déborder sur ses joues et il ne devrait pas être en train de chialer comme une fille, bon sang, il est le roi de Camelot, c'est le milieu de la journée et il…

- Ar'th'ur…

Il a dû mal à y voir, même en essuyant vivement son visage du revers de sa manche.

Les yeux bleus de son serviteur se sont rouverts et malgré la douleur inscrite comme une grimace sur son visage anguleux, une profonde tendresse habille ses traits si enfantins et si adultes à la fois.

- C'est p-p-pas grave, dit Merlin. "On a le d-d-droit de p-p-pleurer…"

Arthur lâche un petit rire qui ressemble à un sanglot et c'est son tour d'enfouir son visage contre l'épaule maigre de son plus vieil ami, de son jeune frère, pour y cacher sa peine et sa douleur.

 

"Vous avez perdu quelque chose ?"

… Oui. C'est toi que j'avais perdu.

 

Il finit par sombrer dans un sommeil agité, mais ses bras ne lâchent pas le corps fragile, brisé, qu'il est allé retirer de l'enfer.

Personne n'a bougé autour du feu.

Tout est bien.

Le cauchemar est fini.

Sous les nuages se glisse une lueur d'or comme si l'aube arrivait enfin, en retard mais fidèle.

 

 

A SUIVRE...

 

 

 


Listelia  (29.07.2015 à 10:08)

 

 

 

29

CENT LETTRES

 

 

Pendant presque une semaine, l'accès aux appartements du médecin de la Cour leur est barricadé.

Gaius, très sombre, a dit que Merlin avait très peu de chances de s'en sortir et qu'il ne voulait pas être encombré de personnes inutiles pendant qu'il travaillait à sauver son petit-fils.

Guenièvre est la seule qu'il laisse entrer et sortir. Les serviteurs l'assiègent de questions, mais elle se contente de serrer les lèvres en secouant la tête, des larmes silencieuses sur les joues : non, Merlin n'a pas repris connaissance. Non, la fièvre ne baisse pas. Non, on ne sait pas s'il pourra garder sa jambe, le risque d'infection est encore trop élevé.

Le soir où ils sont revenus à Camelot avec leur précieux fardeau, Gwaine a disparu à la taverne et Sir Léon a fini par aller l'y repêcher au bout de quatre jours. Il l'a jeté aux cachots pour qu'il dessoule et Daegal a supplié les gardes de le mettre dans une cellule aussi éloignée que possible de celle du chevalier barbu qui ressemblait à une loque.

Perceval et Numéro Quatre sont retournés à Daobeth pour participer à l'embuscade. Odin n'est jamais venu, cependant – sans doute prévenu par un espion. Ils se sont joints aux patrouilles qui continuent de battre la campagne entre le château en ruines et la frontière de Cornouailles.

Georges donne chaque jour une coupelle de lait au petit chat estropié.

Arthur tabasse des mannequins d'entraînement sous la pluie qui ne cesse de tomber. Dort à peine et ne mange rien. N'a jamais été aussi sévère pendant les conseils. Erre dans les couloirs lorsque la nuit tombe et se retrouve toujours au même endroit, derrière la porte en bois qui lui est interdite.

Ils attendent, attendent, attendent.

N'osent pas espérer.

En ont-ils le droit ?

Ils n'ont pas sauvé Merlin. S'il est dans cet état, suspendu par un fil à la vie, c'est leur faute à tous.

Lorsque la petite princesse dort, la Dolma laisse Guenièvre la surveiller pour se faufiler jusqu'aux appartements du médecin de la cour. Elle s'installe sur un tabouret à côté du lit et caresse les cheveux noirs de Merlin, change le linge mouillé sur son front, et chantonne la berceuse d'Hunith, inlassablement. Son visage aussi blanc que l'oreiller tourné vers elle comme s'il l'entendait dans son sommeil troublé, le jeune homme s'apaise un peu. Les cauchemars reculent, la fièvre lui laisse un peu de répit.

La nuit, quand Gaius est seul pour veiller son petit-fils, le vieil homme a bien du mal à contenir son émotion. Le feu pétille dans la cheminée, chaud et réconfortant, mais Merlin est secoué de frissons, marmonne sans vraiment reprendre conscience, gémit et appelle Arthur, bredouille qu'il est désolé, qu'il regrette ce qu'il a dit, qu'il sera bien sage…

Les cloques laissent des marques de peau rose et lisse, les croûtes font place à des cicatrices blanches, les bleus jaunissent puis disparaissent. Mais les onguents, les emplâtres et les potions ne peuvent pas soigner les blessures causées par les mots et la peur.

Chaque fois que Gaius change les bandages qui immobilisent le genou de son petit-fils, surveillant anxieusement les signes d'infection qu'il redoute, il ne peut s'empêcher de penser que même s'il guérit, quelque chose restera brisé à jamais.

Comment recolle-t-on les morceaux d'un cœur ?

Au bout d'une semaine, la pluie cesse. Le temps se réchauffe, le ciel d'azur se déploie au-dessus des tuiles qui coiffent les tours, le soleil clair comme une pièce d'or sèche les toits de chaume de la ville basse. Dans le jardin sur la terrasse, les premières roses de l'année ouvrent leurs corolles. L'herbe est tendre, d'un vert vif. Des hirondelles font leur nid dans les écuries royales, lançant des trilles joyeuses.

Une après-midi où la température le permet, Guenièvre ouvre les fenêtres des appartements du médecin de la cour et laisse entrer la brise pure et les rayons tièdes dans la pièce où l'air est vicié par une odeur lourde, étouffante, de souffrances et de linges souillés. Elle rassemble les draps sales et les chemises à laver dans une corbeille qu'elle dépose à la porte, puis revient s'asseoir sur le tabouret avec son tricot.

- Il respire mieux, dit-elle avec satisfaction, en remontant un peu la couverture moelleuse sous le menton du blessé. "La fièvre a encore baissé."

