Un petit repas de famille
S’il existait une chose que le château craignait davantage que les humeurs instables du roi, c’était les repas familiaux.
Au petit jeu des chaises explosées et de la vaisselle cassée, la famille royale dominait d’une main de maitre.
Remarquez, ce n’est pas comme si le personnel n’y était pas habitué, depuis le temps.
Quinze ans, bientôt, que cela durait.
A force, on s’y faisait.
Mais bon, ce n’était jamais agréable.
Le repas d’aujourd’hui avait commencé dans un calme relatif, chacun s’ignorant pour mieux dévorer son repas. La trêve n’était certainement que temporaire, chacun le savait bien, et c’est pourquoi tout le monde en profitait, du maximum qu’il pouvait.
- Qu’est-ce que c’est que cela ? s’exclama Séli en voyant apparaitre un immense plat composé de saucissons empilés.
- Ah oui, non, c’est moi, j’ai zappé de vous dire, c’est le Seigneur Krodoc, il m’a proposé du saucisson ! répondit Yvain, un sourire guilleret au visage.
Cette déclaration lui valut une série de regards du reste de la tablée, alternant entre joyeux, ahuris et irrités.
- Oh, bah c’est tellement gentil de votre part, dites donc ! C’est pas souvent que vous faites ça ! Merci !
- Krodoc ? Vous voulez dire, Karadoc ? C’est pas possible, même pas foutu de retenir le nom d’un de ses collègues..
- Vous auriez pu prévenir, j’aurai pas bouffé autant de fromages ! Oh bah non, quoi, mais je vais pas pouvoir profiter, il fait chier, ce petit con..
- Est-ce que cela veut dire que vous avez mis les pieds dans ma cuisine ?!
- Héééééééé ! Mais merde, quoi, je voulais juste être cool.. Putain, vous faites chier, marmonna le jeune homme, son expression piteuse alors qu’il fixait son assiette.
Un silence gêné suivit, avant qu’Arthur ne commente, ennuyé :
- Ben non merde, mais je suis désolé, mais là vous nous prenez un peu de court,
Yvain lui lança un regard noir.
- Ben ouais.. C’est l’idée, quoi..
- Ouais, bon.. On va pas commencer, hein.. On aurait juste aimé être au courant, quoi..
- Surtout si vous foutez les pieds dans ma cuisine !
- Oui, bon, belle-maman, ça va, on a compris, il y a pas foutu le feu, non plus..
- Avec un débile pareil on sait jamais ! En plus, si on le laisse faire, il va commencer à se faire des réserves dans sa chambre, et après, y aura plus moyen de l’en faire sortir !
- Oh, mais vous pouvez pas arrêter, là, tous ! Ça va, oui ! Il voulait juste faire une surprise ! Pas besoin d’être si méchants ! s’exclama soudainement Guenièvre, furieuse.
Cela eut le mérite de faire tomber un silence brusque, suivi de nouveaux regards gênés, avant que chacun ne fixe le pauvre Yvain, occupé à broyer du noir face à son assiette.
- Du coup, je reprends, ou.. marmonna la pauvre servante, en se tordant les mains.
- Ah non non, laissez, laissez.. Merci, vous pouvez y aller..
- Vous êtes sûr ? Parce que je peux..
- Non, non, filez, je vous dis, allez, ouste.. Bon, bah, y a plus qu’à, hein..
- Super, quoi, la surprise, allo.. Putain, essayer d’être sympa, tu parles.. J’le referai pas..
- Oh, bah non, hé, commencez pas..
- Non mais merde quoi ! Je voulais être cool et je me fais cracher dessus comme une merde, là !
- Commencez pas à nous parler ainsi, oh ! s’exclama sa mère, outrée.
- Ben quoi ? C’est pas vrai ? Vous m’avez pas gueulé dessus comme une merde, là ? Ah putain, c’est vraiment la merde, beau-frère du roi..
- Beau-frère .. Ah oui merde, beau-frère, pesta Arthur en se frappant le front de sa main. Purée, oui, non, je suis désolé, j’avais encore oublié..
- Ah bah pas moi..
- Bon, vous allez cesser de vous plaindre, là, on a compris, ça va, grogna son père.
- Tocard…
- OH ! Ma main dans la gueule, vous allez vous la prendre, vous allez vous en souvenir !
- Aaaaaaaaaaaaah, les repas en famille … Un bon saucisson à partager, quelques bonnes blagues, une petite tarte pour finir le repas.. Le bonheur.. Oh bah quoi, hé, c’est pas vrai ? ironisa Arthur, lorsque le reste de la tablée le fixa, outré.
- Si vous êtes pas content, personne vous oblige à manger avec nous, hein, grogna Séli.
Arthur haussa un sourcil, et la pointa de son couteau, en même temps qu’il attaquait un morceau de saucisson.