Debout derrière la table, Gaius plie son sourcil sans cesser de broyer des feuilles dans un bol.

- Prends garde qu'il n'ait pas froid.

- J'ai rajouté une couverture, il ne craint rien, assure la jeune femme. "Je suis certaine que cela lui fait du bien de sentir l'air du printemps."

Elle reprend ses aiguilles, passe une maille à l'endroit, une autre à l'envers, puis repose l'écharpe sur ses genoux.

- Va-t-il bientôt se réveiller, Gaius ? Le roi a pu lui parler, la nuit où ils l'ont sauvé. Pourquoi n'a-t-il pas repris conscience depuis ? Je veux dire… c'est mieux, sans doute, avec sa jambe dans cet état et toutes ces affreuses blessures qu'il a fallu désinfecter et soigner, mais…

Le vieil homme soupire.

- Peut-être qu'il a peur de revenir dans le monde des vivants, Guenièvre. Peut-être qu'il croit que s'il ouvre les yeux, il sera de retour dans ce château de l'enfer. Ou dans le couloir avec… quand… ce que la Dolma a raconté. Ou sur le terrain d'entrainement, le jour où les mots du roi… ont dépassé sa pensée.

- Oh, Merlin… souffle la jeune femme, les larmes aux yeux. "C'est fini, je te le promets. Tout cela n'arrivera plus jamais… nous sommes tellement, tellement désolés… s'il te plaît, reviens-nous…"

Elle se penche et dépose un baiser sur le front en sueur du serviteur.

- Nous t'aimons, Merlin… chuchote-t-elle en traçant du bout des doigts la pommette osseuse, la joue creusée et jaunie, le menton anguleux. "Nous t'aimons si fort… ne nous laisse pas…"

Gaius sent sa gorge se serrer et se concentre sur ses feuilles.

Un coup discret est frappé à la porte.

- Entrez, lance le médecin de la cour, pensant qu'il s'agit de la Dolma.

La tête blonde du roi se glisse timidement dans l'embrasure.

- Oh, fait Guenièvre avant de mâchouiller sa lèvre inférieure d'un geste machinal.

- J'ai vu la fenêtre ouverte, marmonne Arthur sans oser avancer dans la pièce. "J'ai pensé que… peut-être…"

Gaius secoue la tête.

Le roi ne fait pas mine de repartir, les yeux rivés sur le lit. Son regard brûle tandis qu'il enregistre l'état de maigreur extrême de son serviteur, la jambe surélevée par des coussins et emprisonnée dans un appareil de bois qui ressemble à un instrument de torture, le torse qui se soulève avec peine à chaque respiration gênée par les côtes cassées.

Guenièvre range son tricot dans le panier à côté du lit et se lève doucement, comme pour ne pas effaroucher un oiseau. Sa robe froufroute sur le sol quand elle s'approche du roi et le prend doucement par le bras, après avoir échangé un regard avec Gaius.

- Venez, Sire, dit-elle gentiment. "Asseyez-vous à côté de lui."

Arthur obéit machinalement.

- Dites-lui quelque chose, souffle-t-elle.

- Mais il dort, proteste maladroitement le roi.

- Nn'on, murmure une toute petite voix.

Guenièvre étouffe un cri en mettant ses mains sur sa bouche, Gaius se précipite vers le lit aussi vite que le lui permettent ses longues robes et sa panse ventripotente. Arthur se fige.

Les saphirs les contemplent sous la frange de cils sombres.

- Mon garçon, balbutie le vieil homme.

- Merlin, souffle le roi.

Cela lui demande un gros effort de garder les yeux ouverts, mais il est réveillé. Il ne bouge pas, bien trop épuisé et engourdi, mais sa bouche esquisse la forme d'un sourire.

Guenièvre glousse de joie en essuyant une larme.

Le jeune homme se rendort au bout de quelques instants, mais cela a suffi pour leur donner un espoir fou. La nouvelle se répand très vite. Tel un ours qui se secoue après un long hiver, Camelot se met à bruisser d'animation.

Enfin sobre, Gwaine reprend ses fonctions. Perceval et Numéro Quatre reviennent de leur expédition. C'est comme si tout le monde se remettait à vivre, maintenant que Merlin est de nouveau à sa place, parmi eux.

Il faut du temps, mais pas après pas, ils avancent vers la guérison, ensemble.

Au début, il n'a pas la force de rester éveillé plus de quelques minutes, à peine le temps de lui faire avaler un peu de soupe. C'est une bénédiction plus qu'autre chose, car avec la conscience lui reviennent aussi les sensations et il pleure souvent de douleur, surtout le soir.

Guenièvre continue de passer ses journées près de lui, sans jamais se plaindre des draps souillés à changer ou des égratignures qu'il laisse dans sa paume quand elle lui tient la main pendant qu'on change ses bandages ou que l'on resserre son attelle.

Gaius a trainé son lit tout près de celui de son petit-fils pour que celui-ci puisse le toucher quand il s'éveille au milieu de la nuit et se croit seul, terrifié, abandonné.

Sir Léon a amené une boucle d'un blond vénitien de sa fille aînée à qui on vient juste de couper les cheveux pour la première fois et raconté comment sa cadette, qui est à peine plus âgée que la princesse, riait aux éclats chaque fois qu'il imite un canard.

Numéro Quatre s'est accroupi à côté du lit pour que Merlin puisse effleurer sa gorge et sentir le ronronnement affectueux, tandis que ses yeux noirs exprimaient une profonde tendresse.

Perceval s'est assis sur une chaise et a raconté qu'en passant à travers la forêt, ils avaient vu une biche avec ses deux faons et une quantité déraisonnable – et insolente – de lapins aux queues touffues.

Quand Gwaine s'est approché timidement, Merlin lui a jeté les bras autour du cou et le chevalier a eu beaucoup de mal à cacher son émotion qui lui dégoulinait dans la barbe pendant qu'il serrait son ami contre lui.

C'est le plus dur.

Savoir qu'il ne leur en veut pas, qu'il ne pense qu'au fait qu'ils sont venus le sauver, qu'il a oublié qu'ils l'avaient négligé, qu'il se réjouisse simplement de les avoir de nouveau autour de lui, comme si c'était tout ce qui comptait, comme s'il n'y avait pas besoin d'excuses ni de regrets.

Ils se sentent tellement indignes de son amitié.

Ils savent qu'ils ne pourront jamais l'égaler.

Alors ils essaient d'avancer avec ce poids, à la fois encouragés et rendus humbles.

Arthur a vu dans les yeux de Merlin le regard dont Gaius avait parlé. Ce regard rempli de tristesse et d'incompréhension, impossible à soutenir.

Il l'a vu quand Daegal a été amené dans les appartements du médecin de la cour, avant qu'il ne soit emmené au-delà de la frontière de Cantia où il a été banni.

Merlin s'est recroquevillé instinctivement en voyant entrer le jeune garçon. Il a simplement hoché le menton tandis que Daegal sanglotait en lui demandant pardon. Ses yeux bleus étaient écarquillés de terreur rétrospective et de questions informulées.

Arthur a frissonné en imaginant le désespoir dans les yeux de son serviteur, suspendu au plafond d'une cellule sombre, tandis que la porte se refermait sur l'ami qui l'avait trahi.

Il sait qu'il mérite ce regard, lui-aussi.

C'est pour cela qu'il a accepté de laisser Daegal parler.

Parce qu'il voudrait pouvoir dire à Merlin à quel point il s'en veut, mais qu'il ne sait pas par où commencer…

Il se réveille en sueur au milieu de la nuit et les échos de ses cauchemars résonnent dans ses oreilles.

Merlin hurle au secours et c'est lui qui claque la porte.

La culpabilité le suit sous le chêne où il donne ses audiences alors que le printemps fleurit sous le tiède soleil clair. Les gens demandent des nouvelles de Merlin, veulent savoir quand il accompagnera de nouveau son maître en visite dans les chaumières, cuisinent des tartes pour lui, ont une foule d'anecdotes à partager.

Arthur leur envie cette facilité à trouver un sujet de conversation, lui qui peine à trouver quoi répondre tandis que son serviteur babille doucement, allongé sur son lit, ses doigts accrochés au bord de la tunique du roi comme pour se persuader qu'il est bien là.

Merlin bavarde de plus en plus au fur et à mesure que ses forces reviennent et sourit à ses amis, mais la peur est toujours tapie quelque part au fond de ses yeux.

La Dolma vient tous les jours le voir et amène Albion avec elle. La petite princesse, qui n'aime pas rester assise, pousse fort sur ses jambes en tendant son cou potelé, et fourre ses doigts dans sa bouche en gazouillant à qui mieux-mieux. Les visites de la nourrice, en fin de journée, coïncident avec celles du roi comme par un fait exprès. Avec le temps, celui-ci en vient à apprécier ce moment, à imiter Merlin quand il embrasse le bébé sur le front lorsqu'il est l'heure d'aller le coucher, à prendre sa fille dans ses bras et à lui faire des grimaces pour voir si elle gloussera comme celle de Sir Léon – pour le plaisir d'entendre son serviteur pouffer avec la même spontanéité qu'autrefois.

Sans s'en rendre compte, Arthur se remet à vivre, petit à petit, à force d'essayer de ramener le grand sourire sur les traits anguleux de son ami.

Il s'implique à l'entrainement et raconte à Merlin les chutes cocasses des chevaliers, leurs exploits et leurs faits d'armes.

Il écoute et s'intéresse aux doléances du peuple pour pouvoir lui donner des nouvelles des paysans dont son serviteur connait tous les noms.

Il capture des papillons dans ses mains calleuses parce qu'il ne se lasse pas de voir les étincelles d'émerveillement s'allumer dans les yeux bleus quand il les relâche dans les appartements du médecin de la cour.

C'est en croisant Geoffroy de Montmouth qui amène à Merlin l'un des livres que celui-ci et Mithian ont lu et relu dans la bibliothèque royale, qu'Arthur trouve son idée.

Le lendemain, au moment de partir, il glisse dans la main de Gaius un papier plié en quatre et s'esquive avant que le vieil homme ne puisse poser de questions.

C'est la première lettre.

Elle ne contient que quelques lignes banales – le roi n'a jamais été très à l'aise avec la prose – mais le visage rayonnant qui l'accueille lorsqu'il revient le soir suivant vaut tout l'or du monde.

Merlin ne dit rien, il ne mentionne même pas la lettre, mais quand Arthur s'en va après avoir gentiment ébouriffé les cheveux de son serviteur, Gaius l'accompagne jusqu'à la porte et lui tend un minuscule rouleau de parchemin. Les yeux du vieil homme sont humides d'émotion et de reconnaissance.

Le roi n'attend pas d'être dans sa chambre. Il se pose sur le rebord d'une fenêtre dans l'escalier en colimaçon pour défaire le petit ruban bleu et dérouler le bout de papier.

 

"Penojour Sire,

Connent al-vous ?

Avez-vous qoupé le mouveau felan de la cuissinière ? Gwaine a dit qu'il ovait tourvé pil ressemplait à des euves de gerenouilles fraichenent qondus et enfeloqqés de norve de cachon.

Merci barce que vous venez me vouar tous les jours.

Merlin"

 

Arthur rit en déchiffrant les pattes de mouches appliquées, mais une larme coule le long de sa joue.

Il écrit de nouveau le lendemain.

 

"Bonjour Merlin,

Gwaine a raison, ces flans sont absolument immangeables. Georges lui-même a eu du mal à en avaler une cuillère. Merci de m'avoir prévenu, je les lui ai fait tester avant de les essayer.

J'ai vu hier une des hirondelles qui logent à l'écurie. Ses oisillons seront nés lorsque tu pourras te lever, tu n'auras plus qu'à surveiller tes chats : le gros matou qui dort sur le tas de foin a un œil sur le plat de choix qui se prépare.