- Mais tout à fait ! Enfin une bonne idée qui sort de votre cerveau de poule ! A partir de demain, je mangerai tout seul ! Et vous irez quémander à béqueter auprès de la cuisine si ça vous chante, j’en ai rien à foutre !
- Oui, non, mais, hé oh, faut pas tout prendre au pied de la lettre, hé, tenta d’intervenir Léodagan, soudainement inquiet face à la tournure des choses. Non non, ça part en live, là, alors on va se calmer, on va souffler.. On va manger du saucisson, tout ça… Valaaaa.. Tout va bieeeen…
*-*
- Putain, mais c’est une tuerie, ce truc. Où est-ce qu’il a trouvé ça, ce con ?
- Je dois admettre, c’est franchement pas mauvais, confirma Léodagan en attaquant à pleines dents son saucisson. C’est des noix à l’intérieur ?
- Ah je sais pas, moi j’en ai un au poivre..
- Oh, ben moi c’est à l’ail, c’est troooop bon ! s’enthousiasma Guenièvre.
- Bon, vous savez quoi, s’exclama Séli en se tournant vers Yvain. Pour une fois, vous aviez raison. C’est délicieux.
Son fils la fixa, ahuri, avant de porter soudainement la main à son cœur, son visage blanc.
- Oh, bah non, merde, pesta son père en le rattrapant par le cou. Pas de ça ici hein, sérieux, on mange.. Putain, fallait que vous l’ouvriez, vous !
- J’y peux rien si c’est un faible, grogna Séli alors que Guenièvre fixait son frère, horrifiée. Quelques mots et hop, y a plus personne !
Face à eux, le chevalier au lion tentait en vain de respirer, ses yeux exorbités.
- Yvain ? intervint Arthur en se levant brusquement, avant de faire le tour de la table. Putain, mais c’est quoi cette idée de le complimenter, aussi.. Il va nous faire une crise cardiaque, là ! Hé, oh ! Petit con ! Vous crevez pas sur ma table, hein ? Oh ! Douillet ! Abruti ! Vous m’écoutez ? Z’êtes nul ! Zéro ! C’est la cata ! Rien ne va !
Guenièvre le fixa, outrée, mais sa protestation mourut sur ses lèvres lorsque la respiration de son frère se détendit lentement, ses yeux se fermant sous le choc.
- Valaaaa… C’est bien.. Tout va bien.. On respire leeeeeeeentement.. Hop… Tranquille.. Allez, reprenez une petite tranche de saucisson, vala.. Beau-père, à boire, allez on se bouge.. Putain, je vous jure que vous, grogna-t-il à l’intention de Séli, qui ouvrit la bouche, furieuse, pour être stoppée par la main brusque de son mari sur ses lèvres.
- Vous ouvrez votre gueule, je vous démonte moi-même. Oy, hurla-t-il en se recevant un coup de poing monumental dans le nez.
- Vous m’avez prise pour quoi, une Romaine ? Personne me fait taire, mon petit père !
- Ben je peux vous dire que vous allez la fermer, oui, siffla Arthur, alors que Guenièvre s’était levée pour tamponner le front de son frère avec sa serviette. Et si vous le faites pas dans la seconde, je vous fous dehors, vous, votre mari, et votre débile de fils !
- Hé oh ! M’y mêlez pas, j’y suis pour rien si elle est conne ! Bon, il va bien, lui ? Ça va, on peut recommencer à manger ?
- Père ! Un peu de gentillesse ! Il est sous le choc, protesta Guenièvre.
- Sous le choc, sous le choc.. J’vais lui en foutre, moi, des chocs..
- Waaaaaaaw. Le groupe tourna la tête vers Yvain, qui avait marmonné, les yeux clos. La vacheeeeeeee.. J’ai volééééé.. C’était tout blanc, et après tout noir, et puis plein de couleurs, et y avait un vieux gars tout en blanc..
*-*
- Non mais je dois admettre, c’est une tuerie… Faudrait quand même savoir où il se fournit, ce con, ça hausserait le niveau de la bouffe, parfois.
- Dites tout de suite que la cuisine vous convient pas !
- C’est pas qu’elle me convient pas, mais enfin putain, vous pouvez bien admettre que son saucisson, c’est du délire !
- Père a raison, il est excellent.
- Ouais, bon, vous goinfrez pas trop non plus, hein, s’alarma Arthur en voyant sa femme dévorer l’immense plat. Après, vous allez encore vous plaindre de plus rentrer dans vos robes. Quoi, c’est pas vrai ? … merde, j’ai dit, une connerie, c’est ça ?
- Aaaaaaaaaaaaaaah, les repas en famille, ironisa Léodagan, en tranchant brutalement son saucisson en deux. Les discussions tendres, les petits cadeaux, les poings dans la gueule qui se perdent.. Je vous jure, il se passerait rien, ça me manquerait.