Ecoute bien ton grand-père et dépêche-toi de guérir.

Arthur"

 

Les semaines passent, le printemps fait place au début de l'été, et les lettres se succèdent, remplies de bêtises et d'amitié profonde, de questions sérieuses et de conseils ridicules, de petits riens et d'un grand tout.

Les côtes de Merlin se sont bien remises, il mange avec appétit, il fait moins de cauchemars et il a hâte de reprendre son service auprès du roi – Arthur aussi, il y a des limites aux nombres de blagues sur le cuivre qu'un homme peut supporter.

Mais le jour où le serviteur est enfin autorisé à poser les pieds au sol et à se mettre debout avec précaution, soutenu par Numéro Quatre et Perceval, ce que Gaius a gardé enfoui au fond de lui jusque-là devient évident.

La jambe de Merlin ne sera jamais plus comme avant.

Il pourra s'appuyer dessus avec le temps, marcher et peut-être même courir, mais elle restera raide.

Ce soir-là, la lettre de Merlin est mouillée d'étoiles transparentes, même si elle promet à Arthur que tout ira bien.

Le roi est dévasté, rattrapé par la culpabilité dont il avait presque réussi à se débarrasser. Il cherche longuement ses mots avant de répondre et de cacheter le parchemin.

 

"Peu importe que tu boites, Merlin.

Il y aura toujours une place pour toi à Camelot.

Je n'ai pas besoin d'un serviteur de compétition. Tu as toujours été à mes côtés, et je n'en veux pas d'autre que toi."

 

Le parchemin que Gaius lui tend, le lendemain, ne contient qu'un seul mot.

 

"Merci."

 

Il y a un dessin, aussi. Un dragon qui étend ses ailes et un chevalier en armure coiffé d'une couronne.

Arthur le contemple longtemps, puis le range avec les autres lettres dans la cassette de bois posée sur sa table de nuit.

 

oOoOoOo

 

Quand Merlin commence à marcher avec des béquilles, il reçoit une invitation en bonne et due forme pour un pique-nique dans la forêt. Arthur a décidé que le grand air ne pourrait faire que du bien à son serviteur que ces longs mois d'immobilité ont pâli et affaibli.

Le fait que cette date corresponde à l'anniversaire de son mariage avec Mithian empêche qui que ce soit d'avancer le moindre commentaire sur cette journée de récréation.

Gaius a approuvé et surveille avec tendresse son petit-fils qui babille avec excitation tandis que Perceval le hisse sur le dos de son cheval. Numéro Quatre fait la courte-échelle à la Dolma qui accompagne l'expédition. La nourrice rosit et roucoule quand le géant silencieux lui met le pied dans l'étrier, puis se met soudain à houspiller comme une harpie Gwaine qui est en train de vérifier les sangles qui attachent le couffin de la petite princesse sur le dos d'un âne blanc.

- Il n'a plus ses faveurs, glousse Sir Léon à Arthur qui observe la scène d'un air amusé.

La petite compagnie s'éloigne avec des paniers chargés de victuailles et de couvertures damassées et se dirige vers le vieux chêne tordu au bord de la rivière, à l'endroit où le prince rejoignait ses amis pour pêcher, chasser ou regarder les étoiles.

Après le repas, pendant que la Dolma se trempe les orteils dans l'eau délicieusement fraîche sous l'œil rancunier de Gwaine, Gaius explore le sous-bois à la recherche de plantes rares.

Arthur et Merlin sont étendus sous l'arbre à l'épais feuillage, à travers lequel ne dansent que quelques mouches de lumière dorée, mais ils ne font pas la sieste.

Avant de s'éloigner, la nourrice a déposé la petite princesse sur la large cage thoracique de son père qui était un peu emprunté au début.

La petite fille a maintenant huit mois. Elle est assise fièrement sur son perchoir et ses petits pieds nus se trémoussent. Ses menottes potelées tripotent le nez de son père, son menton, tirent sur les cordons de son col, se tendent avec des gloussements de joie pour essayer d'attraper les libellules et les insectes qui virevoltent autour d'eux.

Arthur la tient par la taille et tente de ne pas être éborgné. Il entend Merlin pouffer de rire quelque part près de sa tête et se demande s'ils ressemblent à une étoile ou à un étrange drapeau, vus du ciel : lui vêtu d'une simple chemise rouge, Merlin d'une tunique bleu cobalt et Albion d'une robe de dentelle blanche.

L'herbe d'un vert émeraude dégage une odeur profonde de terre sombre et de fraîcheur. La rivière coule à travers les arbres en scintillant au soleil. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles frémissent à peine à la brise.

- "Moi j'aime danser, dilly dilly, moi j'aime chanter"…

La voix grave d'Arthur est maladroite, mais la petite princesse semble apprécier la comptine et l'applaudit en gigotant avec excitation.

- Puis-je dire quelque chose, Sire ?

Arthur arque un sourcil tout en évitant les doigts minuscules décidés à explorer l'intérieur de ses narines.

- Merlin. Tu n'attends jamais d'en avoir la permission pour dire quoi que ce soit. Alors quand tu poses une question comme celle-ci, tu flanques les foies aux gens.

Albion pousse une trille joyeuse et se tortille pour échapper à son père qui la lève dans ses bras et la fait sauter un peu dans les airs.

- Très bien, alors, dit Merlin d'un ton très sérieux, en croisant ses mains sur son ventre. "Je pense que vous devriez vous en tenir à l'épée. Le chant ne vous sied pas."

Arthur met quelques secondes à comprendre qu'il devrait se sentir insulté, puis une vague de reconnaissance le submerge.

C'est la première fois depuis qu'ils l'ont ramené de Daobeth que son serviteur le taquine.

- Merlin.

- Oui, Sire ?

- Un de ces jours, je te ferai jongler devant toute la Cour. On comptera le nombre d'œufs que tu casseras. Je suis sûr qu'il y aura de quoi faire une belle omelette.

Un gloussement de rire lui répond.

- Ce sera toujours plus plaisant pour ceux qui y assisteront que d'écouter un récital de votre part, Sire.

Albion s'agite pour qu'on la laisse descendre et Arthur choisit de se concentrer sur elle plutôt que de continuer la joute verbale. Une fois posée dans l'herbe, la petite fille rampe en direction de Merlin sans se soucier de salir sa robe blanche, attrape des poignées de boucles noires et gazouille avec intérêt, jusqu'à ce qu'elle aperçoive sa nourrice qui revient.

La Dolma se penche et cueille l'enfant qui lui tend les bras avant de s'éloigner pour lui donner à téter un peu à l'écart. Gaius est revenu et s'est installé sous le chêne où il n'a pas tardé à piquer un somme, sa tête chenue tombée sur sa poitrine. Gwaine est allé remplir son outre à la rivière et sifflote tout en gardant un œil sur les alentours.

Tout est paisible, en harmonie avec la mélodie lointaine de l'eau.

- Tu es là, Merlin ? demande le roi presque à voix basse, sans tourner la tête.

- Je suis là, Arthur, répond son serviteur, les yeux fixés sur le ciel bleu qui se reflète dans ses iris.

Le silence lui-même retient son souffle.

- Est-ce que tu seras toujours là ?

- Je ne vous quitterai jamais, Sire.

Arthur hoche le menton.

Il ne sait pas que Merlin l'observe.

Ce soir-là, dans le parchemin que le roi déroule en entrant dans sa chambre étrangement vide et froide après cette chaude journée de juillet, il y a une liste de raisons ridicules et magnifiques pour rester auprès de lui.

Entre autres, pour ses dents de souris et son inhabilité à cueillir des fleurs.

Arthur rit et pleure à la fois. Il boit à la santé de sa femme disparue, aux souvenirs et au passé qui ne doit plus être un boulet, mais une raison d'avancer.

 

oOoOoOo

 

Août est déjà bien entamé quand Gaius estime que Merlin est enfin capable de reprendre son travail.

La veille de son retour, Arthur écrit une dernière fois et réalise qu'il s'agit de la centième lettre échangée entre lui et son serviteur.

Il réfléchit si longtemps que sa bougie est presque consumée quand il sable le parchemin, et que Merlin dort déjà profondément quand il se glisse dans les appartements du médecin de la cour.

Il salue silencieusement Gaius, s'assoit sur le tabouret comme il en a l'habitude et reste un moment silencieux, à contempler le visage anguleux que la lune caresse d'une lueur bleutée. Puis il laisse la lettre et s'en va.

Le reflet de la lune scintille sur le cachet des Pendragon.

Il n'y a que trois mots à l'intérieur de la feuille soigneusement pliée.

 

"Pardonne-moi, Merlin."

 

Le lendemain, quand Arthur ouvre les yeux, clignant des paupières parce que le soleil inonde sa chambre par les fenêtres aux rideaux déjà tirés, il croise le regard bleu de Merlin qui penche la tête de côté en souriant.

Le jeune homme est accroupi à côté du lit, les coudes sur le matelas, le menton dans la main.

- Je vous ai amené un cadeau, chuchote-t-il d'un ton frémissant de joie anticipée.

Le roi bâille en regardant autour de lui et… évidemment… il y a un chaton qui miaule d'un air embarrassé sur la courtepointe écarlate.

Arthur fronce les sourcils et pouffe de rire en même temps et il sait qu'il a été complètement – entièrement – pardonné.

Merlin se redresse en s'aidant du montant du lit et lui tend la main pour l'extirper de ses couvertures. Puis il boite jusqu'à l'armoire pour choisir les vêtements tout en faisant la liste de ce que le roi devra accomplir dans la journée. Arthur le suit, adaptant son pas sur celui plus lent et plus hésitant de son serviteur, et répond en plaisantant doucement.

Tout est comme avant et tout est différent.

 

oOoOoOo

 

Les nuages filent dans le grand ciel bleu d'automne, le soleil chatoie sur les feuilles d'or cramoisi, la pluie passe et revient, puis laisse place à de gros flocons de neige.

Le petit chat estropié est devenu un chasseur de rat redouté et loge dans le troisième cellier où Georges lui donne des couennes de lard en cachette de la cuisinière.

Le neveu de Rodor est monté sur le trône à la mort du roi de Nemeth et a renouvelé les alliances avec Camelot.

En janvier, Albion fait ses premiers pas en lâchant les mains de Merlin pour aller vers les bras d'Arthur, applaudie par Guenièvre et la Dolma.

Le roi n'est plus le dernier à s'intéresser aux progrès de la petite fille. Ses journées sont remplies à ras-bord de réunions, d'audiences publiques, d'entrevues et de rapports à lire, mais il ne manque jamais l'entraînement à l'aube et ménage toujours un moment dans son emploi du temps pour être avec l'enfant.

En juin, Geoffroy de Montmouth se retire définitivement du conseil pour continuer à rédiger l'histoire du royaume et Arthur se retrouve submergé par la paperasse qui a toujours été gérée par d'autres. Il se met à passer des heures interminables dans ses appartements, ce qui contrarie et inquiète beaucoup Merlin.

Gaius a une idée de la solution à ce problème, mais ne dit rien et se contente d'envoyer Guenièvre porter un reconstituant au roi, pendant que Merlin est occupé à polir l'armure dans la cour des gardes où Perceval et Derian font un concours de bras de fer, sous les rires des chevaliers.

Son panier de tricot à la main, la jeune femme frappe à la porte de la chambre royale et se glisse à l'intérieur après avoir entendu un grognement.

Arthur lève à peine les yeux.

- Ah, Guenièvre. Tu tombes bien. Tu allais à la nurserie ? Attends-moi, je t'y accompagnerai. J'ai une question pour la Dolma.

Elle se contente d'acquiescer, pose la potion et cherche une chaise.

Au bout d'une demi-heure, elle comprend qu'il l'a oubliée et sort son tricot du panier, amusée.

Le doux cliquetis des aiguilles se mêle au crissement de la plume sur le parchemin dans le silence confortable, paisible, simple.

La jeune femme redresse le menton de temps en temps, lance un coup d'œil en direction de la table à laquelle travaille le roi. Le soleil fauve de la fin d'après-midi le nimbe d'un halo doré et, pendant un instant, le regard de Guenièvre se brouille.

Penché sur l'écritoire, elle voit Lancelot comme lorsqu'il remplissait ses rapports, à l'époque, dans la pièce claire de l'aile Ouest qui a été leur foyer.

Puis l'image redevient nette et elle secoue la tête avec tendresse.

Ils sont si différents, même si leur amour pour leur pays est le même.

Lancelot serait assis très droit, écrivant calmement de sa longue écriture régulière, salant de temps à autre d'un geste mesuré. Elle s'apercevrait soudain qu'il a ses beaux yeux noirs posés sur elle et ils échangeraient un sourire, sans rien dire, parce qu'ils se comprenaient sans mots.

Arthur griffonne furieusement, lui. Puis il s'arrête, chiffonne ses cheveux blonds en considérant le pâté d'encre qu'il vient de faire. Soupire, froisse une boulette de papier, la jette en fronçant les sourcils. Se remet à écrire et se mordille les lèvres, la plume suspendue en l'air, cherchant la formulation qui lui échappe.

Il serait clairement plus à son aise et plus heureux dans la forêt ou une arme à la main.

Guenièvre pouffe de rire en sourdine.

- Puis-je faire quelque chose pour vous aider, Sire ?

Il hésite, ouvre la bouche, puis la referme. Se gratte la nuque avec embarras.

- Euh… oui. Si… si tu peux.

Oh, elle peut.

Lancelot lui lisait et lui expliquait ce qu'il rédigeait, et elle apprenait avec ferveur.

Elle laisse le tricot sur son siège et vient vers la table dans un bruissement de sa robe de soie.

Le soleil auréole ses longs cheveux frisés pendant qu'elle parle, pointant du doigt les fautes et les ratures sur le parchemin, et qu'Arthur hoche le menton avec approbation.

Tout semble soudain beaucoup plus clair.

Comme lorsqu'il venait d'être couronné et que Lancelot se penchait sur son épaule pour relire avec lui les brouillons des traités.

Il ne faut au roi que quelques semaines pour comprendre que la jeune femme sera bien plus utile au royaume que l'ennuyeux scribe qui a été recruté et que ses idées fraiches et logiques apporteront davantage de confort et de paix aux sujets de Camelot que les discours creux et pompeux de ses ministres.

A partir de là, un siège est assignée à Guenièvre à la Table Ronde, au grand dam du conseil et pour la plus grande fierté de Merlin.

Gaius se contente d'un sourire en coin, pliant son sourcil broussailleux. Il se fait vieux, lui aussi, garde souvent ses pieds au chaud sous une couverture et boit des tisanes à petites gorgées, prétendant qu'il n'est plus bon à grand' chose.

Le médecin qui le seconde et le remplacera un jour a établi ses quartiers dans l'aile Est et se plaint souvent que les chevaliers n'ont pas le réflexe de venir le voir quand ils sont blessés à l'entraînement ou lors d'une escarmouche avec des bandits.

Numéro Quatre – que de plus en plus de gens appellent Derian, maintenant – accompagne Merlin dans les bois quand celui-ci va y chercher des herbes et le ramène parfois sur son dos, quand le jeune homme accepte d'admettre que sa jambe lui fait mal. Les longues enjambées solides du géant ne ralentissent pas sous le poids si léger et ses yeux sombres pétillent de vie tout en écoutant les chansons et les réflexions naïves de son ami.

Gwaine s'est remis à donner des leçons d'escrime à Merlin et Sir Léon surveille cela de près. Ils sont aussi ceux qui lui apprennent à se raser quand un fin duvet noir commence enfin à pousser sur son menton – Arthur trouve hautement ridicule que deux barbus enseignent à son serviteur quasiment imberbe comment manier la lame.

De nouveau, les feuilles mortes virevoltent au vent et Samhain revient avec son cortège de citrouilles et de souvenirs. L'hiver lui succède et dessine des arabesques cristallisées sur les fenêtres, accrochant de petites perles de glace sous les toits.

Perceval a fabriqué un petit chariot en bois dans lequel on charge des pommes et que la petite Albion, vêtue de fourrures blanches et rouges comme un farfadet, tire derrière elle au bout d'une ficelle. Les chats de Merlin la poursuivent quand elle court en rond et la font éclater de rire.

Elle a beaucoup de caractère et son mot préféré est celui de tous les enfants de son âge : "non". Arthur croit qu'elle copie l'habitude qu'a son serviteur de lui tenir tête, mais la Dolma n'est pas dupe. La nourrice est probablement la seule qui comprend ce que baragouine l'enfant à longueur de journée, mais Merlin et Guenièvre sont persuadés qu'ils n'ont pas besoin de traduction.

Le roi ne se lasse pas d'entendre les deux syllabes qui sont suffisamment claires pour ne pas déclencher de polémiques.

Pa-pa.

Cet été-là, les bâtisseurs de Camelot commencent la construction d'un immense cor de pierre en forme de dragon, qui servira à prévenir toute la contrée en cas d'attaque. Arthur compte également aménager des salles sous le château pour y rassembler toute la population des terres avoisinantes en cas de menace ou de siège.

Pour les trois ans de la princesse, le roi lui offre un poney et passe l'hiver à lui apprendre à monter dans la cour tapissée d'une épaisse couche de neige. Le pâle soleil joue dans leurs cheveux blonds, étincelant sur les boucles d'argent de leurs capes, et tout le monde tombe d'accord sur le fait qu'ils ont bien la même bouche et la même paire de sourcils.

Lorsque le printemps revient, des cadeaux affluent et des propositions de mariage pour le père comme pour la fille se mettent à arriver de toutes parts. Arthur les renvoie sèchement ou les ignore, malgré la pression des conseillers.

Il n'est pas question de s'allier dix ou vingt ans en avance avec des seigneurs qu'il connait à peine et puis il n'a pas oublié Mithian.

Albion est à l'âge où l'on commence à poser des questions. Elle joue beaucoup avec les filles de Léon et ne comprend pas très bien pourquoi celles-ci ont une maman et pas elle.

Merlin essaie de lui expliquer que sa mère est partie à Avalon avec Freya, mais la fillette ne comprend pas pourquoi elle ne revient pas de ce voyage, alors.

Arthur l'emmène dans le jardin de roses et lui raconte des histoires sur Mithian, dont l'enfant ne se lasse jamais : la belle et douce reine est une héroïne qui la fait rêver.

Mais à la fin de la journée, quand elle se blottit dans les bras de la Dolma avant d'aller au lit, Albion demande parfois d'un ton ensommeillé si Guenièvre ne pourrait pas devenir sa maman.

 

oOoOoOo

 

Pour le trente-deuxième anniversaire du roi, Camelot se pare de guirlandes de fleurs qui embaument à tous les coins de rue, de drapeaux et de bannières colorées, de lanternes et de chansons. Les nobles s'habillent de vêtements chamarrés, les paysannes tressent des pâquerettes dans leurs cheveux, les carreaux brillent, les cuisines répandent des fumets délicieux, des rires éclosent de partout, mêlés aux tambours et au son des vielles.

Le vin coule à flots et Gwaine est partout pour flirter, passant une main négligente dans ses cheveux bruns ondulés, sourire charmeur aux belles dents offert à toutes les filles de vingt ans.

De longues tables ont été disposées dans la cour d'honneur, recouvertes de nappes blanches et d'une profusion de nourriture. Les serviteurs passent d'un pas dansant entre les rondes qui se forment et s'entrelacent.

Le roi est assis sur une grande chaise au haut dossier et frappe des mains en rythme, riant à la joie de ses sujets.

Gaius l'observe avec affection, tout en bavardant avec la Dolma dont le pied s'agite sous sa longue robe noire jusqu'à ce que Numéro Quatre vienne l'inviter. Le visage laid de la nourrice s'embellit d'un sourire ravi et elle se laisse entraîner, laissant le vieux médecin siroter son verre en solitaire.

Perceval a l'air tout emprunté, rouge et heureux, avec à son bras une jouvencelle blonde si petite qu'on croirait voir une pince à linge sur une branche de chêne.

Sir Léon n'ose pas faire danser sa femme qui est de nouveau enceinte – on espère que ce sera un garçon, cette fois – et se contente de rire aux pas maladroits de ses deux filles.

Guenièvre, ses longs cheveux frisés et sombres piquetés de minuscules étoiles d'un jaune vif, s'approche du roi et se penche pour se faire entendre.

- Avez-vous vu Merlin, Sire ?

- Il est là-bas, répond Arthur en haussant la voix et en indiquant son serviteur d'un geste de la tête. "En train de conter fleurette à la princesse, comme d'habitude. Gwaine a une très mauvaise influence sur lui ! Et dire que la réputation des chevaliers de Camelot repose en grande partie sur les épaules de ce pilier de taverne…"

Quelqu'un passe à côté d'eux et bouscule la jeune femme qui se rattrape sur l'accoudoir du fauteuil juste à temps pour ne pas tomber. Ses manches amples se froissent sur le genou du roi, son menton lui frôle le front. Elle se redresse vivement, jette un coup d'œil derrière elle en s'empourprant, puis fait une petite révérence.

- Excusez-moi, Votre Altesse.

- Il n'y a pas de mal, répond Arthur en adressant un coup d'œil exaspéré à Gwaine qui n'était pas loin et a provoqué cet accident en guise de réponse à la taquinerie habituelle.

Guenièvre lisse un pli sur le devant de sa robe blanche brodée d'abeilles et répond au signe de la main que lui adresse la petite princesse qui sautille dans la ronde avec Merlin.

- Ils sont trop mignons… sourit-elle.

Arthur acquiesce, calant son menton sur son poing, le coude sur l'accoudoir.

Le serviteur grand et maigre boitille en se dandinant en rythme avec la musique, ses yeux du même cobalt que sa tunique brillants de joie sous ses cheveux noirs emmêlés, ses oreilles décollées et ses pommettes anguleuses lui donnant dix ans de moins que les vingt-huit hivers qu'il a fêté quelques mois plus tôt. Il fait tourner devant lui la princesse de presque quatre ans qui rit aux éclats, innocente et heureuse. Sa robe de percale bleue tournoie autour d'elle et la lumière des torches nimbe les boucles blondes soyeuses qui volètent autour de ses joues rondes, accrochant des étoiles dans ses yeux d'ambre aux longs cils sombres.

- N'allez-vous pas danser avec elle ? demande Guenièvre, attendrie.

Le roi lâche un petit rire.

- Je ne crois pas que le cavalier cèderait sa place.

Il n'ajoute pas qu'il espère que les deux se fatigueront en même temps et que Merlin ne forcera pas trop sur sa jambe.

Il relève les yeux et une moue amusée s'installe sur son visage en voyant que la jeune femme suit le rythme sans s'en apercevoir.

- Guenièvre ?

- Oui, Sire ? répond-t-elle distraitement.

Il se lève et lui tend la main.

- Viens.

Elle hésite, jette un coup d'œil autour d'elle, tortillant le pli de sa robe. Arthur se penche vers elle.

- On a le droit de rire, chuchote-t-il doucement. "C'est toi qui me l'a appris."

Elle cligne des cils pour refouler les larmes qui lui montent aux yeux et sourit au roi.

- Merci, dit-elle en faisant la révérence.

Ils s'incrustent dans la ronde et les gens ne ralentissent pas, lançant de grands sourires au roi qu'ils aiment pour cette simplicité qu'il sait partager avec eux.

Guenièvre est un peu raide au début, puis elle se met à sourire, penchant la tête de côté, et se laisse emporter par la danse, plongeant ses yeux noisette dans les yeux de lin. Leurs doigts se croisent et s'effleurent, il rit en se trompant dans les pas, elle glousse en lui faisant de gros yeux.

Il y a si longtemps qu'ils se connaissent, qu'ils sont amis, qu'ils se soutiennent mutuellement.

Merlin et Albion les regardent en se tenant par la main. La petite fille admire la robe de soie qui tourbillonne gracieusement et le jeune homme se gratte la nuque, un peu intrigué.

Quand la musique s'arrête, Albion se faufile entre les danseurs et court vers Guenièvre. La jeune femme a juste le temps de se pencher pour ouvrir les bras avant qu'elle ne lui saute au cou.

Arthur contemple Guenièvre qui sourit avec amour, nichant sa joue de satin caramel contre la joue de porcelaine de la princesse qui glousse de plaisir.

Et soudain il sait, avec certitude, ce qu'il doit faire.

Alors le lendemain, lorsque Guenièvre se présente avec les documents du jour, il la fait asseoir et le lui explique.

Elle y réfléchit pendant longtemps, en parle avec Gaius et la Dolma, et même avec Geoffroy de Montmouth qui curieusement semble tout de suite convaincu du bien-fondé de cette décision.

A l'automne, elle donne sa réponse et lors des festivités de Yule à la fin de l'année, dans le château enneigé décoré de houx et de gui, habillée d'une robe violine et dorée qui chatoie à la lumière des bougies, elle épouse Arthur et devient reine de Camelot.

Lorsqu'elle s'assoit sur le trône et que les vivats résonnent, Albion s'approche d'elle avec un bouquet de roses cueillies dans le jardin sur la terrasse et lui fait une grande révérence. Puis elle grimpe sur les genoux de Guenièvre et lui plante un gros baiser sur la joue.

- Je vous aime, maman, chuchote-t-elle.

Guenièvre respire le parfum des roses et sourit en retenant ses larmes, serrant contre elle la petite fille vêtue de velours cramoisie qui est le symbole de leur rêve à tous.

Ce soir-là dans la chambre royale, quand ils se retrouvent seuls l'un en face de l'autre, Arthur et Guenièvre ferment tous les deux les yeux et murmurent en même temps qu'ils sont désolés.

Puis leurs lèvres s'unissent pour sceller leur alliance.

Il faudra du temps pour que leur amitié faite de confiance et de respect se change en un amour profond, au fil des jours puis des années, mais ils ne tardent pas à constater à quel point ils sont efficaces lorsqu'ils travaillent ensemble sur un pied d'égalité.

Arthur est la force, Guenièvre la sagesse. Il a l'assurance de la royauté, elle connait la vie du plus humble des sujets. Il n'a pas peur de foncer dans le tas, elle sait gérer les conséquences.

Aucun ennemi ne peut tenir devant eux.

Les conseillers ont râlé, certains ont démissionné et quelques royaumes ont envoyé des lettres pour se plaindre de cette union peu convenable, mais Camelot dans l'ensemble approuve le choix du roi.

Merlin ne s'en doute pas, mais il est leur inspiration à tous les deux.

Le temps file sans les attendre.

Léon a une troisième fille, Perceval se marie et Albion grandit.

Deux ans encore s'écoulent.

Deux longs hivers passés près de la cheminée dans laquelle brûle un grand feu clair, à écouter la Dolma raconter à sa façon théâtrale des histoires de fées et de légendes, tandis que Gaius somnole dans le fauteuil à bascule. A faire des batailles de boule de neige avec les chevaliers et à jouer à cache-cache dans la bibliothèque royale. A boire du vin chaud aux épices dans les cuisines jusqu'à en avoir les joues bouillantes et à déguster des croquants au miel.

Deux étés à courir derrière les grenouilles à la pleine lune avec Sir Léon et ses filles, à galoper à cheval le long des routes de Camelot, à faire la sieste dans les champs avec Gwaine et à se réveiller les cheveux pleins de tiges de foin. A regarder les étoiles avec Perceval et à lancer des pièces dans des puits sombres et frais pour faire des vœux. A s'accrocher des cerises aux oreilles et à introduire des criquets et des sauterelles dans la salle du conseil par la porte entrouverte, en risquant d'être découverts par le roi.

Deux printemps à apprendre à coudre et à broder avec Guenièvre dans la chambre ensoleillée pendant que Merlin polit l'armure d'Arthur. A aller chercher des herbes avec Derian dans le sous-bois qui bruisse d'insectes pressés et à tacher le bout de leurs nez en le plongeant dans les corolles gorgées de pollen sucré. A s'essayer au combat pendant l'entrainement avec une petite dague émoussée et à accompagner son père lors des audiences sous le chêne centenaire.

Deux automnes à cueillir des champignons avec Georges, à faire des bouquets de feuilles aux tons orangés, à patauger dans les flaques, à commencer à apprendre à lire avec Geoffroy de Montmouth. A aller rencontrer les pauvres dans la ville basse et à découvrir que la vie n'est pas la même pour tous. A allumer les bougies de Samhain partout dans le château et à mettre une robe noire le soir de la fête, à serrer très fort les mains de ses parents pendant le toast portés à ceux qui sont partis.

Puis, l'année des six ans d'Albion, Arthur prend une grande décision.

Le royaume est en paix depuis longtemps et chaque nouveau traité renforce les alliances.

Odin lui-même finira par se rendre à l'évidence et se rallier à eux.

Et pour montrer qu'il est disposé à la réconciliation, le roi envoie des émissaires du côté des Grandes Mers de Meredor, au château de son oncle Agravaine.

Ils sont porteurs d'une lettre qui pardonne à Morgane et lui propose de revenir vivre à Camelot.

 

 

A SUIVRE...

 

 


Listelia  (29.07.2015 à 21:24)

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